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arrivée en 1686, dispersa dans tous les états protestans presque tous ses confrères Français, fugitifs, errans, incertains du sort qui les attendait. Mais le bonheur dont il jouissait en comparaison d'eux, ou du moins sa tranquillité, ne fut pas de longue durée.

Les questions de la prédestination et de la grâce excitent des divisions et des tempêtes parmi les protestans comme parmi nous. Ils ont comme nous deux systèmes théologiques, l'un plus dur, l'autre plus doux. Le plus dur est le plus ancien chez eux ; c'est celui de Calvin, et c'est de là que tous ses sectateurs sont partis d'abord. Mais la raison naturelle résiste trop à ce système ; et comme il faut que malgré l'extrême lenteur de son opération elle produise enfin quelque effet, elle a ramené avec le temps un grand nombre de théologiens calvinistes au système le plus doux. Les défenseurs de l'autre ont pour eux l'ancienneté, révérée dans le besoin même chez les novateurs, le nom imposant ou plutôt foudroyant de leur premier chef, et l'autorité de la magistrature assez constante à suivre ses anciennes voies. Ils ont obtenu en Suisse un formulaire absolument dans leur goût, que tous ceux qui y exercent le ministère ecclésiastique sont obligés de signer.

Les théologiens dominans, aussi durs dans la pratique qu'ils l'étaient dans leur théorie, demandèrent la signature du formulaire aux ministres Français réfugiés, dont on savait assez que le sentiment n'y était pas conforme, et dont la malheureuse situation méritait quelques ménagemens particuliers. D'abord tous les Français refusèrent de signer: mais il s'agissait de demeurer exclus de toute fonction utile, et le premier emportement de courage céda peu à peu à cette considération bien pesée; tous les jours il se détachait quelqu'un qui allait signer. Saurin ne fut pas de ce nombre; il éluda la signature par toutes les chicanes à peu près raisonnables qu'il put imaginer pour gagner du temps, résolu, quand il ne pourrait plus se défendre, à quitter une place qui était toute sa fortune, et à se retirer en Hollande. Toutes ses mesures étaient déjà prises pour cette courageuse retraite, lorsqu'un ancien ministre fort accrédité en Suisse, fort son ami, et qui ne voyait qu'avec douleur que la Suisse allait le perdre, trouva l'expédient de lui donner un certificat absolu qu'il avait droit de donner, mais sur une signature qu'on ne verrait point, conçu en des termes dont toute la délicatesse de conscience de Saurin s'accommoderait. Heureusement cet ami était d'un caractère aussi ferme et aussi vigoureux que Saurin lui-même, qui ne se fût pas livré à la conduite d'un homme dont les principes différens des siens lui auraient paru dangereux..

Il demeura donc tranquille dans son état, et ce fut pendant ce temps si convenable qu'il épousa à l'âge de 26 ou 27 ans une demoiselle de l'ancienne et noble famille de Crouzas dans le pays de Vaux, bien alliée dans toute la Suisse. Un étranger ne possédant pour tout bien qu'une cure, plus considérable à la vérité que plusieurs autres, mais au fond d'un revenu trèsmédiocre, n'était pas en droit de penser à un pareil mariage; mais son mérite personnel fut compté pour beaucoup. Les pays les plus sensés sont ceux où ce n'est pas là une si grande merveille.

Il n'était en repos que parce qu'il paraissait avoir signé le fatal formulaire. Les modifications secrètes apaisaient sa conscience, mais l'apparence d'une lâcheté blessait sa gloire ; il voulait l'honneur d'avoir eu plus de courage que les autres, et il fit quelques confidences indiscrètes de la manière dont tout s'était passé. Il prêcha même contre le sentiment théologique qu'il n'approuvait pas, et quoiqu'il eût pris des tours extrêmement adroits, on pouvait l'entendre; et l'on sait combien des ennemis ont l'intelligence fine. Il a réparé ces fautes en les racontant dans un écrit public. C'est le chef-d'œuvre de la plus sincère modestie que d'avouer de l'orgueil, et les imprudences de cet orgueil.

Un orage violent se formait contre lui; toute la protection qu'il pouvait espérer de l'alliance qu'il avait prise, ne l'aurait pas dérobé aux coups de théologiens inexorables; il le savait : mais ce n'était pas là sa plus grande peine; il était dans le fond du cœur fort ébranlé sur la religion qu'il professait. Il en avait fait toute son étude, et toujours dans le dessein de s'y affermir: mais un bon esprit n'est pas autant qu'un autre le maître de penser comme il voudrait; peut-être aussi avait-il déjà trop souffert d'une autorité ecclésiastique, qui pour n'être que purement humaine, et pour ne prétendre à rien de plus, n'en est pas moins absolue ni moins rigoureuse. Mais une femme estimable qu'il aimait, et dont il était aimé, était un nouveau lien qui l'attachait à cette religion dont il commençait à se désabuser. Quel parti prendre dans une situation si embarrassante et si cruelle?

