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qui venaient de toutes parts le consulter sur des maladies singulières, rebelles à la médecine, commune, et quelquefois même, par un excès de confiance, sur des maux ou incurables, ou qui n'étaient pas dignes du voyage. J'ai ouï dire que le pape Benoît XIII le fit consulter.

Après cela, on ne sera pas surpris que des souverains qui se trouvaient en Hollande, tels que le czar Pierre Ier, et le duc de Lorraine, aujourd'hui grand-duc de Toscane, l'aient honoré de leurs visites. Dans ces occasions, c'est le public qui entraîne ses maîtres, et les force à se joindre à lui.

En 1731, l'académie des sciences choisit Boerhaave pour être l'un de ses associés étrangers, et quelque temps après il fut aussi membre de la société royale de Londres. Nous pourrions peutêtre nous glorifier un peu de l'avoir prévenue, quoique la France eût moins de liaison avec lui que l'Angleterre.

Il se partagea également entre les deux compagnies, en envoyant à chacune la moitié de la relation d'un grand travail (1), suivi nuit et jour et sans interruption pendant quinze ans entiers sur un même feu, d'où il résultait que le mercure était incapable de recevoir aucune vraie altération, ni par conséquent de se changer en aucun autre métal. Cette opération ne convenait qu'à un chymiste fort intelligent et fort patient, et en même temps fort aisé. Il ne plaignit pas la dépense pour empêcher, s'il était possible, celles où l'on est si souvent et si malheureusement engagé par les alchymistes.

Sa vie était extrêmement laborieuse, et son tempérament, quoique fort et robuste, y succomba. Il ne laissait pas de faire de l'exercice, soit à pied, soit à cheval; et quand il ne pouvait sortir de chez lui, il jouait de la guitarre, divertissement plus propre que tout autre à succéder aux occupations sérieuses et tristes, mais qui demande une certaine douceur d'ame que les gens livrés à ces sortes d'occupations n'ont pas, ou ne conservent pas toujours. Il eut trois grandes et cruelles maladies, l'une en 1722, l'autre en 1727; et enfin la dernière qui l'emporta le 23 septembre 1738.

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Schultens, qui le vit en particulier trois semaines avant sa mort, atteste qu'il le trouva au milieu de ses mortelles souffrances dans tous les sentimens, non-seulement de soumission mais d'amour pour tout ce qui lui venait de la main de Dieu, Avec un pareil fonds il est aisé de juger que ses mœurs avaient toujours été très-pures. Il se mettait volontiers en la place des autres, ce qui produit l'équité et l'indulgence; et il mettait volontiers aussi les autres en sa place, ce qui prévient ou réprime (1) Voyez l'Hist. de 1734, p. 55 et suiv.

l'orgueil. Il désarmait la médisance et la satire en les négligeant ; il en comparait les traits à ces étincelles qui s'élancent d'un grand feu, et s'éteignent aussitôt quand on ne souffle pas dessus.

Il a laissé un bien très-considérable, et dont on est surpris quand on songe qu'il n'a été acquis que par les moyens les plus légitimes. Il s'agit peut-être de plus de deux millions de florins, c'est-à-dire, de quatre millions de notre monnaie. Et qu'auraient pu faire de mieux ceux qui n'ont jamais rejeté aucun moyen, et qui sont partis du même point que lui? Il a joui long-temps de trois chaires de professeur; tous ses cours particuliers produisaient beaucoup; les consultations, qui lui venaient de toutes parts, étaient payées sans qu'il l'exigeât, et sur le pied de l'importance des personnes dont elles venaient, et sur celui de sa réputation. D'ailleurs, la vie simple dont il avait pris l'habitude, et qu'il ne pouvait ni ne devait quitter, nul goût pour des dépenses de vanité et d'ostentation, nulle fantaisie, ce sont encore là de grands fonds; et tout cela mis ensemble, on voit qu'il n'y a pas eu de sa faute à devenir si riche. Ordinairement les hommes ont une fortune proportionnée, non à leurs vastes et insatiables désirs, mais à leur médiocre mérite. Boerhaave en a eu une proportionnée à son grand mérite, et non à ses désirs très-modérés. Il a laissé une fille unique héritière de tout ce grand bien.

ÉLOGE

DE MANFREDI.

EUSTACHIO MANFREDI naquit à Bologne le 20 septembre 1674 d'Alphonse Manfredi, notaire dans cette ville, et d'Anne Fiorini. Il eut trois frères et deux sœurs.

