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lettres fort touchantes, et où le vrai sé faisait bien sentir. I publia sur le même ton des requêtes adressées au public autant qu'aux jugés, des mémoires où il faisait le parallèle de sa vie et de ses mœurs avec la vie et les mœurs de son accusateur ; et c'est de là que sont tirées quantité de particularités que nous avons rapportées. Toutes ces pièces sont assez bien écrites et assez bien tournées pour faire beaucoup d'honneur à quelqu'un qui aurait recherché cette gloire. Enfin le parlement termina l'affaire par un arrêt du 7 avril 1712. Saurin fut pleinement justifié, et Rousseau banni à perpétuité du royaume, et condamné à des dépens et dommages très-considérables. La France perdit un poëte dont le génie et la réputation lui firent encore de grands et de respectables protecteurs dans les pays étrangers, où il pouvait appeler de l'arrêt du parlement.

Cette interruption d'études dans la vie de Saurin, toujours fort cruelle malgré l'événement, fut aussi fort longue, et on ne voit reparaître son nom dans nos volumes annuels qu'en 1716 (1). Un ébranlement violent dure encore après que la cause en a cessé; et une âme long-temps agitée, bouleversée en quelque sorte par de vives passions, ne recouvre pas sitôt la tranquillité nécessaire pour reprendre le fil délié des spéculations mathématiques qu'elle avait entièrement perdu. Saurin les recommença par une question importante, déjà entamée par Rolle, sur la nouvelle méthode des tangentes des courbes. Il faisait voir que l'ingénieuse application qu'en avait faite Bernoulli à un sujet différent en apparence, était plus étendue que n'avait cru Bernoulli lui-même; et il en montrait aux yeux toute l'universalité par certaines colonnes de différentes grandeurs qui répondaient aux différens cas. La géométrie va jusqu'à avoir de l'agrément, quand elle donne de ces sortes de spectacles dont l'ordonnance et pour ainsi dire l'architecture plaisent à l'esprit.

Saurin traita encore cette matière en 1723 (2); et non-seulement il continuait de répondre à Rolle qu'il était à propos de poursuivre jusqu'au bout, mais il donna des éclaircissemens sur quelques autres points de la nouvelle géométrie, qui n'avaient pas été bien saisis par d'habiles gens; car ce n'a été qu'avec le temps qu'on a appris à bien manier un instrument si fin et si déficat. lei j'hésite à lui donner un témoignage public de ma reconnaissance, où l'on pourra bien croire que ma vanité aura la principale part. Il annonça à cette occasion, dans les termes les plus obligeans, un ouvrage manuscrit sur la géométrie à l'infini qu'il avait entre les mains, et qui fut imprimé quatre ans après (1) Voyez l'Hist. de 1716, p. 47 et suiv.

(2) Voyez les Mémoires, p. 222.

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en 1727. Il épuisa enfin en 1725 (1) tout ce sujet qu'il avait tant approfondi, et rectifia encore quelques idées d'un bon géomètre. Les intérêts du système des tourbillons ne lui étaient pas moins chers que ceux de la nouvelle géométrie ; mais il procédait partout de bonne foi. Il aurait bien souhaité, pour se débarrasser entièrement d'une terrible objection de Newton, que des fluides plus subtils eussent eu par eux-mêmes moins de force pour le choc mais il se convainquit malgré lui par ses propres lumières, cela n'était pas; et il en donna en 1718 (2) une démonstration si simple et si naturelle, qu'elle en marquait encore plus combien il avait eu tort. Cependant, et il le savait bien, cette difficulté même pourra être résolue d'ailleurs: d'autres aussi invincibles en apparence ont déjà été surmontées; tout commence à s'éclaircir, et il est permis de croire que l'univers Cartésien, violemment ébranlé et étrangement défiguré, se raffermira et reprendra sa forme.

que

:

On n'a eu qu'un échantillon de remarques de Saurin sur l'art de l'horlogerie (3), dont il avait entrepris un examen général. Il avait beaucoup de peine à se contenter lui-même, et par conséquent il expédiait peu, et finissait difficilement. Il n'est pas impossible qu'un peu de paresse ne se cache sous d'honnêtes apparences; mais c'est dommage qu'il ait abandonné cette entreprise qui demandait beaucoup de finesse d'esprit. Ce sont des ouvriers, mais habiles, qui conduits moins par des principes scientifiques que par des observations bien faites et des expériences bien suivies, ont formé à la longue un art si merveilleux. Il s'agit maintenant pour les savans de développer ce qu'on peut y avoir mis sans trop savoir qu'on l'y mettait, et de découvrir de la géométrie et de la mécanique où elles ne sont pas visibles pour tous les géomètres et pour tous les mécaniciens.

