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position. Elle ne goûtait point que vingt-quatre de ses membres composassent une petite troupe choisie, qui aurait été trop fière de cette distinction, et se serait crue en droit de dédaigner le reste du corps. Les plus employés devaient la former, et les plus employés pouvaient-ils se charger d'occupations nouvelles? N'était-on pas déjà assez instruit par les voies ordinaires? Enfin, comme il est aisé de contredire, on contredisait, et avec force; et le premier médecin, trop engagé d'honneur pour réculer, persuadé d'ailleurs de l'utilité de son projet, tombait dans l'incertitude de la conduite qu'il devait tenir à l'égard d'un corps respectable. La douceur et la vigueur sont également dangereuses ; et il se déterminait pour les partis de vigueur, lorsqu'il fut attaqué de la maladie dont il mourut le premier mars 1732, âgé de quatre-vingt deux ans. Il avait annoncé lui-même, pour pousser jusqu'au bout la science du pronostic, qu'il n'en pouvait échapper.

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Il a laissé une fortune considérable, bien due à un travail aussi long, aussi assidu, aussi pénible, aussi utile à la société. Il lègue par son testament à l'université de Montpellier la somme de trente mille livres, qui seront employées à fonder deux chaires pour deux professeurs, dont l'un fera des leçons d'anatomie comparée; l'autre expliquera le traité de Borelli, de motu animalium, et les matières qui y ont rapport.

On peut juger par là combien il estimait l'anatomie; et puisqu'il l'estimait tant, on pent juger qu'il la possédait à fond. Il allait encore plus loin, jusqu'à la chirurgie, et à tous les détails de cet art, dont assez communément les médecins ne s'inquiètent pas. Convaincu qu'ils ne devraient pas regarder les opérations manuelles comme indignes d'eux, et que toute leur gloire est de guérir, il avait obtenu en 1726 l'établissement de six places de médecins-chirurgiens entretenus par le roi, qui seraient reçus gratuitement dans la faculté de Montpellier, à condition qu'ils exerceraient eux-mêmes la chirurgie dans l'hôpital de cette ville. Mais ce dessein, qui à peine commençait à s'exécuter, fut arrêté par des accidens étrangers; et le préjugé contraire à la réunion des deux professions, qui peut-être eût été ébranlé par cet exemple, demeura dans toute sa force. Du moins Chirac l'attaqua toujours par sa conduite autant qu'il le pouvait; il ne manquait pas d'opérer de sa main, lorsqu'il trouvait des malades sans secours, ou avec de mauvais secours, Aussi les plus habiles chirurgiens de Paris l'appelaient dans toutes les grandes occasions, ravis d'avoir un témoin et un juge si éclairé, qui se faisait un honneur d'être alors l'un d'entre eux. C'est à lui que l'on doit M. la Peyronnie, qui était à la veille de

prendre ses degrés de docteur en médecine à Montpellier, quand Chirac le détermina à prendre le parti de la chirurgie, qu'il aimait trop pour ne lui pas procurer un si grand sujet. Il accompagna même ses conseils d'une prédiction de ce qui arriverait à son ami, et il a eu le plaisir de la voir accomplie.

JACQUES

ÉLOGE

DE LOUVILLE.

ACQUES-EUGÈNE D'ALLONVILLE, chevalier de Louville, naquit le 14 juillet 1671 de Jacques d'Allonville, chevalierseigneur de Louville; et de Catherine de Moyencourt. Il y avait au moins trois cents ans que ses ancêtres possédaient la terre et seigneurie de Louville dans le pays Chartrain.

Il était cadet; il fut destiné à l'église, et on lui en donna l'habit, qui assez souvent accoutume les enfans à croire qu'ils y sont appelés. Pour lui il ne se laissa pas persuader si aisément; et quand il fut question de le tonsurer à sept ans, il attendit le jour de la cérémonie pour déclarer en quatre paroles, avec une fermeté froide, inébranlable et fort au-dessus de son âge, qu'il ne voulait point être ecclésiastique. Il fit ses études d'une manière assez commune, et il ne se distingua que par un caractère plus sérieux et plus sensé que celui de ses pareils, et par son dédain pour leurs divertissemens. Le hasard lui fit tomber entre les mains ce qu'il lui fallait, et qu'il eût cherché, s'il en eût eu quelque idée, les élémens d'Euclide par Henryon. Il n'avait que douze ans, et les lisant seul il les entendit d'un bout à l'autre sans difficulté. C'est de lui que l'on tient ce fait; mais ceux qui l'ont connu n'ont pas hésité à l'en croire sur sa parole.

