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toutes les pièces originales la malheureuse histoire du prince Alexis, son fils; et la confiance avec laquelle il a fait l'univers juge de sa conduite, prouve asssez qu'il ne se reprochait rien. Les traits éclatans de clémence à l'égard de personnes moins chères et moins importantes, font voir aussi que sa sévérité pour son fils dut être nécessaire. Il savait parfaitement honorer le mérite; ce qui était l'unique moyen d'en faire naître dans ses états, et de l'y multiplier. Il ne se contentait pas d'accorder des bienfaits, de donner des pensions, faveurs indispensables et absolument dues selon les desseins qu'il avait formés; il marquait par d'autres voies une considération plus flatteuse pour les personnes, et quelquefois il la marquait même encore après la mort. Il fit faire des funérailles magnifiques à Areskins, son premier médecin, et y assista portant une torche allumée à la main. Il a fait le même honneur à deux anglais, l'un contreamiral de sa flotte, l'autre interprète des langues.

Nous avons dit en 1716, page 124, qu'ayant consulté sur ses grands desseins l'illustre Leibnitz, il lui avait donné un titre d'honneur et une pension considérable.qui allaient chercher dans son cabinet un savant étranger, à qui l'honneur d'avoir été consulté eût suffi. Le Czar a composé lui-même des traités de marine, et l'on augmentera de son nom la liste peu nombreuse des souverains qui ont écrit. Il se divertissait à travailler au tour; il a envoyé de ses ouvrages à l'empereur de la Chine, et il a eu la bonté d'en donner un à d'Onsembray, dont il jugea le cabinet digne d'un si grand ornement. Dans les divertissemens qu'il prenait avec sa cour, tels que quelques relations nous les ont exposés, on peut trouver des restes de l'ancienne Moscovie; mais il lui suffisait de se relâcher l'esprit, et il n'avait pas le temps de mettre beaucoup de soins à raffiner sur les plaisirs. Cet art vient assez tôt de lui-même après les

autres.

Sa vie ayant été assez courte ses projets, qui avaient besoin d'une longue suite d'exécution ferme et soutenue, auraient péri presque en naissant; et tout serait retombé par son propre poids dans l'ancien chaos, si l'impératrice Catherine n'avait succédé à la couronne. Pleinement instruite de toutes les vues de Pierre-leGrand, elle en a pris le fil, et le suit; c'est toujours lui qui agit par elle. Il lui avait particulièrement recommandé, en mourant, de protéger les étrangers, et de les attirer. Delisle, astronome de cette académie, vient de partir pour Pétersbourg, engagé par les grâces de l'impératrice. Nicolas et Daniel Bernoulli, fils de Jean, dont le nom sera immortel dans les mathématiques, l'ont devancé de quelques mois; et ils ont été devancés aussi par le

célèbre Herman, dont nous avons de si beaux ouvrages. Quelle colonie pour Pétersbourg! La sublime géométrie des infiniment petits va pénétrer avec ces grands géomètres dans un pays où les élémens d'Euclide étaient absolument inconnus il y a vingt-cinq ans. Nous ne parlerons point des autres sujets de l'académie de Pétersbourg; ils se feront assez connaître, excités et favorisés comme ils le seront par l'autorité souveraine. Le Danemarck a eu une reine qu'on a nommée la Sémiramis du nord; il faudra que la Moscovie trouve quelque nom aussi glorieux pour son impératrice.

ALEXIS

ÉLOGE

DE LITTRE.

LEXIS LITTRE naquit le 21 juillet 1658 à Cordes en Albigeois. Son père, marchand de cette petite ville, eut douze enfans, qui vécurent tous; et il ne fut soulagé d'aucun d'eux par l'église.

Rien ne donne une meilleure éducation qu'une petite fortune, pourvu qu'elle soit aidée de quelque talent. La force de l'inclination, le besoin de parvenir, le peu de secours même, aiguisent le désir et l'industrie, et mettent en œuvre tout ce qui est en nous. Littre joignit à ces avantages un caractère très-sérieux, très-appliqué, et qui n'avait rien de jeune que le pouvoir de soutenir beaucoup de travail. Sans tout cela, il n'eût pas subsisté dans ses études, qu'il fit à Villefranche en Rouergue, chez les pères de la doctrine. Une grande économie n'eût pas suffi; il fallut qu'il répétât à d'autres écoliers plus riches et plus paresseux, ce qu'on venait presque dans l'instant de leur enseigner à tous, et il en tirait la double utilité de vivre plus commodément, et de savoir mieux. La promenade eût été une débauche pour lui. Dans les temps où il était libre, il suivait un médecin chez ses malades, et au retour il s'enfermait pour écrire les raisonnemens qu'il avait entendus.

