Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

ans,

ou neuf avait déjà dressé et dessiné lui-même sur l'histoire ancienne des cartes que Freret a vues, car il est bon d'avoir pour cette espèce de prodige un témoin illustre par une grande érudition. Ce fut vers la géographie que Delisle tourna toutes ses études, déterminé de ce côté-là par son inclination, aidé de toutes les connaissances, et conduit avec toute l'affection d'un père.

Communément on n'a guère d'idée de ce que c'est qu'une carte géographique, et de la manière dont elle se fait. Pour peu qu'on lise, on voit assez la différence d'une histoire à une autre du même sujet, et on juge les historiens mais on ne regarde

pas de si près à des cartes de géographie, on ne les compare point, on croit assez qu'elles sont toutes à peu près la même chose, que les modernes ne sont qu'une répétition des anciennes ; et si dans l'usage on en préfère quelques-unes, c'est sur la foi d'une réputation dont on n'a pas examiné les fondemens. Les besoins ordinaires ne demandent pas dans les cartes une grande exactitude. Il est vrai que pour celles qui appartiennent à la navigation, il en faut une qui ne peut être trop parfaite : mais il n'y a que les navigateurs qui sentent cette nécessité, il y va de leur vie.

Si lorsqu'un géographe entreprend de faire une carte de l'Europe, par exemple, il avait devant lui un gros recueil d'observations astronomiques bien exactes de la longitude et de la latitude de chaque lieu, la carte serait bientôt faite; tout viendrait s'y placer de soi-même à l'intersection d'un méridien et d'un parallèle connus. Jamais cette carte n'aurait besoin de correction, à moins qu'il n'arrivât des changemens physiques, qu'elle ne garantissait pas. Mais on a jusqu'ici très-peu d'observations des longitudes des lieux. On ne peut guère en avoir que depuis que feu Cassini a calculé les mouvemens des satellites de Jupiter, et que l'on observe à l'académie des éclipses des fixes par les planètes; car avant cela on n'avait pour les longitudes que des éclipses de lune, qui sont rares, qui jusqu'à l'invention des lunettes n'étaient pas assez bien observées, et qui même encore aujourd'hui ne donnent pas aisément des déterminations assez précises. On a toujours pu observer les latitudes, et les observations pourraient être en grande quantité; mais il faut des observateurs, et il n'y en a que depuis environ deux cents ans, et en très-petit nombre, semés dans quelques villes principales de l'Europe. On n'a donc pour la carte qu'on en ferait que quelques points déterminés sûrement par observation astronomique; et où prendre tous les autres en nombre infini? On ne peut avoir recours qu'aux mesures itinéraires, aux distances des lieux, ré

pandues en une infinité d'histoires, de voyages, de relations, d'écrits de toutes espèces, mais peu exactement; et, ce qui est encore pis, différemment presque dans tous. Il faut peser l'autorité de cette multitude de différens titres, et on ne le peut qu'avec le secours de beaucoup d'autres connaissances subsidiaires; il faut accorder les contradictions qui ne sont qu'apparentes; il faut faire un choix bien raisonné, quand elles sont réelles. Enfin les mesures comme les lieues, qui varient tant, non-seulement d'un état à un autre, mais d'un petit pays du même état à un autre voisin, doivent être si bien connues du géographe, qu'il les puisse comparer toutes entre elles, et les rapporter à une mesure commune, telle que la lieue commune de France. Tout cela est d'un détail immense, et capable de lasser la patience la plus opiniâtre. On ne plaindrait pas ceux qui emploieraient autant de temps et de travail à quelque théorie brillante, et peut-être inutile; ils seraient récompensés et par le plaisir de la production, et par un certain éclat qui frapperait le public.

Les parties des cartes qui représentent les mers, ou seulement les côtes, ont encore leurs difficultés particulières. On ne peut trop ramasser, trop comparer de journaux de pilotes et de routiers; les distances y sont marquées selon les rumbs de vents, auxquels on ne peut se fier s'ils ont été pris sans la boussole, et qu'il faut corriger si la variation de l'aiguille n'a pas été alors connue, ou ne l'a pas été exactement. Quelle ennuyeuse et fatigante discussion! Il faut être bien né géographe pour s'y engager.