Nous ne nous arrêterons plus sur quelques morceaux de géométrie, presque tous dans le goût de recherches fines, que Saurin a semés dans nos volumes, jusqu'à ce qu'enfin il demanda et obtint la vétérance en 1731. Il commençait à ressentir les infirmités de l'âge avancé; il devenait sujet à de fréquens accès de fièvre, qui paraissaient venir de son naturel toujours ardent. Le temps de son repos fut occupé tantôt par des consultations qu'on lui faisait d'ouvrages importans, auxquelles il avait le loisir de se prêter; tantôt par de simples lectures dont il laissait le choix à son goût seul, et, si l'on veut, aux caprices de son goût. Pousserons-nous assez loin la sincérité que nous nous sommes (1) Voyez les Mémoires, p. 238.

(2) Voyez les Mémoires, p. 191.
(3) Voy. l'Hist. de 1720, pag. 106 et suiv.

toujours prescrite, pour oser dire ici qu'il lisait jusqu'à des romans, et y prenait beaucoup de plaisir ? Cependant, si l'on y fait réflexion, on trouvera que cette lecture frivole peut assez accommoder les deux extrémités de la vie ; la jeunesse infiniment moins touchée du simple vrai que d'un merveilleux toujours passionné; la vieillesse, qui devenue moins sensible au vrai, assez souvent douteux ou peu utile, a besoin d'être réveillée par le merveilleux.

Saurin mourut d'une fièvre léthargique le 29 décembre 1737. Son caractère est déjà presque entièrement représenté dans ce qui a été dit; d'un côté un esprit élevé, lumineux, qui pensait en grand, et ajoutait du sien à toutes les lumières acquises, un grand talent pour toutes les opérations d'esprit et qui n'attendait que son choix pour se déterminer entre elles; d'un autre côté, du courage, de la vigueur d'âme, qui devaient rendre aussi les passions plus difficiles à maîtriser. Il avait cette noble fierté qui rend impraticables les voies de la fortune, qui sied si bien et est si nuisible, et qui par conséquent n'est guère permise qu'à un homme isolé dont la conduite ne tire à conséquence que pour lui. La famille de Saurin a recueilli après sa mort quelque fruit de son nom et de son mérite: mais elle l'aurait peut-être manqué sous un ministre moins persuadé de l'espèce de droit qu'elle avait, et moins sensible à la manière ingénieuse dont il fut appuyé par le fils du défunt. Les soins de Saurin vivant auraient dû naturellement avoir des effets plus considérables. Il ne cherchait pas à se faire beaucoup de liaisons, et jusqu'à sa forme de vie tout s'y opposait; il travaillait toute la nuit, et dormait le jour. Ses principaux amis ont été M. de Meaux, M. de l'Hôpital, le P. Malebranche; on y peut joindre la Motte, digne d'entrer dans une liste si noble et si courte.

ÉLOGE

DE BOERHAAVE.

HERMAN BOERHAAVE naquit le dernier de décembre 1668 à Noorhout, près de Leyde, de Jacques Boerhaave, pasteur de ce petit village, et d'Agar Paalder. Sa famille était originaire de Flandres, anciennement établie à Leyde, et d'une fortune très-médiocre. Dès l'âge de cinq ans il perdit sa mère, qui laissait encore trois autres enfans. Un an après, le père se remaria, et six nouveaux enfans augmentèrent sa famille. Heureux les pays où le luxe et des mœurs trop délicates n'en font point craindre le nombre! Il arriva encore une chose qui serait assez

rare dans d'autres pays et dans d'autres mœurs; la seconde femme devint la mère commune de tous les enfans de son mari, également occupée de tous, tendrement aimée de tous.

Le père, et par un amour naturel, et par une économie nécessaire, était le précepteur des garçons aussi long-temps qu'il pouvait l'être. Il reconnut bientôt dans Herman des dispositions excellentes, et il le destina à remplir une place comme la sienne. Son ambition ne prenait pas un plus grand vol. Il lui avait déjà apris à l'âge de onze ans beaucoup de latin, de grec, de belleslettres; et dans le même temps qu'il lui formait l'esprit, il avait soin de lui fortifier le corps par quelque exercice modéré d'agriculture; car il fallait que la bonne éducation ne coûtât pas.

Cependant vers l'âge de quatorze ans le jeune Boerhaave fut attaqué d'un ulcère malin à la cuisse gauche; il fut tourmenté, pendant près de quatre ans et du mal et des remèdes : enfin, après avoir épuisé tout l'art des médecins et des chirurgiens, il s'avisa de se faire de fréquentes fomentations avec de l'urine où il avait dissous du sel, et il se guérit lui-même; présage, si l'on veut, de l'avenir qui l'attendait.

