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certaines pratiques de piété, par exemple, à ses prières du matin et du soir. Il ne prononçait jamais le nom de Dieu, même en matière de physique, sans se découvrir la tête; respect qui à la vérité peut paraître petit, mais qu'un hypocrite n'aurait pas le front d'affecter.

Après son aventure, il se résolut à n'être désormais théologien qu'autant qu'il le fallait pour être bon chrétien, et il se donna entièrement à la médecine. Il n'eut point de regret à la vie qu'il aurait menée, à ce zèle violent qu'il aurait fallu montrer pour des opinions fort douteuses et qui ne méritaient que de la tolérance, à cet esprit de parti dont il aurait dû prendre quelques apparences forcées, qui lui auraient coûté beaucoup et peu

réussi.

Il fut reçu docteur en médecine l'an 1693, âgé de vingt-cinq ans, et ne discontinua pas ses leçons de mathématique, dont il avait besoin, en attendant les malades qui ne viennent pas sitôt. Quand ils commencèrent à venir, il mit en livres tout ce qu'il pouvait épargner, et ne se crut plus à son aise que parce qu'il était plus en état de se rendre habile dans sa profession. Par la même raison qu'il se faisait peu à peu une bibliothéque, il se fit aussi un laboratoire de chymie; et quoiqu'il ne pût pas se donner un jardin, il étudia beaucoup la botanique.

si nous

Si l'on rassemble tout ce qui a été dit jusqu'ici, on sera sans doute étonné de la quantité de connaissances différentes, qui s'amassaient dans une seule tête. Que serait-ce donc, osions dire qu'il embrassa jusqu'à la jurisprudence et à la politique? Il y a des esprits à qui tout ce qui peut être su convient, et qu'une grande facilité de compréhension, une mémoire heureuse une lecture continuelle mettent en état d'apprendre tout. Peut-être ne feront-ils guère qu'apprendre, que savoir ce qui a été su par d'autres mais ils sauront eux seuls ce qui a été su par un grand nombre d'autres séparément ; et il ne leur arrivera pas, comme à ceux du caractère opposé, d'être d'un côté de grands hommes, et de l'autre des enfans.

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Sa réputation augmentait assez vite, et sa fortune fort lentement. Un seigneur qui était dans la plus intime faveur de Guillaume III, roi d'Angleterre, le sollicita par de magnifiques promesses à venir s'établir chez lui à la Haye mais le jeune médecin craignit pour sa liberté, quoique peut-être avec peu de raison, et il refusa courageusement. Les lettres, les sciences forment assez naturellement des âmes indépendantes, parce qu'elles modèrent beaucoup les désirs.

Boerhaave eut dès-lors trois amis de grande considération, Jacques Trigland, célèbre professeur en théologie, et MM. Da

niel Alphen et Jean Vanden-Berg, tous deux élevés aux premières magistratures qu'ils exerçaient avec beaucoup d'honneur.. Ils avaient presque deviné le mérite de Boerhaave, et ce fut pour eux une gloire dont ils eurent lieu dans la suite de se savoir bon gré, et pour lui un sujet de reconnaissance qu'il sentit toujours vivement. Vanden-Berg lui proposa de songer à une place de professeur en médecine dans l'université de Leyde, et l'effraya par cette proposition qu'il jugea aussitôt trop téméraire et trop ambitieuse pour lui; mais cet ami habile et zélé, qui se crut assez fort par son crédit, et encore plus par le sujet pour qui il agirait, entreprit l'affaire, et elle fut faite en 1702.

Devenu professeur public, il fit encore chez lui des cours particuliers, qui sont et plus instructifs, et plus fréquentés, et pour tout dire, plus utiles au maître. Le succès de ses leçons fut tel, que sur un bruit qui courut qu'il devait passer ailleurs, les curateurs de l'université de Leyde lui augmentèrent considérablement ses appointemens, à condition qu'il ne les quitterait point. Leur sage économie savait calculer ce qu'il valait à leur ville par le grand nombre de ses écoliers.

Les premiers pas de sa fortune une fois faits, les suivans furcnt rapides. On lui donna encore deux places de professeur, l'une en botanique, l'autre en chymie; et les honneurs qui ne sont que des honneurs, comme les rectorats, ne lui furent point épargnés.

Ses fonctions multipliées autant qu'elles pouvaient l'être, attirèrent à Leyde un concours d'étrangers qui aurait presque suffi pour enrichir la ville, et assurément les magistrats ne se repentirent point d'avoir acheté cher l'assurance de posséder toujours un pareil professeur. Tous les états de l'Europe lui fournissaient des disciples, l'Allemagne principalement, et même l'Angleterre, toute fière qu'elle est, et avec justice, de l'état florissant où les sciences sont chez elle.

