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quatre os du crâne par la petite plaie de l'intestin. Il inventá des ciseaux d'une construction nouvelle, car aucun instrument connu de chirurgie n'était convenable. Avec ces ciseaux introduits par le fondement jusqu'à la plaie de l'intestin, il allait couper le crâne en parties assez petites pour passer par l'ouverture, et il les tirait avec d'autres ciseaux qui ne coupaient point, inventés aussi par lui. On juge bien que cette opération se devait répéter bien des fois, et dans certains intervalles, pour ménager les forces presque éteintes de la malade; que de plus il fallait s'y conduire avec une extrême dextérité, pour n'adresser qu'au fœtus des instrumens tranchans et très-fins qui eussent pu la blesser mortellement. Littre disposait sur une table les morceaux du crâne déjà tirés, afin de voir ce qui lui manquait encore, et ce qui lui restait à faire. Enfin, il eut la joie de voir tout heureusement tiré, sans que sa main se fût jamais égarée, ni eût porté le moindre coup aux parties de la mère. Cependant il s'en fallait beaucoup que tout ne fût fait: l'intestin était percé d'une plaie très-considérable; le long sé jour d'un fœtus pourri dans la cavité du ventre, ce qui y restait encore de ses chairs fondues, y avait produit une corruption capable elle seule de causer la mort. Il vint à bout de la corruption par des injections qu'il fit encore d'une manière particulière; il lava, il nettoya, ou plutôt il ranima tout; il.referma même la plaie; et la malade, qui, après avoir été naturellement fort grasse, n'avait plus que des os absolument décharnés, reprit jusqu'à son premier embonpoint. On a dit même qu'elle était redevenue grosse.

Cette cure coûta à Littre quatre mois de soins les plus assidus et les plus fatigans, d'une attention la plus pénible, et d'une patience la plus opiniâtre. Il n'était pourtant pas animé par l'espoir de la récompense : tout le bien de la malade, tout le bien de son mari, qui n'était qu'un simple ouvrier en instrumens de mathématiques, n'y auraient pas suffi. L'extrême singularité du cas avait piqué sa curiosité; de plus, la confiance que sa malade avait prise en lui l'attachait à elle : il croyait avoir contracté avec elle un engagement indispensable de la secourir, parce qu'elle n'espérait qu'en son secours. Lorsqu'il a raconté toute cette histoire en 1702, il ne s'y est donné simplement que la gloire d'avoir marché sans guide, et usé de beaucoup de précautions et de ménagemens. Du reste, loin de vouloir s'emparer de toute notre admiration, il la tourna lui-même sur les ressources imprévues de la nature. Un autre aurait bien pu éloigner cette idée, même sans penser trop à l'éloigner.

Il fut choisi pour être médecin du châtelet. Le grand agré

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ment de cette place pour lui était de lui fournir des accidens rares, et plus d'occasions de disséquer.

Il a toujours été d'une assiduité exemplaire à l'académie, fort exact à s'acquitter des travaux qu'il lui devait, si ce n'est qu'il s'en affranchit les trois ou quatre dernières années de sa vie, parce qu'il perdait la vue de jour en jour; mais il ne se relâcha point sur l'assiduité. Alors il se mit à garder dans les assemblées un silence dont il n'est jamais sorti ; il paraissait un disciple de Pythagore, quoiqu'il pût toujours parler en maître sur les matières qui l'avaient occupé. On le voyait plongé dans une mélancolie profonde, qu'il eût été inutile de combattre, et dont on ne pouvait que le plaindre.

Le premier février 1725, il fut frappé d'apoplexie, et mourut le 3, sans avoir eu aucune connaissance dans tout cet espace de temps. Cependant cette mort subite ne l'avait pas surpris; quinze jours auparavant, il avait fait de son propre mouvement ses dévotions à sa paroisse.

Ceux d'entre les gens de bien qui condamnent tant les spectacles, l'auraient trouvé bien net sur cet article : jamais il n'en avait vu aucun. Il n'y a pas de mémoire qu'il se soit diverti. Il n'avait de sa vie songé au mariage; et ceux qui l'ont vu de plus près, prétendent que les raisons de conscience n'avaient jamais dû être assez pressantes pour l'y porter. Presque tous les hommes ne songent qu'à étendre leur sphère, et à y faire entrer tout ce qu'ils peuvent d'étranger : pour lui, il avait réduit la sienne à n'être guère que lui seul. Il avait fait, de sa main, plusieurs préparations anatomiques que des médecins ou chirurgiens anglais et hollandais vinrent acheter de lui quelque temps avant sa mort, lorsqu'il n'en pouvait plus faire usage. Les étrangers le connaissaient mieux que ne faisait une partie d'entre nous; il arrive quelquefois qu'ils nous apprennent le mérite de nos propres concitoyens, que nous négligions, peut-être parce que leur modestie leur nuisait de près.

