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lui apportait qu'en trop grand nombre. Il en faisait très-promptement l'analyse et le calcul, et même sans analyse et sans calcul il aurait pu s'en fier au coup d'œil, qui en tout genre n'appartient qu'aux maîtres, et non pas même à tous. Ses critiques n'étaient pas seulement accompagnées de toute la douceur nécessaire, mais encore d'instructions et de vues qu'il donnait volontiers il n'était point jaloux de garder pour lui seul ce qui faisait sa supériorité.

:

Les dernières années de sa vie se sont passées dans des infirmités continuelles, et enfin il mourut le 5 février 1729.

Il arrive quelquefois que des talens médiocres, de faibles connaissances, que l'on ne compterait pour rien dans des personnes obligées par leur état à en avoir du moins de cette espèce, brillent beaucoup dans ceux que leur état n'y oblige pas. Ces talens, ces connaissances font fortune par n'être pas à leur place ordinaire. Mais le P. Sébastien n'en a pas été plus estimé comme mécanicien ou comme ingénieur, parce qu'il était religieux. Quand il ne l'eût pas été, sa réputation n'y aurait rien perdu. Son mérite personnel en a même paru davantage; car, quoique fort répandu au dehors, presque incessamment dissipé, il a toujours été un très-bon religieux, très-fidèle à ses devoirs, extrêmement désintéressé, doux, modeste, et, selon l'expression dont se servit feu le prince, en parlant de lui au roi, aussi simple que ses machines. Il conserva toujours dans la dernière rigueur tout l'extérieur convenable à son habit : il ne prit rien de cet air que donne le grand commerce du monde, et que le monde ne manque pas de désapprouver, et de railler dans ceux mêmes à qui il l'a donné, quand ils ne sont pas faits pour l'avoir. Et comment eût-il manqué aux bienséances d'un habit qu'il n'a jamais voulu quitter, quoique des personnes puissantes lui offrissent de l'en défaire par leur crédit, en se servant de ces moyens que l'on a su rendre légitimes? Il ne prêta point l'oreille à des propositions qui en auraient apparemment tenté beaucoup d'autres, et il préféra la contrainte et la pauvreté où il vivait, à une liberté et à des commodités qui eussent inquiété sa délicatesse de conscience.

FRANÇOIS

ÉLOGE

DE BIANCHINI.

RANÇOIS BIANCHINI naquit à Vérone le 13 décembre 1662, de Gaspard Bianchini et de Cornélie Vialetti.

Il embrassa l'état ecclésiastique; et l'on pourrait croire que des vues de fortune, plus sensées et encore mieux fondées en Italie que partout ailleurs, l'y déterminèrent, s'il n'avait donné dans tout le cours de sa vie des preuves d'une sincère piété. Il fut reçu docteur en théologie: mais il ne se contenta, pas des connaissances qu'exige ce grade; il voulut posséder à fond toute la belle littérature, et non-seulement les livres écrits dans les langues savantes, mais aussi les médailles, les inscriptions, les bas-reliefs, tous les précieux restes de l'antiquité, trésors assez communs en Italie pour prouver encore aujourd'hui son ancienne domination.

Après avoir amassé des richesses de ce genre presque prodigieuses, il forma le dessein d'une histoire universelle, conduite depuis la création du monde jusqu'à nos jours, tant profane qu'ecclésiastique; mais l'une de ces parties toujours séparée de l'autre, et séparée avec tant de scrupule, qu'il s'était fait une loi de n'employer jamais dans la profane rien de ce qui n'était connu que par l'ecclésiastique. La chronologie ou de simples annales sont trop sèches; ce ne sont que des parties de l'histoire mises véritablement à leur place, mais sans liaison, et isolées. Un air de musique ( c'est lui-même qui parle) est sans comparaison plus aisé à retenir que le même nombre de notes qui se suivraient sans faire un chant. D'un autre côté, l'histoire, qui n'est pas continuellement appuyée sur la chronologie, n'a pas une marche assez réglée ni assez ferme. Il voulait que la suite des temps et celle des faits se développassent toutes deux ensemble avec cet agrément que produisent, même aux yeux, la disposition industrieuse et la mutuelle dépendance des parties d'un corps organisé.