Après bien des agitations qui n'admettaient aucun confident, bien des irrésolutions qui n'étaient ni éclairées, ni soulagées par un conseil étranger, il se détermina à passer en Hollande, sur un prétexte qui, quoique vrai, trompait sa femme qu'il laissait en Suisse. Les entretiens qu'il eut avec les plus habiles ministres de Hollande, le confirmèrent d'autant moins dans leur parti, qu'ils étaient apparemment moins précautionnés avec un confrère; et enfin il écrivit à l'illustre Bossuet, évêque de Meaux, le dessein

ou plutôt le besoin où il était de conférer avec lui sur la religion. Les sauf-conduits nécessaires, car on était alors dans la guerre qui commença en 1688, furent bientôt expédiés, toutes les difficultés du voyage aplanies. Le zèle de ce grand prélat égalait ses lumières, et en peu de temps le voilà tête à tête dans sa maison de Germini avec le jeune ministre calviniste fort instruit, plein de feu dans la dispute, nullement dressé à la politesse d'un monde qu'il n'avait pas encore vu, ne réconnaissant rien de supérieur à lui que la raison, secrètement animé encore, comme on le peut soupçonner, par la gloire de paraître à M. de Meaux une conquête digne de lui. Il se rendit à la fin, et il fit son abjuration entre les mains du vainqueur le 21 septembre 1690, âgé

de 31 ans.

Le secret lui était absolument nécessaire par rapport à sa femme: mais un malheureux hasard le fit découvrir; et dès que la nouvelle en fut portée à Berne, il est aisé de s'imaginer le cri universel qui s'éleva contre lui. De là partirent des bruits qui attaquaient violemment son honneur ; et comme ils n'ont pas été appuyés par la conduite qu'il á tenue depuis en France, on peut juger que le zèle de religion produisit alors, ainsi qu'il le fait quelquefois, ce que la religion désapprouve le plus.

Il s'agissait de tirer de Suisse madame Saurin, et, ce qui était incomparablement plus difficile, de la convertir. Le voyage de Saurin déguisé, ses entrevues secrètes avec sa femme, les reproches qu'il eut à soutenir, les larmes qu'il eut à essuyer, l'art qui lui fut nécessaire pour amener seulement la proposition du monde la plus révoltante, le refus absolu qu'on lui fit d'abord de le suivre, les combats de l'amour et du préjugé de religion qui succédèrent à ce premier refus, la victoire de l'amour, encore imparfaite cependant, et suivie de nouveaux combats, enfin une victoire entière, et la résolution désormais ferme de suivre un mari, leur départ bien concerté, la détention du mari sur la frontière, séparé alors de sa femme, détention à laquelle, par le crédit de M. de Meaux, le roi même s'intéressa; c'est ce que Saurin appelait le roman de sa vie. Il n'a pas voulu par cette raison le donner au public dans un grand détail, et nous l'abrégeons encore infiniment en parlant à l'académie des sciences.

Saurin, arrivé à Paris, eut l'honneur d'être présenté par M. de Meaux au roi, qui le reçut avec une extrême bonté, et sur le témoignage du prélat, l'honora aussitôt de ses bienfaits. C'est là où commence la partie de son histoire qui nous intéresse le plus.

Libre désormais, et tranquille dans Paris, il n'eut plus qu'à se déterminer sur le choix d'une occupation; son esprit et sa

fortune en avaient également besoin. Il délibéra entre la géomé trie et la jurisprudence; la géométrie l'emporta. Il sortait d'une théologie toute contentieuse; il serait tombé dans la jurispru dence, qui l'est encore davantage. Il conçut qu'en se donnant à la géométrie, il habiterait une région où la vérité est moins sujette à se couvrir des nuages, et où sa raison, trop long-temps agitée, jouirait avec sûreté d'un certain repos. De plus, il avait l'esprit naturellement géométrique, et il eût été géomètre jusques dans le barreau.