Son esprit fut toujours au-dessus de son âge. Il fit des vers dès qu'il put savoir ce que c'était que des vers, et il n'en eut pas moins d'intelligence ou moins d'ardeur pour la philosophie. Il faisait même dans la maison paternelle de petites assemblées de jeunes philosophes, ses camarades; ils repassaient sur ce qu'on leur avait enseigné dans leur collége, s'y affermissaient, et quelquefois l'approfondissaient davantage. Il avait pris naturellement assez d'empire sur eux pour leur persuader de prolonger ainsi leurs études volontairement. Il acquit dans ces petits exercices l'habitude de bien mettre au jour ses pensées, et de les tourner selon le besoin de ceux à qui on parle.

Cette académie d'enfans, animée par le chef et par les succès, devint avec un peu de temps une académie d'hommes, qui

des premières connaissances générales s'élevèrent jusqu'à l'anatomie, jusqu'à l'optique, et enfin reconnurent d'eux-mêmes l'indispensable et agréablé nécessité de la physique expérimentale. C'est de cette origine qu'est venue l'académie des sciences de Bologne, qui se tient présentement dans le palais de l'institut; elle a pris naissance dans le même lieu que Manfredi, et elle la lui doit.

Il eût été trop heureux s'il eût pu se livrer entièrement à son goût, soit pour la poésie, soit pour la philosophie, soit pour toutes les deux ensemble, et s'il n'eût pas eu d'autres besoins à satisfaire que ceux de son esprit. Il fut obligé de s'adonner aussi au droit civil et au droit canonique, plus utiles en Italie, ét plus nécessaires que partout ailleurs. Heureusement il avait une grande vivacité de conception, et une mémoire excellente. Il faisait aisément des acquisitions nouvelles, et les conservait aussi aisément. Il fut fait docteur en l'un et l'autre droit à l'âge de dix-huit ans, presque encore enfant par rapport à ce gradelà, qu'il ne pouvait pas tenir de la faveur ni de la brigue. On se tromperait de croire que les vers qu'il faisait alors fussent pour lui un simple délassement; c'était une occupation selon son cœur, et qui le consolait de la jurisprudence.

Dans le pays où il était, l'astrologie judiciaire ne pouvait manquer de se présenter à lui, et d'attirer sa curiosité; mais elle ne le séduisit pas, et il lui eut bientôt rendu justice. Elle lui laissa seulement l'envie d'étudier la géographie, dans laquelle il devint fort habile. Il en posséda parfaitement la partie historique, qui fournissait beaucoup d'exercice, et par conséquent de plaisir à sa grande mémoire.

La gnomonique succéda à la géographie; et après que quelques sciences mathématiques, par l'étroite liaison qu'elles ont ensemble, se le furent ainsi envoyé les unes aux autres, comme de main en main, elles le conduisirent enfin toutes jusqu'à la géométrie pure, leur origine commune. Il en apprit les principes du fameux Guglielmini. Mais le moyen de s'arrêter à la géométrie même? L'algèbre est encore au-delà ; il remonta jusqu'à l'algèbre, quoique peu cultivée alors en Italie, qui a cependant été le lieu de sa naissancè, du moins pour l'Europe.

Manfredi sentit si vivement le charme des mathématiques, et s'y livra avec tant d'ardeur, qu'il en abandonna entièrement cette jurisprudence qui lui devait être si utile; mais il est vrai qu'il n'abandonna pas la poésie, si inutile pour la fortune, et peut-être plus qu'inutile. De plus, les mathématiques pouvaient plutôt s'accorder avec la jurisprudence qu'avec la poésie. Ce grand amour qu'il eut pour elle, cette préférence si marquée,

méritent que nous ne négligions pas de le considérer de ce côté-là. L'Italie moderne s'était fait un goût de poésie assez différent de celui de l'Italie ancienne. On ne se contentait plus du vrai que la nature fournit dans tous les sujets qu'on entreprend de traiter; on allait chercher de l'esprit bien loin de là, des traits ingénieux et forcés, qui coûtaient peut-être beaucoup et ne représentaient rien.