Il a laissé son légataire universel M. Littre, son neveu, lieutenant-général de Cordes.

ÉLOGE

DE HARTSOEKER.

NICOLAS HARTSOEKER naquit à Goude en Hollande le 26 de mars

1656, de Christian Hartsoëker, ministre remontrant, et d'Anne Vander-My. Cette famille était ancienne dans le pays de Drente, qui est des Provinces-Unies.

Son père eut sur lui les vues communes des pères; il le fit étudier pour le mettre dans sa profession, ou dans quelque autre également utile; mais il ne s'attendait pas que ses projets dussent être traversés par où ils le furent, par le ciel et par les étoiles, que le jeune homme considérait avec beaucoup de plaisir et de curiosité. Il allait chercher dans les almanachs tout ce qu'ils rapportaient sur ce sujet ; et ayant entendu dire à l'âge de douze ou treize ans que tout cela s'apprenait dans les mathématiques, il voulut donc étudier les mathématiques ; mais son père s'y opposait absolument. Ces sciences ont eu jusqu'à présent si peu de réputation d'utilité, que la plupart de ceux qui s'y sont appliqués ont été des rebelles à l'autorité de leurs parens. Nos éloges en ont fourni plusieurs exemples.

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Le jeune Hartsoëker amassa en secret le plus d'argent qu'il put; il le dérobait aux divertissemens qu'il eût pris avec ses camarades :, enfin, il se mit en état d'aller trouver un maître de mathématiques, qui lui promit de le mener vite, et lui tint parole. Il fallut cependant commencer par les premières règles d'arithmétique; il n'avait de l'argent que pour sept mois, et ilétudiait avec toute l'ardeur que demandait un fonds si court. De peur que son père ne découvrit par la lumière qui était dans sa chambre toutes les nuits, qu'il les passait à travailler, il étendait devant sa fenêtre les couvertures de son lit, qui ne lui servaient plus qu'à cacher qu'il ne dormait pas.

Son maître avait des bassins de fer, dans lesquels il polissait assez bien des verres de six pieds de foyer, et le disciple en apprit la pratique. Un jour qu'en badinant et sans dessein il présentait un fil de verre à la flamme d'une chandelle, il vit que le bout de ce fil s'arrondissait ; et comme il savait déjà qu'une boule de verre grossissait les objets placés à son foyer, et qu'il avait vu chez Leuvenhoeck des microscopes dont il avait remarqué la construction, il prit la petite boule qui s'était formée et détachée du reste du fil, et il en fit un microscope, qu'il essaya d'abord sur un cheveu. Il fut ravi de le trouver bon, et d'avoir l'art d'en faire à si peu de frais.

Cette invention de voir contre le jour de petits objets transparens par le moyen de petites boules de verre, est due à Leuvenhocck; et Hudde, bourgmestre d'Amsterdam, grand mathématicien, a dit à Hartsoëker qu'il était étonnant que cette découverte eût échappé à tous tant qu'ils étaient de géomètres et de philosophes, et eût été réservée à un homme sans lettres, tel que Leuvenhoeck. Apparemment il voulait relever le génie de l'ignorant, ou réprimer l'orgueil des sayans sur les décou vertes fortuites.

Hartsoëkér, âgé alors de dix-huit ans, s'occupa beaucoup de ses microscopes. Tout ce qui pouvait y être observé, l'était. Il fut le premier à qui se dévoila le spectacle du monde le plus imprévu pour les physiciens, même les plus hardis en conjectures; ces petits animaux jusques-là invisibles, qui doivent se transformer en hommes, qui nagent en une quantité prodi→ gieuse dans la liqueur destinée à les porter, qui ne sont que dans celle des mâles, qui ont la figure de grenouilles naissantes, de grosses têtes et de longues queues, et des mouvemens très-vifs. Cette étrange nouveauté étonna l'observateur, il n'en osa rien dire. Il crut même que ce qu'il voyait pouvait être l'effet de quelque maladie, et il ne suivit point l'observation.,

Vers la fin de 1674, en 1675 et 1676 son père l'envoya étudier en littérature, en grec, en philosophie, en anatomie, sous les plus habiles professeurs de Leyde et d'Amsterdam. Ses maîtres en philosophie étaient des cartésiens aussi entêtés de Descartes, que les scolastiques précédens l'avaient été d'Aristote. On n'avait fait dans ces écoles que changer d'esclavage. Hartsoëker devint cartésien à outrance, mais il s'en corrigea dans la suite. Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quelquefois.