pas

en

Aussi n'avait-on pas pris jusqu'à présent toutes les peines nécessaires, et peut-être ne savait-on pas même assez bien toutes celles qu'il y avait à prendre. Nicolas Sanson a été dans le siècle passé le plus fameux de nos géographes; cette science lui doit beaucoup cependant ses cartes étaient fort imparfaites, soit par la faute de son siècle, soit par la sienne. Il n'avait core assez d'observations, et il n'avait pas assez approfondi ni assez recherché. Lorsque le temps amena de nouvelles connaissances, il aima mieux les négliger que de corriger ses premiers ouvrages par les derniers, et de mettre entre eux une discordance qui le blessait. La source de son Nil fut toujours sous le tropique du Capricorne, à 35 degrés de distance de sa véritable position, parce qu'il en avait cru Ptolomée qui en avait jugé ainsi. Sa Chine, sa Tartarie, sa terre d'Yeço s'obstinaient à demeurer mal placées et mal disposées contre le témoignage de relations indubitables.

Delisle vint dans le temps où tout semblait annoncer que

la

géographie allait changer de face. Le zèle de la religion et l'amour des richesses, principes bien opposés, s'accordaient à augmenter tous les jours le nombre des découvertes dans les climats lointains; et l'astronomie, beaucoup plus parfaite que jamais, fournissait de nouveau les longitudes par les satellites de Jupiter, d'autant plus sûrement que les lieux étaient plus éloignés. Plusieurs points de la terre prenaient enfin des places qu'ils ne pouvaient plus perdre, et auxquelles les autres devaient s'assujettir.

A la fin de 1699, Delisle, âgé de vingt-cinq ans, donna ses premiers ouvrages, une mappemonde, quatre cartes des quatre parties de la terre, et deux globes, l'un céleste, l'autre terrestre, dédiés à S. A. R. feu le duc d'Orléans; le tout, et principalement les globes, avaient été faits sous les yeux et sous. la direction de feu Cassini, ce qui seul aurait répondu de la bonté et de l'exactitude du travail.

L'ouverture du siècle présent se fit donc à l'égard de la géographie par une terre presque nouvelle que Delisle présenta. La Méditerranée, cette mer si connue de tout temps par les nations les plus savantes, toujours couverte de leurs vaisseaux, traversée de tous les sens possibles par une infinité de navigateurs, n'avait que huit cent soixante lieues d'occident en orient, au lieu de onze cent soixante qu'on lui donnait, erreur presque incroyable. L'Asie était pareillement raccourcie de cinq cents lieues; la position de la terre d'Yeço changée de dix-sept cents. Une infinité d'autres corrections moins frappantes et moins sensibles ne surprenaient que les yeux savans; encore Delisle avait-il jugé à propos de respecter jusqu'à un certain point les préjugés établis, et de n'user pas à toute rigueur du droit que lui donnaient ses découvertes: tant le faux s'attire d'égards par cette ancienne possession où il se trouve toujours.

Les globes et les cartes eurent une approbation générale, et un homme qui avait le titre de géographe du roi voulut en . partager le fruit par une mappemonde en quatre feuilles qu'il publia aussitôt après, fort semblable à ce qui venait de paraître. Delisle, muni d'un privilége, se plaignit en justice d'avoir été entièrement copié, à l'exception des fautes qu'on avait mises dans la nouvelle mappemonde, ou par ignorance, ou pour déguiser le larcin. Le conseil d'état privé du roi nomma deux experts en cette matière, où il y en a peu, feu Sauveur, et Chevalier, tous deux de cette académie. Le détail de l'exactitude scrupuleuse qu'ils apportèrent à cette affaire est imprimé; ils se convainquirent parfaitement que l'adversaire de Delisle était un plagiaire. L'arrêt du conseil fut conforme à leur

avis, mais le procès dura six ans. Delisle perdit à s'assurer ce qui lui était dû, une grande partie de ces six années, qu'il eût employées entières à s'enrichir, utilement pour le public. II usa généreusement de sa victoire; il avait droit par l'arrêt de faire casser les planches du géographe condamné : il lui en laissa tout ce qui n'appartenait pas précisément à la géographie, des ornemens assez agréables, des cartouches recherchés, qui pouvaient faire ailleurs l'effet de prévenir et d'amuser les yeux de la plupart du monde.

