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avec une nouvelle théorie. C'était alors l'illustre Bernoulli qu'ils attaquaient. Le procès des forces vives n'est pas encore jugé en forme. Il ne faut pas s'attendre qu'il sorte du monde savant une voix générale qui le décide; mais dans la suite du temps les géomètres, que dés occasions inévitables forceront à prendre un parti, tomberont dans le bon par l'enchaînement des vérités, et l'autre demeurera oublié. Il y a eu, et il y aura encore de ces décisions sourdes du public.

Au commencement de septembre 1732, le chevalier de Louville eut deux accès de fièvre léthargique qui ne l'étonnèrent point. Il avait coutume de regarder ses maux comme des phénomènes de physique, auxquels il ne s'intéressait que pour en trouver l'explication. Il continuait sa vie ordinaire lorsque la même fièvre revint, et l'emporta le 10 du mois au bout de quarante heures, pendant lesquelles il fut absolument sans connais

sance.

Il avait l'air d'un parfait stoïcien, renfermé en lui-même, et ne tenant à rien d'extérieur; bon ami cependant, officieux, généreux, mais sans ces aimables dehors qui souvent suppléent à l'essentiel, ou du moins le font extrêmement valoir. Il était fort taciturne, même quand il était question de mathématiques; et s'il en parlait, ce n'était pas pour faire parade de son savoir, mais pour le communiquer à ceux qui l'en priaient sincèrement. Le savant, qui ne parle que pour instruire les autres, et qu'autant qu'ils veulent être instruits, fait une grâce; au lieu que lorsqu'il ne parle que pour étaler, on lui fait une grâce si on l'écoute. Dans les lectures que Louville faisait à nos assemblées, il ne manquait pas de s'arrêter tout court dès qu'on l'interrompait: il laissait avec un flegme parfait un cours libre à l'objection, et quand il l'avait désarmée ou lassée par son silence, il reprenait tranquillement où il avait quitté : apparemment il faisait ensuite ses réflexions, mais il ne l'avait seulement pas promis. On prétend que ce stoïcien, si austère et si dur, ne laissait pas d'avoir sur sa table, sur ses habillemens, certaines délicatesses, certaines attentions raffinées, qui le rapprochaient un peu des philosophes du parti opposé.

ÉLOGE

DE LAG NY.

THOMAS FANTET DE LAGNY naquit à Lyon de Pierre Fantet, secrétaire du roi à la chancellerie de Grenoble, et de Jeanne d'Azy, fille d'un docteur en médecine de Montpellier. Il fut

élevé dans sa première jeunesse par un oncle paternel, chanoine et doyen de Jouarre, et continua ses études aux grands jésuites de Lyon, toujours le premier de sa classe. Il composait des vers grecs dès la quatrième, lorsqu'à peine ses camarades savaient lire le grec. Il ne saisissait pas seulement mieux que les autres l'instruction générale qu'on leur donnait à tous; il la prévenait souvent, et les leçons qu'il avait reçues lui faisaient deviner celles qui allaient suivre. Il acheta un jour par hasard, ou par instinct, si on veut, l'Euclide du P. Fournier, et l'algèbre de Jacques Pelletier du Mans. Dès qu'il eut vu de quoi il s'agissait dans ces deux livres-là, il ne s'occupa plus d'autre chose, mais secrètement. La grande avance qu'il avait dans ses classes, le don de retenir par cœur ce qu'il avait entendu réciter une fois, celui de composer en latin à mesure qu'on lui dictait le sujet de la composition en français, tout cela lui faisait trouver beaucoup de temps pour son plaisir, c'est-à-dire pour cette étude cachée, bien plus difficile que l'autre.

S'il sacrifiait les belles-lettres aux mathématiques, on peut aisément juger qu'il ne traita pas mieux la philosophie de l'école, au moins celle de ce temps-là, d'autant plus insupportable à un esprit géomètre, qu'elle prétend raisonner; au lieu que l'éloquence et la poésie ne prétendent guère que flatter ou remuer l'imagination. La jurisprudence à laquelle on le destinait, car quel est le père qui aimât assez peu ses enfans pour les destiner aux mathématiques? la jurisprudence n'eut pas plus d'attraits pour lui. Après avoir fait trois années de droit à Toulouse, résista aux promesses les plus flatteuses d'une puissante protection que lui fit M. de Fieubet, premier président de ce parlement, pour l'attacher à son barreau. Il résolut de se livrer entièrement à son goût, et de venir à Paris, où il avait en vue une place dans l'académie des sciences.

