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particuliers de son génie, assez courts pour trouver place ici, nous en choisirons deux, sans prétendre qu'ils soient absolument préférables à beaucoup d'autres.

Il a donné à l'académie en 1705 (1) l'expression algébrique de la série infinie des tangentes de tous les arcs ou angles multiples d'un premier arc ou angle quelconque connu, et cela d'une manière si simple, qu'il n'avait besoin que de deux propositions très-élémentaires d'Euclide. Descartes a dit que ce qu'il avait le plus désiré de savoir dans la théorie des courbes, était la méthode générale d'en déterminer les tangentes qu'il trouva ; et je sais de Lagny qu'il avait eu le même désir de trouver le théorême énoncé, dont il voyait l'utilité extrême pour toute sa goniométrie et sa cyclométrie. La fameuse joie d'Archimède s'est de temps en temps renouvelée chez les géomètres, plus souvent pour la vivacité du sentiment, mais assez souvent aussi pour la beauté et l'importance des découvertes.

La cubature de la sphère, ou la cubature des coins et des pyramides sphériques que l'on démontre égales à des pyramides rectilignes (2) est encore un morceau de Lagny, neuf, singulier, et qui seul prouverait un géomètre. Il l'eût choisi pour orner son tombeau, qui en eût imité plus parfaitement celui d'Archimède, où la sphère entrait aussi.

Quand ses forces baissèrent assez sensiblement, il demanda la vétérance, qu'il avait bien méritée. On faisait alors un recueil général des anciens ouvrages de l'académie; on jugea à propos d'y faire entrer un grand traité d'algèbre manuscrit qu'il avait fait, beaucoup plus étendu, plus complet et plus neuf que celui qu'il avait publié en 1697. Mais il fallut que ce fût un de ses amis, l'abbé Richer, chanoine de Provins, fort au fait de ces matières, et plein des vues de Lagny, qui se chargeât du soin de revoir ce traité, d'éclaircir ce qui en avait besoin, de perfectionner l'ordre de tout, et même il y ajouta beaucoup du sien.

Lagny mourut le 12 avril 1734. Dans les derniers momens où il ne connaissait plus aucun de ceux qui étaient autour de son lit, quelqu'un, pour faire une expérience philosophique, s'avisa de lui demander quel était le carré de douze: il répondit dans l'instant, et apparemment sans savoir qu'il répondait, cent quarante-quatre.

Il n'avait point cette humeur sérieuse ou sombre qui fait aimer l'étude, ou que l'étude elle-même produit. Malgré son grand travail, il avait toujours assez de gaieté; mais cette gaieté était celle d'un homme de cabinet. Elle eut cet avantage, (1) Voyez l'Hist., p. 99 et suiv.

(2) Voyez les Mém. de 1714, p. 409.

que comme elle était fortifiée par des principes acquis dans ce cabinet même, elle fut indépendante non-seulement d'une plus grande ou moindre fortune, mais encore des événemens littéraires, si sensibles à ceux qui n'ont point d'autres événemens dans leur vie. Il voyait fort tranquillement que la plupart des géomètres, qu'un certain torrent emportait loin de lui dans des régions ou il n'avait pas pris la peine de pénétrer, en fussent moins touchés de ce qu'il produisait ; et jamais il ne partit de lui aucun trait, ni de chagrin, ni de malignité contre la nouvelle géométrie. Se fût-il possédé jusqu'à ce point-là, si son âme eût reçu quelque atteinte? Nous laissons l'éloge d'une autre qualité de son âme aux regrets de quelques pauvres familles que la médiocrité de sa fortune ne l'empêchait pas de soutenir.

Il a été honoré de l'amitié particulière du chancelier, et du duc de Noailles, aujourd'hui maréchal de France, deux noms qu'il suffit de prononcer.

Le duc d'Orléans lui fit l'honneur de s'aider de ses lumières, et de plusieurs travaux qu'il lui ordonna, lorsqu'il voulut s'instruire à fond sur tout ce qui regarde le commerce, les changes les monnaies, les banques, les finances du royaume; connaissances qui ne seraient pas moins nécessaires à ceux qui sont à la tête de tout, qu'à ceux-mêmes chez qui elles paraissent jusqu'ici presque entièrement renfermées " et qui en savent tirer tant

d'utilité.

Lagny a été marié deux fois, et n'a laissé qu'une fille, qui est du premier lit.