Il faut convenir que ce vrai dont il s'agit est bien loin aussi pour la plupart des gens; il ne se trouve que dans la nature' finement et délicatement observée; on ne l'aperçoit que par un sentiment exquis mais enfin c'est là ce qu'il faut apercevoir, ce qu'il faut trouver. Du reste, on s'attachait beaucoup à une certaine pompe de vers, à une harmonie, qui ont effectivement leur prix. Manfredi composa d'abord dans le ton de ceux qu'il voyait réussir, et il eut un succès des plus brillans : mais la droiture de sa raison, fortifiée peut-être par les mathématiques, ne lui permit pas d'être long-temps satisfait de lui-même; il s'aperçut contre son propre intérêt que le goût de son siècle était faux, et il eut le courage de se croire injustement applaudi. Il se rapprocha donc désormais des modèles anciens pour le fond de la composition, et conserva d'ailleurs cette magnificence de style poétique que les modernes aimaient, et à laquelle il était naturellement porté. Ce milieu, cet accommodement concilia tout, et il n'y eut qu'une voix en faveur de Manfredi. Nous parlons sur le témoignage qu'en rend Zanotti, secrétaire de l'institut de Bologne, fameux lui-même dans la poésie aussi-bien que dans les sciences.

Manfredi était un grand imitateur, non pas imitateur forcé à l'être par la nature, toujours asservi à copier quelqu'un ; mais imitateur libre et de dessin formé, qui prenait le caractère de tel poëte qu'il voulait, et ne le prenait point sans s'y rendre supérieur à son original même. Je tiens encore ceci d'un Italien, excellent connaisseur, occupé en France des fonctions les plus importantes.

Les sonnets sont beaucoup plus à la mode en Italie que chez nous. Manfredi en a fait un grand nombre, et sur toutes sortes de sujets. Il y en a de simple galanterie, d'amour passionné, de dévotion, sur les événemens des guerres d'Italie de son temps, à la louange des princes, des généraux, des grands prédicateurs, Ces sonnets ne se piquent point, comme les nôtres, de finir toujours par quelque trait frappant; il leur suffit d'être bien travaillés et riches en expressions poétiques. Dans un autre genre que nous n'avons point, et que les Italiens appellent Canzoni, Manfredi a fait un des plus beaux ouvrages qui soient jamais sortis

de l'Italie; nous ne craignons point de le dire après Zanotti. Le sujet en est une très-belle personne, Giulia Vandi, qui se fit religieuse.

Le poëte commence par dire qu'il a vu ce que des yeux mortels, toujours couverts d'un voile trop épais, ne sauraient voir, tout ce qu'il y a de céleste dans Giulia. La nature et l'amour s'étaient unis pour former sa beauté à l'envi l'un de l'autre, et ils ont été étonnés de leur propre ouvrage quand ils l'ont vu fini. L'âme choisie pour habiter ce beau corps y descend du ciel, entraînant avec elle tout ce qu'il y a de plus pur et de plus lumineux dans les différentes sphères par où elle passe. Elle ne se montre aux humains que pour leur faire voir par l'éclat dont elle brille, le lieu de son origine, et le chemin qui les y conduira. Après avoir rempli chez eux cette noble destination, elle les quitte; et tandis que tout retentit des concerts des anges qui lui applaudissent, elle s'enfonce dans une lumière immense, où elle disparaît. Au milieu de tout cela l'auteur a eu l'adresse de parler de lui, et en termes fort passionnés. Aurait-il eu de l'amour pour Giulia? On le croirait, si l'on ne connaissait chez les auteurs illustres beaucoup d'exemples d'un certain amour platonique et poétique, qui ne demande qu'une matière à dire de belles choses.

Une autre Canzone de Manfredi, où il invite des nymphes et des pasteurs à danser toute la nuit, est plus dans le goût de la simplicité antique, et même dans le nôtre; car les Français peuvent-ils s'empêcher de rapporter tout à leur goût? ce sont de petits vers qui ont un refrain, fort coupés, fort légers, fort vifs, qui semblent danser. Il y a là toute la grâce, toute la gentillesse que nous pourrions désirer dans des paroles faites pour le chant.

En voilà beaucoup sur un poëte et sur la poésie dans une académie des sciences: mais il n'était guère connu dans cette académie que comme grand mathématicien, et il importe à sa mémoire qu'il le soit aussi 'comme grand poëte. L'académie de la Crusca, dont il était en cette qualité, uniquement occupée, comme l'académie française, de sa langue et des belles-lettres, aura sans doute permis qu'on le louât chez elle sur cet autre genre dont elle ne se pique point. Si l'une des deux parties de son mérite était ignorée, il y perdrait beaucoup plus que la moitié de sa gloire; car outre les deux talens pris. séparément, il a fallu encore pour les unir un autre talent plus rare, et supérieur aux deux. Ce fut en vertu de cette union qu'il osa chanter dans ce même petit poëme qu'il fit pour Giulia, les tourbillons de Descartes, inconnus jusques-là aux muses italiennes.

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