il

Il était déjà digne d'y penser. A l'âge de dix-huit ans, avec les deux livres élémentaires que nous avons nommés, et que l'on ne connaît presque plus, parce que d'autres, plus parfaits et plus instructifs, ont pris leur place, sans aucun autre guide, sans maître, sans un ami à qui il pût seulement parler sur ces matières, il avait jeté les fondemens des grandes théories qu'il a depuis étendues et perfectionnées, d'une nouvelle méthode pour la résolution des équations réductibles du troisième et du quatrième degré de la quadrature du cercle infiniment approchée de la cubature de certaines portions sphériques. Il est vrai que quand il lui fut ensuite permis d'avoir des livres, et qu'après avoir étudié la géométrie il étudia les géomètres, il trouva, peut-être avec autant de joie que de déplaisir, qu'il avait été

prévenu, mais seulement en partie, sur quelques-unes de ses découvertes. La gloire en était un peu diminuée, mais non pas le mérite; et il apporta toujours à Paris ce fonds qui avait tant produit de lui-même, et qui ne pouvait que devenir plus fécond par les secours étrangers.

Les talens dénués de fortune aspirent tous à Paris; ils s'y rendent presque tous, et s'y unissent les uns aux autres. Il arrive le plus souvent qu'on y trouve toutes les places prises. De Lagny ne put entrer dans l'académie qu'en 1695: mais parce que son poste pouvait être encore long-temps infructueux, l'abbé Bignon, le protecteur général des lettres, le fit nommer en 1697 professeur royal d'hydrographie à Rochefort. Il se défendit d'abord d'accepter cet emploi, en représentant qu'il n'entendait pas la marine: mais son bienfaiteur, qui sentit bien le prix d'un refus si modeste et si désintéressé, le rassura contre sa prétendue ignorance, et lui garantit qu'il l'aurait bientôt surmontée. Cependant de Lagny, pour une plus grande sûreté, et par un extrême scrupule sur ses devoirs, demanda au roi la permission de fairé une campagne sur mer, afin de connaître par lui-même le pilotage. Le roi la lui accorda; et de plus, respectant en quelque sorte un génie né pour de plus grands objets que l'hydrographie, il eut la bonté de lui donner un autre hydrographe, qui travailla sous lui; c'est le même qui dans la suite lui a succédé.

Supérieur à son emploi autant qu'il l'était, il eut tout le temps nécessaire pour de plus hautes spéculations. Il envoyait ses découvertes à l'académie, dont il était toujours membre; mais les circonstances, quoique légères, ont toujours un certain pouvoir dans les choses mêmes qui sembleraient en devoir être les plus indépendantes. On lisait ses mémoires avec moins d'attention que si on les lui avait entendu lire. C'était assez sa coutume de supposer dans un mémoire ce qui était établi dans un autre que l'on n'avait pas: : tout était bien lié, mais seulement pour lui, et on suspendait son jugement; on arrêtait l'impression naturelle que chaque partie aurait faite, jusqu'à ce qu'on eût vu le tout ensemble. Il m'a plusieurs fois avoué lui-même que ce tout ensemble, il eût eu bien de la peine à le former. Ses nouvelles idées étaient en trop grand nombre, trop vives, trop impatientes de se placer, pour souffrir un arrangement bien régulier et bien tranquille. Enfin, dans le temps du séjour de M. de Lagny à Rochefort, l'académie commençait à s'occuper beaucoup de la géométrie nouvelle ; et tout ce qu'il donnait appartenait à l'ancienne, quoique poussée plus loin : il ne parlait que de choses dont les autres avaient parlé; et quoiqu'il en parlât fort différemment, la curiosité était moins piquée que si les choses elles

mêmes avaient été plus neuves. La nouveauté ne perd guère ses droits sur nous; et il faut convenir qu'elle en avait en cette occasion des plus forts qu'elle puisse jamais avoir.

Lagny, ennuyé de Rochefort, malgré les occupations de sa place, malgré ses études particulières, malgré le plaisir d'y réussir selon ses souhaits, car le moyen qu'il ne se sentît toujours propre à un plus grand théâtre? faisait de temps en temps des voyages à Paris, pour épier les occasions d'y rester. Ce ne fut qu'au commencement de la régence, que feu le duc d'Orléans l'y arrêta, en le faisant sous-directeur de la banque générale, de la même manière à peu près, et par les mêmes motifs que l'on donna en Angleterre la direction de la monnaie de Londres à Newton. On jugea, et là et ici, que la grande science du calcul, ordinairement assez stérile par rapport à l'utilité des états, serait tournée avantageusement vers ce grand objet, et qu'en même temps les deux géomètres à qui elle avait coûté de longs travaux, en seraient récompensés par de semblables postes. Tous deux se trouvèrent tout à coup dans une richesse qui leur était nouvelle, transportés du milieu de leurs livres sur des tas d'argent ; et tous deux Ꭹ conservèrent leurs anciennes mœurs, cet esprit de modération et de désintéressement, si naturel à ceux qui ont cultivé les lettres. Mais la fortune de Newton fut durable, et celle de Lagny ne le fut pas les affaires changèrent en France, la banque cessa, mais avec honneur pour Lagny; tous ses billets furent acquittés, et il laissa dans l'ordre le plus exact tout ce qui avait appartenu à son administration. Le philosophe fut heureux de n'avoir pas perdu dans une situation passagère le goût de simplicité qui lui devait être d'un plus long usage.