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JEAN-BAPTISTE DESCHIENS DE RESSONS naquit à Châlons en Champagne le 24 juin 1660 de Pierre Deschiens, secrétaire du roi, et de Marie Maurisset. Son père, qui était fort riche ' le destina aux emplois qui du moins conservent la richesse: mais la nature le destinait à un autre où le patrimoine est fort exposé, sans compter la vie. A dix-sept ans il se déroba de la maison paternelle pour entrer dans les mousquetaires noirs; il en fut tiré par force, et ne demeura chez son père qu'autant de temps qu'il lui fallut pour ménager une seconde évasion. II se jeta dans le régiment de Champagne, où il eut bientôt une lieutenance, et d'où il fut encore arraché. Enfin, pour finir ce combat perpétuel entre sa famille et lui, en la mettant plus hors

de portée de le poursuivre, il alla à Toulon, et y fut reçu dans la marine en 1683 volontaire à brevet.

Cette inclination invincible pour la guerre promettait beaucoup, et elle tint tout ce qu'elle promettait; une valeur signalée, de l'ardeur à rechercher les occasions, de l'amour pour les périls honorables. Il servit avec éclat dans les bombardemens de Nice, Alger, Gênes, Tripoli, Roses, Palamos, Barcelone, Alicante. Dès l'an 1693, dix ans après son entrée dans la marine, il était parvenu à être capitaine de vaisseau, élévation rapide où la faveur et l'intrigue n'eurent cependant aucune part.

Il y a une infinité de gens de guerre qui sont des héros dans l'action, et hors de là ne font guère de réflexions sur leur métier. En général le nombre des hommes qui pensent est petit, et l'on pourrait dire que tout le genre humain ressemble au corps humain, où le cerveau, et apparemment une très-petite partie du cerveau, est tout ce qui pense; tandis que toutes les autres parties, beaucoup plus considérables par leur masse, sont privées de cette noble fonction, et n'agissent qu'aveuglément. Ressons s'était particulièrement adonné à l'artillerie : il ne se contenta pas d'en pratiquer les règles dans toute leur exactitude, il en voulut approfondir les principes, et examiner de plus près tous les détails; et quand un bon esprit prend cette route en quelque genre que ce soit, il est étonné lui-même de voir combien on a laissé encore à faire à ses recherches et à son industrie. Dans l'art de tirer les bombes, dont tant d'habiles gens se sont mêlés, Ressons compta jusqu'à vingt-cinq défauts de pratique qu'il corrigea avec succès en différentes rencontres (1). Le duc du Maine, grand-maître de l'artillerie, voulut avoir dans ce corps qu'il commande, un homme qui y convenait si bien. Il le détermina à quitter le service de mer pour celui de terre sur la fin de 1704, et fit créer en sa faveur une dixième charge de lieutenant-général d'artillerie sur terre. A tout ce qui l'animait auparavant, il se joignit ce choix si flatteur, et les bontés d'un si grand prince. Ainsi nous supprimons tout le détail de sa vie militaire pendant la guerre de la succession d'Espagne; il ne pouvait ni manquer d'occasions, ni leur manquer.

Dans les temps de paix, cet homme, qui n'avait respiré que bombardemens, qui ne s'était occupé qu'à faire forger ou à lancer des foudres, faisait ses délices de la culture d'un assez beau jardin qu'il s'était donné. Il avait assurément fait plus de ravages que ces premiers consuls ou dictateurs romains, plus célèbres par leur retour aux fonctions du labourage après leurs triomphes, que par leurs triomphes mêmes. Ces sortes de plai(1) Voyez les Mém. de 1716, p. 19 et suiv.

sirs si simples et si peu apprêtés, qu'on ne goûte que dans la solitude, ne peuvent guère être que ceux d'une âme tranquille, et qui ne craint point de se voir et de se reconnaître. Il faut être bien avec ceux avec qui l'on vit, et bien avec soi quand on vit

avec soi.

Ressons porta dans son jardin le même esprit d'observation et de recherche dont il avait fait tant d'usage dans l'artillerie; et quand il fut entré en 1716 dans l'académie en qualité d'associé libre, tantôt il nous donna ce que nous avons déjà rapporté sur les bombes, ou de nouvelles manières d'éprouver la poudre (1); tantôt de nouvelles pratiques d'agriculture, comme celle de garantir les arbres de leur lèpre ou de la mousse (2); alternativement guerrier et laboureur, ou jardinier, toujours citoyen.