Dès l'an 1703, c'est-à-dire après douze ans tout au plus d'application aux mathématiques, il s'y trouva assez fort pour oser défendre le système des tourbillons de Descartes contre une ob-jection de l'illustre Huyghens, sous laquelle tous les cartésiens avaient succombé, et qu'ils avaient le plaisir de voir souvent répétée comme victorieuse. Huyghens avait prouvé que, selon Descartes, les corps pesans auraient dû tendre, non au centre de la terre, comme ils y tendent toujours, mais à différens points de l'axe de la terre; et Saurin démontra fort simplement même, et fort naturellement, qu'ils tendraient toujours au centre. L'objection ne reparaît plus depuis la réponse,

Après ce coup d'essai, il donna encore dans la même année la solution d'un problême proposé par le marquis de l'Hôpital dès 1692 aux géomètres, comme méritant leur recherche, et qui certainement n'avait pas été dix ou onze ans sans être tâté, et même bien tourné de tous les sens par les plus habiles; mais inutilement. Saurin étant alors le géomètre de la petite société choisie qui travaillait au journal des savans, ornait ce journal de tout ce qu'il voulait publier dans le genre qui lui appartenait.

Ensuite il se trouva engagé dans la fameuse dispute des infiniment petits; il semblait que, quoique réfugié dans le sein de la géométrie, la controverse allât l'y chercher. Son adversaire était Rolle, le plus profond de nos algébristes, et en même temps subtil, artificieux, fécond en certains stratagêmes, dont on ne croirait pas trop que des sciences démonstratives fussent susceptibles. Avec la bonne cause en main, c'était bien tout ce qu'on pouvait faire que de le suivre de retranchement en retranchement, et de se sauver de tous les piéges qu'il savait tendre sur son chemin. Saurin las d'avoir passé bien du temps à cet exercice, las de ses avantages mêmes, s'adressa à l'académie dont Rolle était membre, pour lui demander une décision, déclarant que si elle ne jugeait pas dans un certain temps, il tiendrait Rolle pour condamné puisque toute la faveur de la compagnie devait être pour lui. L'académie ne jugea entre eux qu'en adoptant Saurin en 1707, et avec des distinctions flatteuses. Il eut l'assurance de ne demeurer

que fort peu de temps dans un premier grade par où la rigueur de l'usage établi voulait qu'il passât; et quand il parvint à celuiqui lui convenait, il fut préféré à des concurrens dont on ne put s'empêcher de faire l'éloge dans le temps qu'on ne les choisissait, pas. La géométrie des infiniment petits n'avait pas besoin d'une décision plus formelle.

Saurin débuta dans l'académie par d'importans mémoires sur: les courbes de la plus vite descente; question que les illustres frères Bernoulli avaient chargée à l'envi de difficultés pour s'embarrasser mutuellement, et à plus forte raison ceux qui oseraient toucher après eux à cette matière. Nous en avons rendu un compte assez ample en 1709 (1).

Il avait entrepris un traité sur la pesanteur selon le système Carté-sien, et il en donna un morceau dans la même année. Il se trouvait en tête le redoutable Newton; et quoique animé par son succès avec Huyghens, il n'en était pas enflé au point d'attaquer sans, beaucoup de crainte ce nouvel adversaire. Il propose des vues ingénieuses, mais il ne les donne pas pour démontrées quand elles ne le sont pas; il ne se dissimule rien de ce qui est contre lui, et sauve du moins sa gloire : mais au milieu des difficultés dont il se sent environné, il paraît toujours bien convaincu que les vrais philosophes doivent faire tous leurs efforts pour conserver les tourbillons de Descartes; sans quoi, dit-il, on se trouverait re-, plongé dans les anciennes ténèbres du péripatétisme, dont le ciel veuille nous préserver. On entend assez qu'il parle des attractions newtoniennes. Eût-on cru qu'il fallût jamais prier le ciel de préserver des Français d'une prévention trop favorable pour un système incompréhensible, eux qui aiment tant la clarté ; et pour un système né en pays étranger, eux qu'on accuse tant de ne goûter que ce qui leur appartient?

Le principal et presque l'unique divertissement de Saurin était d'aller tous les jours à un café où s'assemblaient des gens de lettres de toutes les espèces, et là se forma le plus cruel orage qu'il ait jamais essuyé. Nous n'en renouvellerons point l'histoire en détail; elle fut long-temps l'entretien de Paris et des provinces. Il se répandit dans ce café des chansons contre tous ceux qui y venaient, ouvrage digne des trois Furies, si elles ont de l'esprit. On en soupçonna violemment Rousseau, illustre par son talent poétique, et celui-ci en accusa juridiquement Saurin, à qui personne ne pensait, et qui ne faisait point de vers. Cependant sur l'accusation du poëte, le géomètre fut arrêté en 1711 pour avoir fait les chansons. Il écrivit de sa prison à des personnes d'un grand crédit, qui protégeaient hautement et vivement Rousseau, des (1) Voy. l'Hist., p. 68 et suiv.

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