Il avait imaginé une division des temps facile et commode, 40 siècles depuis la création jusqu'à Auguste, 16 siècles d'Auguste à Charles V, chacun de ces 16 siècles partagés en cinq vingtaines d'années; de sorte que dans les huit premiers, de même que dans les huit derniers, il y a 40 de ces vingtaines comme 40 siècles dans la première division, régularité de nombres favorable à la mémoire. Au milieu des 16 siècles comptés depuis Auguste se trouve justement Charlemagne, époque des plus illustres. Le hasard semblait s'être souvent trouvé d'accord avec les intentions de Bianchini. Il avait imaginé de plus de mettre à la tête de chaque siècle de la quarantaine par où il ouvrait ce grand théâtre, et ensuite à la tête de chaque vingtaine d'années, la représentation de quelque monument qui eût rapport aux principaux événemens qu'on allait voir : c'était la décoration particulière de chaque scène, non pas un ornement inutile, mais une

instruction sensible donnée aux yeux et à l'imagination par tout ce qui nous reste de plus rare et de plus curieux.

et

Il publia en 1697 la première partie de ce grand dessein. Elle devait contenir les 40 premiers siècles de l'histoire profane; mais il se trouva que le volume aurait été d'une grosseur difforme, il n'y entra que 32 siècles, qui finissent à la ruine du grand empire d'Assyrie. Le titre est: La istoria universale provata con monumenti, et figurata con simboli de gli Antichi. Bianchini occupé d'autres travaux qui lui sont survenus, n'a point donné de suite. Mais cette partie n'est pas seulement suffisante pour donner une haute idée de tout l'ouvrage; elle en est le morceau qui eût été le plus considérable, par la difficulté et l'obscurité des matières à éclaircir : là précisément où elle se termine, le jour allait commencer à paraître, et à conduire les pas de l'historien.

Si d'un grand palais ruiné on en trouvait tous les débris confusément dispersés dans l'étendue d'un vaste terrein, et qu'on fût sûr qu'il n'en manquât aucun, ce serait un prodigieux travail de les rassembler tous, ou du moins, sans les rassembler, de se faire, en les considérant, une idée juste de toute la structure de ce palais. Mais s'il manquait des débris, le travail d'imaginer cette structure serait plus grand, et d'autant plus grand, qu'il manquerait plus de débris; et il serait fort possible que l'on fît de cet édifice différens plans qui n'auraient presque rien de commun entre eux. Tel est l'état où se trouve pour nous l'histoire des temps les plus anciens. Une infinité d'auteurs ont péri; ceux qui nous restent ne sont que rarement entiers de petits. fragmens, et en grand nombre, qui peuvent être utiles, sont épars cà et là dans des lieux fort écartés des routes ordinaires, où l'on ne s'avise pas de les aller déterrer. Mais ce qu'il y a de pis, et qui n'arriverait pas à des débris matériels, ceux de l'histoire ancienne se contredisent souvent ; et il faut ou trouver le secret. de les concilier, ou se résoudre à faire un choix qu'on peut toujours soupçonner d'être un peu arbitraire. Tout ce que des savans du premier ordre., et les plus originaux, ont donné sur cette matière, ce sont différentes combinaisons de ces matériaux d'antiquités; et il y a encore lieu à des combinaisons nouvelles, soit que tous les matériaux n'aient pas été employés, soit qu'on en puisse faire un assemblage plus heureux, ou seulement un autre assemblage.

Il paraît que Bianchini les a ramassés de toutes parts avec un extrême soin, et les a mis en œuvre avec une industrie singulière. Les siècles qui ont précédé le déluge, vides dans l'histoire profane que l'on traite ici, et à laquelle on interdit le secours de l'histoire sainte, sont remplis par l'invention des arts les plus