La Méditerranée plus courte de plus d'un quart qu'on ne l'avait cru jusques-là, avait fort étonné, et quelques-uns ne se rendaient pas encore aux observations astronomiques. Delisle, pour ne laisser aucun doute, entreprit de mesurer toute cette mer en détail et par parties, sans employer ces observations, mais seulement les portulans et les journaux de pilotes, tant de routes faites de cap en cap en suivant les terres, que de celles qui traversaient d'un bout à l'autre ; et tout cela évalué avec toutes les précautions nécessaires réduit et mis ensemble, s'accordait à donner à la Méditerranée la même étendue que les observations astronomiques dont on voulait se défier.

et

Il devait publier une Introduction à la géographie, dans la quelle il eût rendu compte de tous les changemens dont il était auteur. Il ne l'a point publiée, occupé par d'autres travaux, cependant on s'était accoutumé peu à peu à prendre en lui une confiance qui eût pu le dispenser de ce grand appareil de preuves. Il est vrai qu'en plusieurs occasions particulières il en avait donné qui marquaient tant de capacité et d'exactitude, tout ce qui sortait de ses mains était si bien d'accord avec ce qui en était déjà sorti, que cette confiance du public ne pouvait passer pour une grâce.

Peut-être penserait-on que l'extrême difficulté des discussions géographiques, et le peu d'apparence que des critiques s'y embarquent, donnent à un géographe une liberté assez ample de régler bien des choses à son gré. Mais sur les matières les moins maniées par le gros des savans, il y a toujours, du moins si on prend toute l'Europe, un petit nombre de gens à craindre, et qui n'attendent qu'un sujet de censure, même léger. D'ail leurs un véritable savant prend un amour pour l'objet perpétuel de ses recherches, et se fait à cet égard une conscience qui ne lui permet pas d'imposer. On pouvait compter que Delisle était singulièrement dans cette disposition, il avait la candeur de son père.

Des mappemondes, des cartes générales de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique, ne sont que des ébauches de la

représentation de la terre. Les cartes particulières demandent une nouvelle étude, et une étude d'autant plus pénible qu'elles sont plus particulières. L'objet croît toujours à mesure qu'il est regardé de plus près, et il y faut voir ce que l'on n'y considérait pas auparavant. Le nombre des matériaux nécessaires devient toujours plus accablant pour le géographe; et s'il se pique de précision, tous ceux qu'il peut recouvrer lui sont nécessaires.

Encore une difficulté qui n'appartient guère qu'à la géographie, c'est d'être fort changéante. Je ne parle pas des changemens physiques, ils sont peu considérables. Que les mers s'éloignent de leurs rivages, ou gagnent sur les terres, que de grandes rivières se fassent d'autres embouchures, qu'il naisse de nouvelles îles, un médiocre savoir embrasse sans peine ce petit nombre d'événemens rares; mais les limites civiles des royaumes, des provinces, des gouvernemens, des diocèses, sont sujettes à de grandes variations dans certains intervalles de temps, et de plus la langue de la géographie change presque absolument; tout prend de nouveaux noms, et c'est malheureusement dans les siècles les plus ténébreux, les plus dépourvus de bons auteurs. Il n'y a personne qui n'en sache un petit nombre d'exemples mais qu'est-ce que ce petit nombre, en comparaison de ce qu'un géographe en doit savoir? Les conquêtes des barbares du nord dans l'Europe, celles des Arabes et des Tartares dans l'Asie, défigurèrent les anciens noms, ou les effacèrent, et leur en substituèrent d'autres ; et Ptolomée ne reconnaîtrait qu'à peine aujourd'hui sur nos cartes l'empire Romain.

:

Delisle a embrassé la géographie dans toute son étendue; il l'a suivie dans toutes ses branches, et l'a prouvé au public par des cartes de toutes les espèces, qui sont au nombre de quatrevingt-dix. Nous en indiquerons seulement quelques-unes de chaque sorte, qui serviront d'exemples.

Une carte intitulée : Le monde connu aux anciens, et celle de l'Italie et de la Grèce, etc. Nous avons rapporté en 1714 (1) qu'il avait fait voir combien les mesures itinéraires des Romains étaient justes et conformes aux observations astronomiques qu'on a eues depuis, et combien l'Italie et la Grèce étaient différentes de ce qu'elles paraissaient sur toutes les autres cartes. Par lå se justifiaient certaines choses que les anciens avaient avancées, et que les modernes rendaient par leur faute trop absurdes et trop incroyables.

Une carte des évêchés d'Afrique, qui a paru au-devant d'une nouvelle édition d'Optat de Mileve. Elle avait toutes les difficultés de la géographie ancienne et de la géographie la plus parti(1) Page 80 et suiv.

« PreviousContinue »