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voyait d'Angleterre à Paris, pour y étudier sous le plus grand maître.

En général, il paraît par toutes ces lettres, que la réputation de du Verney était très-brillante chez les étrangers, non-seulement par la haute idée qu'ils remportaient de sa capacité, mais par la reconnaissance qu'ils lui devaient de ses manières obligeantes, de l'intérêt qu'il prenait à leurs progrès, de l'affection dont il animait ses leçons. Ceux qui lui adressaient de nouveaux disciples, ne lui demandaient pour eux que ce qu'ils avaient éprouvé eux-mêmes. Ils disent tous que son traité de l'ouïe leur a donné une envie extrême de voir les traités des quatre autres sens qu'il avait promis dans celui-là. Ils l'exhortent souvent à faire part à tout le public de ses richesses, qu'il ne peut plus tenir cachées après les avoir laissé apercevoir dans ses discours du jardin royal. Ils le menacent du péril de se les voir enlever par des gens peu scrupuleux, et on lui cite même un exemple où l'on croit le cas déjà arrivé; mais il a toujours été ou peu sensible á ce malheur, ou trop irrésolu à force de savoir.

On lui donne assez souvent dans ces lettres une première place entre tous les anatomistes. Il est vrai que dans ce qu'on écrit à un homme illustre, il y entre d'ordinaire du compliment : on peut mettre à un haut rang celui qui n'est pas à un rang fort haut; mais on n'ose pas mettre au premier rang celui qui n'y est pas la louange est trop déterminée, et on ne pourrait sauver l'honneur de son jugement.

Il est du devoir de l'académie de publier un bienfait qu'elle a reçu de lui. Il lui a légué par son testament toutes ses préparations anatomiques, qui sont et en grand nombre, et de la perfection qu'on peut imaginer. Cela joint à tous les squelettes d'animaux rares, que la compagnie a depuis long-temps dans une salle du jardin royal, composera un grand cabinet d'anatomie, moins estimable encore par la curiosité que par l'utilité dont il sera dans les recherches de ce genre.

ÉLOGE

DU COMTE MARSIGLI.

LOUIS-FERDINAND MARSIGLI naquit à Bologne le 10 juillet 1658 du comte Charles-François Marsigli, issu d'une ancienne maison Patricienne de Bologne, et de la comtesse Marguerite Cicolani. Il fut élevé par ses parens selon qu'il convenait à sa naissance; mais il se donna à lui-même, quant aux lettres, une éducation bien supérieure à celle que sa naissance demandait. Il

alla dès sa première jeunesse chercher tous les plus illustres savans d'Italie; il apprit les mathématiques de Geminiano Montanari et d'Alphonse Borelli, l'anatomie de Marcel Malpighi, l'histoire naturelle des observations que son génie lui fournissait dans ses voyages.

Mais ils eussent été trop bornés, s'ils se fussent renfermés dans l'Italie. Il alla à Constantinople en 1679 avec le Bayle que Venise y envoyait. Comme il se destinait à la guerre, il s'informa, mais avec toute l'adresse et les précautions nécessaires, de l'état des forces Ottoinanes, et en même temps il examina en philosophe le Bosphore de Thrace et ses fameux courans. Il écrivit sur l'un et l'autre de ces deux sujets. Le traité du Bosphore parut à Rome en 1681, dédié à la reine Christine de Suède, et c'est le premier qu'on ait de lui. L'autre intitulé : Del incremento, e decremento dell' imperio Ottomano, doit paraître présentement imprimé à Amsterdam avec une traduction française.

Il revint de Constantinople dès l'an 1680, et peu de temps après, lorsque les Turcs menaçaient d'une irruption en Hongrie, il alla à Vienne offrir ses services à l'empereur Léopold, qui les accepta. Il lui fut aisé de prouver combien il était au-dessus d'un, simple soldat, par son intelligence dans les fortifications et dans toute la science de la guerre. Il fit, avec une grande approbation des généraux, des lignes et des travaux sur le Raab, pour arrêter les Turcs; et il en fut récompensé par une compagnie d'infanterie en 1683, quand les ennemis parurent pour passer cette rivière. Ce fut là qu'après une action assez vive, il tomba blessé et pres-, que mourant entre les mains des Tartares, le 2 juillet, jour de la Visitation. Ce n'est pas sans raison que nous ajoutons le nom de cette fête à la date du jour. Il a fait de sa captivité une relation, où il a bien senti que l'art n'était point nécessaire pour la rendre touchante. Le sabre toujours levé sur sa tête, la mort toujours présente à ses yeux, des traitemens plus que barbares, qui étaient une mort de tous les momens, feront frémir les plus impitoyables; et l'on aura seulement de la peine à concevoir comment sa jeunesse, sa bonne constitution, son courage, la résignation la plus chrétienne, ont pu résister à une si affreuse situation. Il se crut heureux d'être acheté par deux Turcs, frères et très-pauvres, avec qui il souffrit encore beaucoup, mais plus par leur misère que par leur cruauté; il comptait qu'ils lui avaient sauvé la vie. Ces maîtres, si doux, le faisaient enchaîner toutes les nuits à un pieu planté au milieu de leur chétive cabane, et un troisième Turc, qui vivait avec eux, était chargé

de ce soin.