Rendu entièrement à l'académie, il ne lui fut pas difficile d'en bien remplir les devoirs. Il se trouvait riche de plus de vingt gros porte-feuilles in-folio, pleins de ses réflexions, de ses ré cherches, de ses calculs, de ses nouvelles théories; il n'avait qu'à y choisir ce qu'il lui plairait, et à l'en détacher. Tout cela tendait principalement à une réforme ou refonte entière de l'arithmétique, de l'algèbre et de la géométrie commune. Il s'était rencontré avec Leibnitz, car les preuves de la rencontre ont été bien faites, sur l'idée singulière d'une arithmétique qui n'aurait que deux chiffres, au lieu que la nôtre en a dix. L'algèbre sans comparaison plus étendue et plus compliquée, et qui l'est d'une manière à effrayer, changeait entièrement de forme entre ses mains; tout se résolvait par des progressions arithmé tiques de son invention, qui naissaient des équations proposées; le fameux cas irréductible, ce noud gordien, cet écueil qui subsistait depuis la naissance de l'algèbre, ou disparaissait, ou

n'embarrassait plus. La mesure des angles, dont il faisait une science à part sous le nom de goniométrie, méritait cet honneur par la nouveauté de la théorie qui l'établissait; et de là se tirait une trigonométrie beaucoup plus simple que celle dont on se contente jusqu'à présent, et délivrée de toutes ces tables de sinus, tangentes et sécantes, attirail incommode, toujours borné, quelque vaste qu'il soit, et qui demande qu'on se repose avec un des une confiance aveugle sur le travail d'autrui. Enfin, grands objets de Laguy était sa cyclométrie, ou mesure du cercle. Il la trouvait par des séries ou suites infinies de nombres, telles que leurs sommes, si on eût pu les avoir, l'eussent donnée exactement, ou que du moins chacun de leurs termes, ou les sommes d'un nombre fini de ces termes, la donnaient toujours avec moins d'erreur, de sorte que l'erreur diminuait tant qu'on voulait. Il s'était encore rencontré avec Leibnitz sur une série donnée en cette matière par ce grand géomètre, et qui fit du bruit en son tems: mais, quoique ingénieuse, elle a le défaut d'être trop lente dans tout son cours; au lieu que le mérite de ces sortes de séries consiste à être fort rapides dans leur marche à leur origine, et ensuite si lentes vers leur extrémité, qu'on puisse sans erreur sensible négliger tous leurs derniers termes, quoiqu'en nombre infini. Il avait souverainement l'art de former ces séries avec facilité, de leur donner une certaine élégance dont elles sont susceptibles, et qui est une espèce d'agrément de surérogation; de leur faire prendre enfin, selon les différens besoins, différentes formes sans en altérer le fond. Comme les médiocres géomètres ont souvent le malheur de trouver la quadrature exacte du cercle refusée aux autres, et qu'ils ne manquent pas d'apporter à l'académie leurs magnifiques assertions, Lagny les réprimait dans le moment, en leur faisant voir, par le moyen de ses séries, des quadratures plus exactes que les leurs, et plus exactes à l'infini.

Il avait peut-être mal pris son tems de ne travailler qu'à de nouveaux fondemens du grand édifice de la géométrie, quand on ne songeait presque plus qu'à en construire le comble par la sublime et fine théorie de l'infini. Mais ce comble une fois mis, il semble que les fondemens posés par Lagny conviendraient mieux à tout l'édifice tel qu'il sera alors. Non-seulement toutes les vues qu'il a données se lieraient facilement avec l'infini, elles y percent déjà, et y entreraient, quand même il ne l'aurait pas voulu.

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Nous avons rendu un compte assez détaillé de ses travaux, chaque occasion qu'il nous en a donnée dans nos volumes, où il s'agit si souvent de lui. Pour rapporter cependant quelques traits

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