Cette longue maladie ne nuisit presque pas au cours de ses études. Il avait pour son goût naturel trop d'envie de savoir, et it en avait trop besoin par l'état de sa fortune. Il entra à quatorze ans dans les écoles publiques de Leyde, passait rapidement d'une classe dans une plus élevée, et partout il enlevait les prix. Il n'avait que quinze ans quand la mort de son père le laissa sans secours, sans conseil, sans bien.

Quoique dans ses études il n'eût pour dernier et principal objet que la théologie, il s'était permis des écarts assez considérables vers une autre science extrêmement différente, vers la géométrie, qu'il aurait presque dû ne connaître que de nom. Peut-être certains esprits faits pour le vrai savent-ils par une espèce d'instinct, qu'il doit y avoir une géométrie qui sera quelque chose de bien satisfaisant pour eux: mais enfin, Boerhaave se sentit forcé à s'y appliquer, sans aucune autre raison que celle du charme invincible qui l'attirait. Heureusement ce fut là pour lui, après la mort de son père, une ressource qu'il n'avait pas prévue. Il trouva moyen de subsister à Leyde, et d'y continuer ses études de théologie, en enseignant les mathématiques à de jeunes gens de condition.

D'un autre côté, la maladie dont il s'était guéri lui fit faire des réflexions sur l'utilité de la médecine, et il entreprit d'étudier les principaux auteurs dans ce genre, à commencer par Hippocrate, pour qui il prit une admiration vive et passionnée. Il ne suivit point les professeurs publics, il prit seulement quelques

unes des leçons du fameux Drelincourt; mais il s'attacha aux dissections publiques., et en fit souvent d'animaux en son particulier. Il n'avait besoin que d'apprendre des faits qui ne se devinent point, et qu'on ne sait qu'imparfaitement sur le rapport d'autrui; tout le reste il se l'apprenait lui-même en lisant.

Sa théologie ne laissait pas d'avancer, et cette théologie c'était le grec, l'hébreu, le chaldéen, la critique de l'ancien et du nouveau testament, les anciens auteurs ecclésiastiques, les commentateurs modernes. Comme on le connaissait capable de beaucoup de choses à la fois, on lui avait conseillé d'allier la médecine à la théologie; et en effet, il leur donnait la même application, et se préparait à pouvoir remplir en même temps les deux fonctions les plus indispensablement nécessaires à la société.

Mais il faut avouer que, quoique également capable de toutes les deux, il n'y était pas également propre. Le fruit d'une vaste et profonde lecture dans les matières théologiques avait été de lui persuader que la religion très-simple au sortir, pour ainsi dire, de la bouche de Dieu, était présentement défigurée par de vaines, ou plutôt par de vicieuses subtilités philosophiques, qui n'avaient produit que des dissensions éternelles, et les plus fortes de toutes les haines. Il voulait faire un acte public sur cette question: Pourquoi le christianisme, préché autrefois par des ignorans, avait fait tant de progrès, et en faisait aujourd'hui si peu, préché par des savans? On voit assez où ce sujet, qui n'avait pas été pris au hasard, devait le conduire, et quelle cruelle satire du ministère ecclésiastique en général y était renfermée.

Pouvait-il, avec une façon de penser si singulière, exercer ce ministère tel qu'il le trouvait? Pouvait-il espérer d'amener un seul de ses collègues à son avis? N'était-il pas sûr d'une guerre générale déclarée contre lui, et d'une guerre théologique ?

Un pur accident, où il n'avait rien à se reprocher, se joignit apparemment à ces réflexions, et le détermina absolument à renoncer au ministère et à la théologie. Il voyageait dans une barque, où il prit part à une conversation qui roulait sur le Spinosisme. Un inconnu, plus orthodoxe qu'habile, attaqua si mal ce système, que Boerhaave lui demanda s'il avait lu Spinosa. Il fut obligé d'avouer que non : mais il ne pardonna pas à Boerhaave. Il n'y avait rien de plus aisé que de donner pour un zélé et ardent défenseur de Spinosa, celui qui demandait seulement que l'on connût Spinosa quand on l'attaquait; aussi le mauvais raisonneur de la barque n'y manqua-t-il pas: le public, nonseulement très-susceptible, mais avide de mauvaises impressions, le seconda bien, et en peu de temps Boerhaave fut déclaré Spinosiste. Ce Spinosiste cependant a été toute sa vie fort régulier à

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