nécessaires, et l'on en rapporte tout ce que les anciens en ont dit de plus certain, ou imaginé de plus vraisemblable. Il est aisé de voir quels sujets suivent le déluge. Partout c'est un grand spectacle raisonné, appuyé non-seulement sur les témoignages que le savoir peut fournir, mais encore sur des réflexions tirées de la nature des choses, et fournies par l'esprit seul, qui donne la vie à ce grand amas de faits inanimés. Rien n'est mieux manié que les établissemens des premiers peuples en différens pays, leurs transmigrations, leurs colonies, l'origine des monarchies ou des républiques, les navigations, ou de marchands ou de conquérans; et sur ce dernier article, Bianchini fait toujours grand cas de ce qu'il appelle la Thalassocratie, l'empire ou du moins l'usage libre de la mer. En effet, l'importance de cette thalassocratie connue et sentie dès les premiers temps, l'est aujourd'hui plus que jamais; et les nations de l'Europe s'accordent assez à penser qu'elles acquièrent plus de véritable puissance en s'enrichissant par un commerce tranquille, qu'en agrandissant leurs états par des conquêtes violentes. Selon Bianchini, ce n'était point du ravissement d'Hélène qu'il s'agissait entre les Grecs et les Troyens : c'était de la navigation de la mer Egée et du Pont-Euxin, sujet beaucoup plus raisonnable et plus inté ressant; et la guerre ne se termina point par la prise de Troie, mais par un traité de commerce. Cela est même assez fondé sur l'antiquité mais de là l'auteur se trouve conduit à un paradoxe plus surprenant; c'est que l'Iliade n'est qu'une pure histoire, allégorisée dans le goût oriental. Ces dieux, tant reprochés à Homère, et qui pourraient l'empêcher d'être reconnu pour divin, sont pleinement justifiés par un seul mot: ce ne sont point des dieux, ce sont des hommes ou des nations. Sesostris, roi de l'Ethiopie orientale ou Arabie, avait conquis l'Egypte, toute l'Asie mineure, une partie de la grande Asie; et après sa mort, les rois ou princes qu'il avait rendus tributaires, secouèrent peu peu le joug. Le Jupiter d'Homère est celui des successeurs de Sesostris, qui régnait au temps de la guerre de Troie; il ne commande qu'à demi aux dieux, c'est-à-dire aux princes ses vassaux, et il ne les empêche pas de prendre parti pour ou pour les Troyens, selon leurs intérêts et leurs passions. est la Syrie, appelée blanche, alliée de l'Ethiopie orientale, mais avec quelque dépendance; et cette Syrie est caractérisée par les bras blancs de Junon. Minerve est la savante Egypte; Mars, une ligue de l'Arménie, de la Colchide, de la Thrace et de la Thessalie, et ainsi des autres. A la faveur de cette allégorie, Homère se retrouve divin; il faut avouer cependant qu'il l'était déjà, quoiqu'on ne la connût point,

à

les Grecs

Junon

Après tout ce qui vient d'être dit, on ne s'attendrait point que Bianchini fût un grand mathématicien. Naturellement le génie des vérités mathématiques et celui de la profonde érudition sont opposés; ils s'excluent l'un l'autre, ils se méprisent mutuelle-ment: il est rare de les avoir tous deux, et alors même il est presque impossible de trouver le temps de satisfaire à tous les deux. Bianchini les posséda pourtant ensemble, et les porta loin. Il eut une occasion heureuse de donner en même temps -des preuves incontestables de l'un et de l'autre. Lorsqu'au commencement de ce siècle il fut question à Rome de l'affaire du calendrier dont nous avons parlé en 1700 (1) et 1701 (2), et que le pape Clément XI eut fait une congrégation sur ce sujet, Bianchini, qu'il en avait nommé secrétaire, fit deux ouvrages qui avaient rapport et à cette grande affaire et à sa nouvelle dignité, et où la mathématique se liait nécessairement avec l'érudition la plus recherchée. Il les publia en 1703 sous ces titres : De calendario et cyclo Cæsaris, ac de canone Paschali sancti Hippolyti martyris, dissertationes duæ. Telle est la nature de ces ouvrages, qu'on les défigurerait trop, si on voulait 'en donner une idée : tout lecteur en sentira le prix, pourvu qu'il soit assez savant pour les bien lire. Nous rapporterons seulement que l'auteur s'est attaché à défendre le canon pascal de saint Hippolyte, que le grand Scaliger avait hardiment ́traité de puéril, et qui, par les remarques de Bianchini, trouve être le plus bel ouvrage qu'on ait fait en ce genre jusqu'à la réformation du calendrier sous Grégoire XIII. Ce devait être un double plaisir pour un savant et pour un catholique zélé, qu'une victoire remportée en cette matière sur Scaliger.

se

Bianchini fut purement mathématicien dans la construction du grand Gnomon qu'il fit dans l'église des Chartreux de Rome, pareil à celui que le grand Cassini avait fait dans S. Petrone de Bologne. Il en vient de naître un troisième dans Saint-Sulpice de Paris, par les soins d'un pasteur qui songe à tout, et on en finit actuellement à l'observatoire un quatrième. Ces Gnomons ne sont que des grands quarts de cercle, mais plus justes à proportion de leur grandeur, et ce plus de justesse paie assez tous les soins presque incroyables de leur construction. Clément XI fit frapper une médaille du Gnomon des Chartreux, et Bianchini publia une ample dissertation De Nummo et Gnomone Clementino.

Il partageait continuellement sa vie entre les recherches d'antiquité et les recherches de mathématique, surtout celles d'as(1) Page 127 et suiv., seconde édition.

(2) Page 105 et suiv., seconde édition.

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