Sa naissance ne lui laissait plus d'autre parti à prendre que celui de la guerre, qui d'ailleurs s'accordait assez avec son goût pour les mathématiques. Il entra d'abord dans la marine, et se trouva à la bataille de la Hogue en 1690. De là, il passa au service de terre, et fut capitaine dans le régiment du roi à la fin de 1700. Le marquis de Louville, son frère aîné, gentilhomme de la manche du duc d'Anjou, suivit en Espagne ce prince devenu roi de cette grande monarchie, et bientôt après il fit venir le chevalier dans une cour où toutes sortes d'agrémens l'attendaient. Il les y trouva en effet : il fut brigadier des armées du roi d'Espagne, il eut un brevet d'une pension assez considérable sur l'Assiente, mais qui lui demeura inutile. Au bout de quatre ans il fut obligé, par de malheureux événemens qui ne sont que trop connus, à repasser en France, où il reprit le service. Il fut

pris à la bataille d'Oudenarde, absolument dépouillé de tout, et envoyé prisonnier en Hollande, d'où il ne sortit qu'au bout de deux ans qu'il fut échangé. Quand la paix se fit, il avait un brevet de colonel à la suite des dragons de la reine, avec une pension de 4000 livres accordée par le feu roi.

Le peu de temps qu'une vie agitée et tumultueuse lui avait permis jusques-là de donner aux mathématiques, n'avait fait qu'irriter sa passion pour elles ; mais on entrait alors dans une paix qui ne pouvait être que longue, et qui lui assurait en même temps et beaucoup de loisir, et une fortune honnête. Naturellement il devait se contenter de cette situation, du moins jusqu'à une nouvelle guerre : cependant il voulut absolument rompre avec tout ce qui n'appartenait pas à son goût dominant; et malgré les remontrances de sa famille et de ses amis, malgré une brêche considérable qu'il faisait à son revenu, il alla ayec cette fermeté invincible dont il avait déjà donné un essai en refusant la tonsure, remettre entre les mains du ministre de la guerre son brevet de colonel et les appointemens.

Maître enfin de lui-même, il se dévoua aux mathématiques, et principalement à l'astronomie. Il alla à Marseille en 1713 ou 14, dans le seul dessein d'y prendre exactement la hauteur du pôle, qui lui était nécessaire pour lier avec plus de sûreté ses observations à celles de Pytheas, anciennes d'environ deux mille

ans.

En 1715, il fit le voyage de Londres, exprès pour y voir l'éclipse totale du soleil, et il n'eut point de regret à un contrat de Sooo livres sur la ville, que cette curiosité lui coûta, et qui n'était pas un fort petit objet dans sa fortune.

Il n'y a guère dans Paris d'autre habitation que l'observatoire qui puisse parfaitement convenir à un astronome. Il lui faut un grand horizon, des lieux d'une disposition particulière, et qu'il ne soit pas obligé de quitter selon les intérêts ou le caprice d'autrui. Le chevalier de Louville, très-porté d'ailleurs à la retraite par son caractère, fixa son séjour dans une petite maison de campagne qu'il acheta en 1717 à un quart de lieue d'Orléans : ce lieu s'appelle Carré. La nature lui offrait là tout ce qu'il pouvait désirer de commodités astronomiques, et il sut bien s'y procurer celles qui dépendaient de lui. Il était de l'académie dès 1714, et cette demeure éloignée ne s'accordait pas tout-à-fait avec nos règles; mais les astronomes sont rares. Il promit d'apporter tous les ans à Paris les fruits de sa retraite, et s'en acquitta régulièrement.

On aura peut-être peine à croire combien dans ce siècle-ci, en France, à trente lieues de Paris, un astronome, avec tout

c'est un

son équipagé et ses pratiques ordinaires, fut un spectacle étonnant aux yeux de tout le canton de Carré. Nous ne rapporterions. pas ces bagatelles, si elles n'étaient de quelque utilité pour l'histoire des connaissances du genre humain, et si elles ne faisaient voir avec quelle extrême lenteur les nations en corps cheminent vers les vérités les plus simples. Les éclipses de soleil et les comètes, qui effravaient le peuple de Paris, il n'y a pas cent ans, lui sont devenues indifférentes. Mais encore aujourd'hui les paysans d'auprès d'Orléans ne peuvent pas prendre une autre idée d'un homme qu'ils voient observer le ciel, sinon que magicien. Quand leurs vignes ont manqué, ils l'en accusent. Un mât de trente ou trente-cinq pieds, qu'il a planté dans son jardin pour y attacher une lunette de trente pieds, est destiné à lui faire voir les étoiles de plus près, et plusieurs l'ont vu se faire hisser au haut du mât, et y rester long-temps. Les honnêtes gens du pays, trop éclairés pour donner dans la magie, viennent de toutes parts lui demander quel temps il fera, ou si la récolte sera abondante. Il est vrai que Paris même n'est pas encore bien parfaitement désabusé de faire le même honneur à messieurs de l'observatoire.