Ses études de Villefranche finies, il se trouva un petit fonds pour aller à Montpellier, où l'attirait la grande réputation des écoles de médecine; et il fit si bien, qu'il fut encore en état de venir de là à Paris, il y a plus de quarante-deux ans.

Sa plus forte inclination était pour l'anatomie : mais de toutes les inclinations qui ont une science pour objet, c'est la plus difficile à satisfaire. Les sortes de livres qui seuls enseignent sûrement l'anatomie, ceux qu'il faut le plus étudier, sont rares, et on ne les a pas sous sa main en un si grand nombre, ni dans

arti

les temps qu'on voudrait. Un certain sentiment, confus à la vérité, mais très-fort, et si général qu'il peut passer pour naturel, fait respecter les cadavres humains, et la France n'est pas à cet égard autant au-dessus de la superstition chinoise que les anatomistes le désireraient. Chaque famille veut que son mort n'ait plus qu'à jouir de ses obsèques, et ne souffre point qu'il soit sacrifié à l'instruction publique; seulement permettrat-elle en quelques occasions qu'il le soit à son intérêt particulier. La police restreint extrêmement la permission de disséquer des morts; et ceux à qui elle l'accorde pour l'utilité commune, en sont beaucoup plus jaloux que cette utilité ne demanderait. Quand on n'est pas de leur nombre, on ne fait guère de grands progrès en anatomie qui ne soient en quelque sorte illégitimes: on est réduit à frauder les lois, et à ne s'instruire que par fice, par surprise, à force de larcins toujours un peu dangereux, et qui ne sont jamais assez fréquens. Littre étant à Paris éprouva les inconvéniens de son amour pour l'anatomie. Il est vrai qu'il eut un temps assez tranquille, grâce à la liaison qu'il fit avec un chirurgien de la salpêtrière, qui avait tous les cadavres de l'hôpital à sa disposition. Il s'enferma avec lui pendant l'hiver de 1684, qui heureusement fut fort long et fort froid, et ils disséquèrent ensemble plus de deux cents cadavres. Mais le savoir qu'il acquit par là, le grand nombre d'étudians qui coururent à lui, excitèrent des envieux qui le traversèrent. Il se réfugia dans le temple, où de plus grands criminels se mettent quelquefois à l'abri des priviléges du lieu. Il crut y pouvoir travailler en sûreté avec la permission du grand-prieur de Ven- ́ dôme mais un officier subalterne, avec qui il n'avait pas songé à prendre les mesures nécessaires, permit qu'on lui enlevât le trésor qu'il tenait caché dans cet asile, un cadavre qui l'occupait alors. Cet enlèvement se fit avec une pompe insultante: on triomphait d'avoir arrêté les progrès d'un jeune homme qui n'avait pas droit de devenir si habile.

Il essuya encore, en vertu d'une sentence de la Reynie, lieutenant de police, obtenue par les chirurgiens, un second affront, si c'en était un, du moins une seconde perte aussi douloureuse. *Il fut souvent réduit à se rabattre sur les animaux, et principalement sur les chiens, qui sont les plus exposés au scalpel, lorsqu'il n'a rien de mieux à faire.

Malgré ses malheurs, et peut-être par ces malheurs même sa réputation croissait, et les écoliers se multipliaíent. Ils n'attendaient point de lui les grâces du discours, ni une agréable facilité de débiter son savoir; mais une exactitude scrupuleuse à démontrer, une extrême timidité à conjecturer, de simples faits bien vus.

De plus ils s'attachaient à lui par la part qu'il leur donnait à la gloire de ses découvertes, dès qu'ils le méritaient, ou pour avoir heureusement aperçu quelque chose de nouveau, ou pour avoir eu quelque idée singulière et juste. Ce n'était point qu'il affectât de mettre leur vanité dans ses intérêts: il n'était pas si fin, ni si adroit; il ne songeait qu'à leur rendre loyalement ce qui leur était dû.

Content de Paris et de sa fortune, il y avait plus de quinze ans qu'il n'avait donné de ses nouvelles à sa famille. Ceux qui l'ont connu croiront aisément que les affections communes, le sang, le nom n'avaient pas beaucoup de pouvoir sur lui, et qu'il se tenait isolé de tout sans se faire violence. Ses parens le pressèrent fort de retourner s'établir à Cordes : mais quelle proposition pour quelqu'un qui pouvait demeurer à Paris, et qui surtout avait aussi peu de besoin de parenté! Il continua doncicisa forme de vie ordinaire. Pour s'instruire toujours de plus en plus, il assistait à toutes les conférences qu'on tenait sur les matières qui l'intéressaient, il se trouvait aux pansemens des hôpitaux, il suivait les médecins dans leurs visites; enfin il fut reçu docteur régent de la faculté de Paris.