Quoique le lieu où il tenait chez lui ses cours particuliers de médecine ou de chymie fût assez grand, souvent pour plus de sûreté on s'y faisait garder une place comme nous faisons ici aux spectacles qui réussissent le plus.

Il n'est pas étonnant que dans les siècles où les établissemens publics, destinés aux faibles sciences d'alors, étaient fort rares, on se soit rendu dé tous les pays de l'Europe auprès d'un docteur devenu célèbre; que quelquefois même on l'ait suivi jusques dans des solitudes, lorsqu'il était chassé des villes par la jalousie et la rage de ses rivaux. Mais aujourd'hui que tout est plein de colléges, d'universités, d'académies, de maîtres particuliers, de livres qui sont des maîtres encore plus sûrs, quel besoin a-ton de sortir de sa patrie pour étudier en quelque genre que ce

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soit? Trouvera-t-on ailleurs un maître si supérieur à ceux que l'on avait chez soi? Sera-t-on suffisamment récompensé du voyage? Il n'est guère possible d'imaginer sur ce point d'autre cause que les talens rares et particuliers d'un professeur.

Il ne sera point obligé à inventer des systèmes nouveaux ; mais il le sera à posséder parfaitement tout ce qui a été écrit sur sa science; à porter de la lumière partout où les auteurs originaux auront, selon leur coutume, laissé beaucoup d'obscurité, à rectifier leurs erreurs, toujours d'autant plus dangereuses, qu'ils sont plus estimables, enfin, à refondre toute la science, si on peut espérer, comme on le peut presque toujours, qu'elle sera plus aisée à saisir sous une forme nouvelle. C'est ce qu'a fait Boerhaave sur la chymie, dans les deux volumes in-quarto qu'il en a donnés en 1732. Quoiqu'on l'eût déjà tirée de ces ténèbres mystérieuses où elle se retranchait anciennement, et d'où elle se portait pour une science unique qui dédaignait toute communication avec les autres, il semblait qu'elle ne se rangeait pas bien encore sous les lois générales de la physique, et qu'elle prétendait conserver quelques droits et quelques priviléges particuliers. Mais Boerhaave l'a réduite à n'être qu'une simple physique claire et intelligible. Il a rassemblé toutes les lumières acquises depuis un temps, et qui étaient confusément répandues en mille endroits différens, et il en a fait, pour ainsi dire, une illumination bien ordonnée qui offre à l'esprit un magnifique spectacle.

Il faut avouer cependant que dans cette physique ou chymie si pure et si lumineuse, il y admet l'attraction; et, pour agir avec plus de franchise que l'on ne fait assez souvent sur cette matière, il reconnaît bien formellement que cette attraction n'est point du tout un principe mécanique. Peut-être la croiraiton plus supportable en chymie qu'en astronomie, à cause de ses mouvemens subits, violens, impétueux, si communs dans les opérations chymiques; mais en quelque occasion que ce soit, aura-t-on dit quelque chose, quand on aura prononcé le mot d'attraction? On l'accusé d'avoir mis dans cet ouvrage des opérations qu'il n'a point faites lui-même, et dont il s'est trop fié à ses artistes.

Outre les qualités essentielles aux grands professeurs, Boerhaave avait encore celles qui les rendent aimables à leurs disciples. Ordinairement on leur jette à la tête une certaine quantité de savoir, sans se mettre aucunement en peine de ce qui arrivera. On fait son devoir avec eux précisément et sèchement, et on est pressé d'avoir fait. Pour lui, il leur faisait sentir une envie sincère de les instruire; non-seulement il était très-exact

à leur donner tout le temps promis, mais il ne profitait point des accidens qui auraient pu légitimement lui épargner quelque leçon, il ne manquait point de la remplacer par une autre. Il s'étudiait à reconnaître les talens; il les encourageait, les aidait par des attentions particulières.

Il faisait plus; si 'ses disciples tombaient malades, il était leur médecin, et il les préférait sans hésiter aux pratiques les plus brillantes et les plus utiles. Il regardait ceux qu'il avait à instruire comme ses enfans adoptifs à qui il devait son secours ; et en les traitant, il les instruisait encore plus efficacement que jamais.