Enfin, car nous supprimons beaucoup de détails, quoique in

téressans, il trouva moyen de donner de ses nouvelles en Italie, et de se faire racheter; et le jour de sa liberté fut le 25 mars 1684, jour de l'Annonciation. Ses réflexions sur ces deux dates de sa captivité et de sa délivrance font la plus remarquable partie de son éloge, puisqu'elles découvrent en lui un grand fonds de piété. Il conçut, et ce sont ici ses paroles, que dans deux jours, où l'auguste protectrice des fidèles est particulièrement honorée, elle lui avait obtenu deux grâces du ciel : l'une consistait à le punir salutairement de ses fautes passées, l'autre à faire cesser la punition. 1

Remis en liberté, il alla à Bologne se montrer à ses concitoyens, qui avaient pleuré sa mort, et qui versèrent d'autres larmes en le revoyant; et après avoir joui de toutes les douceurs d'une pareille situation, il retourna à Vienne se présenter à l'empereur, et reprendre ses emplois militaires. Il fut chargé de fortifier Strigonie et quelques autres places, et d'ordonner les travaux nécessaires pour le siége de Bude que méditaient les impériaux. Il eut part à la construction d'un pont sur le Danube; ce qui lui donna occasion d'observer les ruines d'un ancien pont de Trajan sur ce même fleuve. Il fut fait colonel en 1689.

En cette même année, l'empereur l'envoya deux fois à Rome, pour faire part aux papes Innocent XI et Alexandre VIII des grands succès des armées chrétiennes, et des projets formés pour la suite.

Lorsqu'après une longue guerre, funeste aux chrétiens mêmes qui en remportaient l'avantage, l'empereur et la république de Venise d'une part, et de l'autre la Porte, vinrent à songer à la paix, et qu'il fut question d'établir les limites entre les états de ces trois puissances, le comte Marsigli fut employé par l'empereur dans une affaire si importante, et comme un homme de guerre qui connaissait ce qui fait une bonne frontière, et comme un savant bien instruit des anciennes possessions, et comme un habile négociateur qui saurait faire valoir des droits. Se trouvant sur les confins de la Dalmatie vénitienne, il reconnut à quelque distance de là une montagne, au pied de laquelle habitaient les deux Turcs dont il avait été esclave. Il fit demander dans le turc s'ils vivaient encore, et heureusement pour lui ils se retrouvèrent. Il eut le plaisir de se faire voir à eux environné de troupes qui lui obéissaient ou le respectaient, et le plaisir encore plus sensible de soulager leur extrême misère, et de les combler de présens. Il crut leur devoir encore sa rançon, parce que l'argent qu'ils en avaient reçu leur avait été enlevé par le commandant turc, sous ce prétexte extravagant, que leur esclave était un fils ou un proche parent du roi de Pologne, qu'ils auraient

pays

dû envoyer au grand-seigneur. Il fit encore plus pour eux, persuadé presque que c'étaient des libérateurs généreux, qui pour son seul intérêt l'avaient tiré des mains des Tartares. L'emploi qu'il avait pour régler les limites le mettant à portée d'écrire au grand-visir, il lui demanda pour un de ces deux Turcs un timariot, bénéfice militaire, et en obtint un beaucoup plus considérable que celui qu'il demandait. Sa générosité fut sentie par ce visir, comme on aurait pu souhaiter qu'elle le fût par le premier ministre de la nation la plus polie et la plus exercée à la vertu.