Hartsoëker alla en 1677 de Leyde à Amsterdam, ayant dessein de passer en France pour y achever ses études. Il reprit les obser→ vations du microscope, interrompues depuis deux ans, et revit ces animaux qui lui avaient été suspects. Alors il eut la hardiesse de communiquer son observation à son maître de mathema→ tiques, et à un autre ami. Ils s'en assurèrent tous trois ensemble. Ils virent de plus ces mêmes animaux sortis d'un chien, et de la même figure à peu près que les animaux humains. Ils virent ceux du coq et du pigeon, mais comme des vers ou des anguilles. L'observation s'affermissait et s'étendait, et les trois confidens de ce secret de la nature ne doutaient presque plus que tous les animaux ne naquissent par des métamorphoses invisibles et cachées, comme toutes les espèces de mouches et de papillons. viennent de métamorphoses sensibles et connues.

Ces trois hommes seuls savaient quelle liqueur renfermait les animaux ; et quand on les faisait voir à d'autres, on leur disait que c'était de la salive, quoique certainement elle n'en contienne point. Comme Leuvenhoeck a écrit dans quelqu'une de ses lettres qu'il avait vu dans de la salive une infinité de petits animaux, on pourrait le soupçonner d'avoir été trompé par le bruit qui s'en était répandu. Il n'aura peut-être pas voulu ne point voir ce que d'autres voyaient, lui qui était en possession des observations microscopiques les plus fines, et à qui tous les objets invisibles appartenaient.

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L'illustre Huyghens étant venu à la Haye pour rétablir sa santé, entendit parler des animaux de la salive qu'un jeune homme faisait voir à Rotterdam, et il marqua beaucoup d'envie d'en être convaincu par ses propres yeux. Aussitôt Hartsoëker, ravi d'entrer en liaison avec ce grand homme, alla à la Haye. Il lui confia et à quelques autres personnes ce que c'était que la liqueur où nageaient les animaux: car à mesure que l'observation s'établissait, la timidité et les scrupules diminuaient naturellement: de plus, la beauté de la découverte serait demeurée trop imparfaite, et les conséquences philosophiques qui en pouvaient naître, demandaient que le mystère cessât. Huyghens, qui avait promis très-obligeamment à Hartsoëker des lettres de recommandation pour son voyage de Paris, fit encore mieux, et l'amena avec lui à Paris, où il revint en 1678. Le nouveau venu alla voir d'abord l'observatoire, les hôpitaux, les savans: il ne lui était pas inutile de pouvoir citer le nom de Huyghens. Celui-ci fit mettre alors dans le Journal des Savans, qu'il avait fait avec un microscope de nouvelle invention des observations très-curieuses, et principalement celle de petits animaux, et cela sans parler de Hartsoëker. Le bruit en fut fort grand parmi ceux qui s'intéressent à ces sortes de nouvelles; et Hartsoëker ne résista point à la tentation de dire que le nouveau microscope venait de lui, et qu'il était le premier auteur des observations. Le silence en cette occasion était au-dessus de l'humanité. Huyghens était vivant, d'un rare mérite, et par conséquent il avait des ennemis. On anima Hartsoëker à revendiquer son bien, par un mémoire qui paraîtrait dans le Journal. Il ne savait pas encore assez de français pour le composer; différentes plumes le servirent, et chacune lança son trait contre Huyghens.

L'auteur du journal fut trop sage pour publier cette pièce, et il la renvoya à Huyghens. Celui-ci fit à Hartsoëker une réprimande assez bien méritée, selon Hartsoëker lui-même, qui l'a écrite. Il lui dit qu'il ne se prenait pas à lui d'une pièce qu'il voyait bien qui partait de ses ennemis, et qu'il s'offrait à dresser lui-même pour le journal un mémoire où il lui rendait toute la justice qu'il désirerait. Hartsoëker y consentit, honteux du procédé de Huyghens, et heureux d'en être quitte à si bon marché. L'importance dont il lui était de se faire connaître, l'amour de ce qu'on a trouvé, sa jeunesse, de mauvais conseils donnés avec chaleur, surtout l'aveu ingénu de sa faute dont nous ne tenons l'histoire que de lui, peuvent lui servir d'excuses assez légitimes.

Il se confirmait de plus en plus dans la découverte des petits animaux primitifs, qu'il trouva toujours dans toutes les espèces

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