Le chevalier de Louville eût été accablé par le nombre excessif de visites qu'une folle curiosité lui amenait, comme s'il eût été un brachmane ou un gymnosophiste; mais il y mit ordre le mieux qu'il put par la manière dont il savait les recevoir. Il avait établi qu'on pouvait venir dîner avec lui, mais à condition d'y dîner seulement. Quand on arrivait avant l'heure, on prenait un livre dans la bibliothéque pour s'amuser, ou bien on allait se promener dans un jardin assez agréable et bien tenu on était le maître : mais lui, il ne sortait de son cabinet que pour se mettre à table; et le repas fini il rentrait dans ce cabinet, laissant à ses hôtes la même liberté qu'auparavant. On voit assez combien il gagnait de temps par un retranchement si rigoureux et si hardi de toutes les inutilités ordinaires de la société.

Il faisait de ses propres mains, dans ses instrumens astronomiques, tout ce qu'il y avait de plus fin et de plus difficile, tout ce que les plus habiles ouvriers n'osent faire dans la dernière perfection, parce qu'il leur en coûterait un temps et des peines dont on ne pourrait pas se résoudre à leur tenir assez de compte. Pour lui, il ne les épargnait point, fort satisfait d'en être payé par lui-même, si ses observations en étaient plus justes. Nous avons donné, en 1724 (1), un exemple assez remarquable de toutes les attentions scrupuleuses et presque vétilleuses qu'il avait (1) Pag. 82 et suiv.

apportées à la détermination de la grandeur des diamètres du soleil, point fondamental pour la théorie de cet astre, dont il donna de nouvelles tables imprimées dans le volume de 1720 (1). Nous y avons expliqué les principes de leur construction, qui demandait également et une fine recherche de spéculation, et une grande exactitude de pratique. Les calculs astronomiques, qui ne roulent que sur des à peu près, quoique extrêmement approchans, il les voulait amener à être des calculs algébriques exempts de tout tâtonnement. L'astronomie acquérait par là une certaine noblesse, et devenait plus véritablement science. Ce que nous avons dit en 1724 (2), sur sa nouvelle méthode de calculer les éclipses, explique suffisamment ses pensées sur ce sujet.

Il en avait une plus singulière et plus sujette à contestation sur l'obliquité de l'écliptique par rapport à l'équateur. Tous les astronomes la pòsent constante, et il la croyait décroissante, mais seulement d'une minute en cent ans ; de sorte que dans un temps très-long, qui se détermine aisément, l'écliptique viendrait à se mettre dans le plan de l'équateur, et les deux pôles verraient ensemble le soleil pendant quelques années. De Louville se donna la peine de ramasser de tous côtés, et depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nous, tout ce qui pouvait appartenir à ce sujet directement ou indirectement; et à quelque exception près, tout aboutissait à rendre l'obliquité de l'écliptique décroissante, souvent assez juste selon la proportion posée. Il crut même pouvoir prouver dans certaines circonstances heureuses, que ce décroissement (3), qui ne peut être que d'une extrême lenteur, avait été cinq ans précisément des trois secondes qu'il fallait. Il n'ignorait pas que cette grandeur est en astronomie un infiniment petit; mais le soin singulier qu'il mettait à ses observations pouvait justifier une confiance qu'il ne se fût pas permise autrement.

Quoiqu'il parût s'être renfermé dans l'astronomie, il se mêla dans la célèbre question des forces vives. Il fut le premier de l'académie qui osât se déclarer contre Leibnitz (4). Quel nom! quelle autorité! Mais si le géomètre par lui-même est fait pour ne pas déférer aux noms et aux autorités, le caractère de Louville le rendait à cet égard plus géomètre qu'un autre. Il continua en 1728 (5) la même entreprise, et de Mairan se joignit à lui

(1) Pag. 80 et 104.

(2) Voyez l'Hist. de 1724, p. 74 et suiv.
(3) Voyez l'Hist. de 1714, p. 68; de 1716, p.
(4) Voyez l'Hist. de 1721, pag. 81 et suiv.
(5) Voyez l'Hist. de 1728, pag. 73 et suiv.

48;

de 1721, p. 65.

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