Les différentes opérations d'une guerre très-vive, suivies de toutes celles qui furent nécessaires pour un réglement de limites, devaient suffire pour occuper un homme tout entier. Cependant au milieu de tant de tumulte, d'agitation, de fatigues, de périls, Marsigli fit presque tout ce qu'aurait pu faire un savant qui aurait voyagé tranquillement pour acquérir des connaissances. Les armes à la main, il levait des plans, déterminait des positions par les méthodes astronomiques, mesurait la vitesse des rivières, étudiait les fossiles de chaque pays, les mines, les métaux, les oiseaux, les poissons, tout ce qui pouvait mériter les regards d'un homme qui sait où il les faut porter. Il allait jusqu'à faire des épreuves chymiques et des anatomies. Le temps bien ménagé est beaucoup plus long que n'imaginent ceux qui ne savent guère que le perdre. Le métier de la guerre a des vides fréquens, et quelquefois considérables, abandonnés ou à une oisiveté entière, ou à des plaisirs qu'on se rend témoignage d'avoir bien mérités. Ces vides n'en étaient point pour le comte Marsigli; il les donnait à un autre métier presque aussi noble, à celui de philosophe et d'observateur, il les remplissait comme aurait fait Xénophon. Il amassa un grand recueil, non-seulement d'écrits, de plans, de cartes, mais encore de curiosités d'histoire naturelle.

La succession d'Espagne ayant rallumé en 1701 une guerre qui embrasa l'Europe, l'importante place de Brisac se rendit par capitulation à feu le duc de Bourgogne le 6 septembre 1703, après treize jours de tranchée ouverte. Le comte d'Arco y commandait, et sous lui Marsigli, parvenu alors au grade de général de bataille. L'empereur persuadé que Brisac avait été en état de se défendre, et qu'une si prompte capitulation s'était faite contre les règles, nomma des juges pour connaître de cette grande affaire. Ils prononcèrent le 4 février 1704 une sentence, par laquelle le comte d'Arco était condamné à avoir la tête tranchée, ce qui fut exécuté le 18 du même mois; et le comte Marsigli à être déposé de tous honneurs et charges, avec la rupture de l'épée. Un coup si terrible lui dut faire regretter l'esclavage chez les Tartares.

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Il est presque impossible que de pareils coups fassent la même impression sur le coupable et sur l'innocent: l'un est terrassé, malgré lui-même, par le témoignage de sa conscience; l'autre en est soutenu et relevé. Il alla à Vienne pour se jeter aux pieds de l'empereur, et lui demander la révision du procès; mais il ne put en huit mois approcher de S. M. I., grâce en effet très-difficile à obtenir du prince le plus juste, à cause des conséquences ou dangereuses, ou tout au moins désagréables. Il eut donc recours au public, et remplit l'Europe d'un grand mémoire imprimé pour sa justification. Par bonheur pour lui, un anonyme, et ce ne fut qu'un anonyme, y répondit ; ce qui lui donna lieu de lever jusqu'aux moindres scrupules que son apologie aurait pu laisser. Le fond en est que long-temps avant le siége de Brisac, il avait représenté très-instamment que la place ne pourrait se défendre, et il le fait voir par les états de la garnison, des munitions de guerre, etc., pièces dont on ne lui a pas contesté la vérité. On lui avait refusé, sous prétexte d'autres besoins, tout ce qu'il avait demandé de plus nécessaire et de plus indispensable. Il n'était point le commandant, et il n'avait fait que se ranger à l'avis entièrement unanime du conseil de guerre. Mais cette grande briéveté, à laquelle nous sommes obligés de réduire ses raisons, lui fait tort; et il vaut mieux nous contenter de dire que le public, qui sait si bien faire entendre son jugement sans le prononcer en forme, ne souscrivit pas à celui des commissaires impériaux. Les puissances mêmes alliées de l'empereur, intéressées par conséquent à la conservation de Brisac, reconnurent l'innocence du comte Marsigli, et la Hollande nommément permit qu'on en rendît témoignage dans des écrits qui furent publiés. Parmi tous ces suffrages favorables nous en avons encore un à compter, qui n'est à la vérité que celui d'un particulier; mais ce particulier est le maréchal de Vauban, dont l'autorité aurait pu être opposée, s'il l'eût fallu, à celle de toute l'Europe, comme l'autorité de Caton à celle des dieux. Sur le fond de toute cette affaire, il parut généralement qu'on avait voulu au commencement d'une grande guerre donner un exemple effrayant de sévérité, dont on prévoyait les besoins dans beaucoup d'autres occasions pareilles. La morale des états se résout pour de si grands intérêts à hasarder le sacrifice de quelques particuliers.

Marsigli envoya toutes ses pièces justificatives à l'académie, comme à un corps dont il ne voulait pas perdre l'estime; et il est remarquable dans la lettre qu'il lui écrivit, qu'après avoir parlé en peu de mots de sa malheureuse situation, il ne pense plus qu'à des projets d'ouvrages, et les expose assez au long, principalement l'idée qu'il avait d'établir le véritable cours de la ligne des

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