Il avait des idées particulières sur le salpêtre ; il en tirait de certaines plantes, et prétendait faire une composition meilleure que la commune et à meilleur marché. On dit que le prince régent, dont le suffrage ne sera ici compté, si l'on veut, que pour celui d'un habile chymiste, avait assez approuvé ses vues. L'académie, accoutumée aux discussions rigoureuses, lui fit des objections qu'elle savait bien mettre dans toute leur force. Il les essuya avec une douceur qui aurait pu servir d'exemple à ceux qui ne sont que gens de lettres; mais il cessa de s'exposer à des espèces de combats auxquels il n'était pas assez exercé. Il a laissé un ouvrage considérable manuscrit sur le salpêtre et la poudre.

Dans les dernières années de sa vie, il tomba dans un grand affaiblissement, qui ne fut pourtant pendant un temps assez long que celui de ses jambes dont il ne pouvait plus se servir: tout le reste était sain. Il n'avait point attendu l'âge ou les infirmités pour se tourner du côté de la religion; il en était bien pénétré, et je sais de lui-même qu'il avait écrit sur ce sujet. Je ne doute pas que la vive persuasion et le zèle ne fussent ce qui dominait dans cet ouvrage; mais si la religion pouvait se glorifier de ce que les hommes font pour elle, peut-être tireraitelle autant de gloire des faibles efforts d'un homme de guerre en sa faveur, que des plus savantes productions d'un théologien. Il mourut le 31 janvier 1735, âgé de 75 ans, ayant fait tout le chemin qu'un bon officier devait faire par de longs services; seulement peut-être un meilleur courtisan aurait-il été plus loin.

Son caractère était assez bien peint dans son extérieur ; cet air de guerre hautain et hardi, qui se prend si aisément, et (1) Voyez l'Hist. de 1720, p. 112. (2) Voyez l'Hist. de 1716, page 31.

qu'on trouve qui sied si bien, était surmonté ou même effacé par la douceur naturelle de son âme; elle se marquait dans ses manières, dans ses discours, et jusques dans son ton. A peine toute la bienséance d'un état absolument différent du sien aurait-elle demandé rien de plus.

, Il avait épousé Anne-Catherine Berrier, fille de Jean-Baptiste Berrier de la Ferrière, doyen des doyens des maîtres des requêtes, et de Marie Potier de Novion. Il en a eu deux enfans.

ÉLOGE

DE SAURIN.

JOSEPH SAURIN naquit en 1659 à Courtaison, dans la principauté d'Orange. Pierre Saurin, ministre calviniste à Grenoble, eut trois garçons, qu'il destina tous trois au ministère, et dont il fut le seul précepteur, depuis l'alphabet jusqu'à la théologie et à l'hébreu. Joseph était le dernier des trois ; et il fut reçu, quoique fort jeune, ministre à Eure en Dauphiné.

Beaucoup d'esprit naturel, et, ce qui est encore plus important, beaucoup de logique naturelle; un caractère vif, ferme, noblement audacieux, et qui rendait l'éloquence plus impérieuse; un extérieur agréable et animé, qui s'accordait au discours, et le soutenait; ce furent les talens qu'il apporta à la prédication, et qui ne manquèrent pas d'être applaudis par son parti, dans un temps principalement où le calvinisme, visiblement menacé d'une ruine prochaine en France, avait besoin plus que jamais d'orateurs véhémens. Saurin ne le fut apparemment que trop ; il s'échappa dans un sermon à quelque chose de hardi ou d'imprudent; et il fut obligé de quitter le royaume, et de se retirer à Genève, d'où il passa dans l'état de Berne, qui le reçut avec toutes les distinctions dues à sa grande réputation naissante, et à son zèle pour la cause commune.

Si ses sermons ne lui avaient pas été volés avec d'autres effets qu'ils accompagnaient, nous pourrions parler avec encore plus de sûreté du genre de son éloquence; mais nous savons d'ailleurs quels étaient ses principes sur cette matière. Il rejetait sans pitié tous les ornemens; il ne voulait que le vrai rendu dans toute sa force, exposé avec sa seule beauté naturelle. Une éloquence si sévère est assurément plus chrétienne, plus digne d'hommes raisonnables; mais ne parle-t-on pas toujours à des hommes ?

MM. de Berne donnèrent à Saurin, quoiqu'étranger, une cure considérable dans le bailliage d'Yverdun. Il était bien établi dans ce poste, lorsque la révocation de l'édit de Nantes,

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