Il avait trois chaires de professeur, et les remplissait toutes trois de la même manière. Il publia, en 1707, ses Institutiones medicæ, et, en 1708, ses Aphorismi de cognoscendis et curandis morbis. Nous ne parlons que des premières éditions, qui ont toujours été suivies de plusieurs autres. Ces deux ouvrages, et principalement les institutions, sont fort estimés de ceux qui sont en droit d'en juger: il se propose d'imiter Hippocrate. A son exemple, il ne se fonde jamais que sur l'expérience bien avérée, et laisse à part tous les systèmes qui peuvent n'être que d'ingénieuses productions de l'esprit humain, désavouées par la nature. Cette sagesse est encore plus estimable aujourd'hui que du temps d'Hippocrate, où les systèmes n'étaient ni en si grand nombre, ni aussi séduisans. L'imitation d'Hippocrate paraît encore dans le style serré et nerveux de ses ouvrages. Ce ne sont en quelque sorte que des germes de vérités extrêmement réduites en petit, et qu'il faut étendre et développer, comme il le faisait par ses explications.

Pourra-t-on croire que les institutions de médecine et les aphorismes de Boerhaave aient eu un assez grand succès pour passer les bornes de la chrétienté, pour se répandre jusqu'en Turquie, pour y être traduits en arabe, et par qui? par le Mufti luimême. Les plus habiles Turcs entendent-ils donc le latin? Entendront-ils une infinité de choses qui ont rapport à notre physique, à notre anatomie, à notre chymie d'Europe, et qui en supposent la connaissance? comment sentiront-ils le mérite d'ouvrages qui ne sont à la portée que de nos savans? Malgré tout cela, Albert Schultens, très-habile dans les langues orientales, et qui, par ordre de l'université de Leyde, a fait l'oraison funèbre de Boerhaave, y a dit qu'il avait vu cette traduction arabe il y avait alors cinq ans; que l'ayant confrontée à l'original, il l'avait trouvée fidèle, et qu'elle devait être donnée à la nouvelle imprimerie de Constantinople.

Un autre fait qui regarde les institutions n'est guère moins

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singulier, quoique d'un genre très-différent. Lorsqu'il réimprimą ce livre en 1713, il mit à la tête une épître dédicatoire à Abraham Drolenyaux, sénateur et échevin de Leyde, où il le remercie très-tendrement, et dans les termes les plus vifs, de s'être privé de sa fille unique pour la lui donner en mariage. C'était au bout de trois ans que venait ce remercîment, et qu'il faisait publiquement à sa femme une déclaration d'amour.

Il avait du goût pour ces sortes de dédicaces, et il aimait mieux donner une marque flatteuse d'amitié à son égal, que de se prosterner aux pieds d'un grand, dont à peine peut-être aurait-il été aperçu. Il dédia son cours de chymie à son frère Jacques Boerhaave, pasteur d'une église, qui, destiné par leur père à la médecine, l'avait fort aidé dans toutes les opérations chymiques auxquelles il se livrait, quoique destiné à la théologie. Ils firenț ensuite entre eux un échange de destination.

Nous n'avons point encore parlé de Boerhaave comme professeur en botanique. Il eut cette place en 1709, année si funeste aux plantes par toute l'Europe, et l'on pourrait dire que du moins Leyde eut alors une espèce de dédommagement. Le nouveau professeur trouva dans le jardin public trois mille plantes; il avait doublé ce nombre dès 1720. Heureusement il avait pris de bonne heure, comme nous l'avons déjà dit, quelque habitude d'agriculture, et rien ne convenait mieux et à sa santé et à son amour pour la vie simple, que le soin d'un jardin et l'exercice corporel qu'il demandait. D'autres mains pouvaient travailler, mais elles n'eussent pas été conduites par les mêmes yeux. Il ne manqua pas de perfectionner les méthodes déjà établies pour la distribution et la nomenclature des plantes.

Après qu'il avait fini un de ses trois cours, les étrangers qui avaient pris ses leçons, sortaient de Leyde, et se dispersaient en différens pays, où ils portaient son nom et ses louanges. Chacune des trois fonctions fournissait un flot qui partait, et cela se renouvelait d'année en année. Ceux qui étaient revenus de Leyde, y en envoyaient d'autres, et souvent en plus grand nombre. On ne peut imaginer de moyen plus propre à former promptement la réputation d'un particulier, et à l'étendre de toutes parts. Les meilleurs livres sont bien lents en comparaison.

Un grand professeur en médecine et un grand médecin peuvent être deux hommes bien différens, tant il est arrêté à l'égard dẹ la nature humaine, que les choses qui paraissent les plus liées par elles-mêmes, y pourront être séparées. Boerhaave fut ces deux hommes à la fois. Il avait surtout le pronostic admirable; et pour ne parler ici que par faits, il attira à Leyde outre la foule des étudians, une autre foule presque aussi nombreuse de ceux

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