L'éloquence lui manquait absolument; un simple anatómiste

peut s'en passer, mais un médecin ne le peut guère. L'un n'a que des faits à découvrir et à exposer aux yeux: mais l'autre, éternellement obligé de conjecturer sur des matières très-douteuses, l'est aussi d'appuyer ses conjectures par des raisonnemens assez solides, ou qui du moins rassurent et flattent l'imagination effrayée; il doit quelquefois parler presque sans autre but que de parler, car il a le malheur de ne traiter avec les hommes que dans le temps précisément où ils sont plus faibles et plus enfans que jamais. Cette puérilité de la maladie règne principalement dans le grand monde, et surtout dans une moitié de ce grand. monde qui occupe plus les médecins, qui sait mieux les mettre à la mode, et qui a souvent plus de soin d'être amusée que guérie. Un médecin peut agir plus raisonnablement avec le peuple: mais en général, s'il n'a pas le don de la parole, il faut presque qu'il ait en récompense celui des miracles.

Aussi ne fut-ce qu'à force d'habileté que Littre réussit dans cette profession; encore ne réussit-il que parmi ceux qui se contentaient de l'art de la médecine dénué de celui du médecin. Sa vogue ne s'étendit point jusqu'à la cour, ni jusqu'aux femmes du monde. Son laconisme peu consolant n'était d'ailleurs réparé ni par sa figure, ni par ses manières.

Feu du Hamel qui ne jugeait pas les hommes par la superficie, ayant passé dans la classe des anatomistes au renouvellement

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de 1699, nomma Littre, docteur en médecine, pour son élève, titre qui se donnait alors, et qu'on a eu la délicatesse d'abolir, quoique personne ne le dédaignât. On connut bientôt Littre dans la compagnie, non par son empressement à se faire connaître, à dire son sentiment, à combattre celui des autres, étaler un savoir imposant, quoiqu'inutile; mais par sa circonspection à proposer ses pensées, par son respect pour celles d'autrui, par la justesse et la précision des ouvrages qu'il donnait, par son silence même.

En 1702 n'étant encore monté qu'au grade d'associé, il lui passa par les mains une maladie où l'on peut dire, sans sortir de la plus exacte simplicité historique, qu'il fit un chef-d'œuvre de chirurgie et de médecine (1). Nous n'en pouvons donner ici qu'une idée très-légère et très-éloignée de ce que demanderait la justice due à Littre. La merveille grossirait infiniment par les détails que nous supprimerons.

:

Une femme qui n'avait nuls signes de accablée grossesse, d'ailleurs d'un grand nombre de différentes incommodités trèscruelles, réduite à un état déplorable, et presque entièrement désespérée, jetait par les selles du pus, du sang, des chairs pourries, des cheveux, et enfin il vint un os que l'on reconnut sûrement pour être le bras d'un fœtus d'environ six mois. Ce fut alors que Littre la vit', appelé par la curiosité. Il trouva, en introduisant son doigt index dans l'anus, qu'à la plus grande distance où ce doigt pût aller, l'intestin rectum était percé d'un trou par où sortaient les matières extraordinaires; que ce trou était large d'environ un pouce et demi, et que l'ouverture en était alors exactement bouchée en dehors par la tête du fœtus qui y appliquait sa face aussi ne sortait-il plus rien que de naturel. Il conçut qu'un fœtus s'était formé dans la trompe ou dans l'ovaire de ce côté-là; qu'il avait rompu la poche qui le renfermait ; qu'il était tombé dans la cavité du ventre, y était mort, s'y était pourri; qu'un de ses bras dépouillé de chair, et détaché du reste du squelette par la corruption, avait percé l'intestin, et était sorti par la plaie. Quelques autres os eussent pu sortir de même, supposé que la mère eût pu vivre, et attendre pendant tout le temps nécessaire ; mais les quatre grands os du crâne ne pouvaient jamais sortir par une ouverture de beaucoup trop petite. Tout condamnait donc la mère à la mort; elle ne pouvait nullement soutenir une incision au ventre, presque sûrement mortelle pour la personne la plus saine. Littre osa imaginer comme possible de faire passer les

(1) Voyez les mém. de 1702, p. 241 et suiv.

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