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grands progrès dans la Livonie et dans l'Ingrie, provinces dépendantes de la Suède, pour être en état de songer à bâtir une place dont le port, situé sur la mer Baltique, pût contenir une flotte; et il commença en effet le fameux Pétersbourg en 1704. Jamais tous les efforts des Suédois n'ont pu l'en chasser, et il a rendu Pétersbourg une des meilleures forteresses de l'Europe.

Selon la loi qu'il s'était prescrite à lui-même, de n'avancer dans les dignités de la guerre qu'autant qu'il le méritait, il devait être avancé. A Grodno, en Lithuanie, où se trouvaient le roi de Pologne et les principaux seigneurs de ce royaume, il pria ce prince de prendre le commandement de son armée. Quelques jours après il lui fit proposer en public, par le général moscovite Ogilvi, de remplir deux places de colonel vacantes. Le roi Auguste répondit qu'il ne connaissait pas encore assez les officiers moscovites, et lui dit de lui en nommer quelques-uns des plus dignes de ces emplois. Ogilvi lui nomma le prince Alexandre Menzicou, et le lieutenant-colonel Pierre Alexiowits, c'est-à-dire le Czar. Le roi dit qu'il connaissait le mérite de Menzicou, et qu'il lui ferait incessamment expédier le brevet; mais que pour l'autre il n'était pas assez informé de ses services. On sollicita pendant cinq ou six jours pour Pierre Alexiowits, et enfin le roi le fit colonel. Si c'était là une espèce de comédie, du moins elle était instructive, et méritait d'être jouée devant tous les rois.

Après de grands désavantages qu'il eut contre les Suédois depuis 1704, enfin il remporta sur eux, en 1709, devant Pultava, une victoire complète; il s'y montra aussi grand capitaine que brave soldat, et il fit sentir à ses ennemis combien ses troupes s'étaient instruites avec eux. Une grande partie de l'armée suédoise fut prisonnière de guerre; et on vit un héros, tel que le roi de Suède, fugitif sur les terres de Turquie, et ensuite presque captif à Bender. Le Czar se crut digne alors de monter au grade de lieutenant-général.

Il faisait manger à sa table les généraux suédois prisonniers; et un jour qu'il but à la santé de ses maîtres dans l'art de la guerre, le comte de Rhinschild, l'un des plus illustres d'entre ces prisonniers, lui demanda qui étaient ceux à qui il donnait un si beau titre : Vous, dit-il, messieurs les généraux. Votre majesté est donc bien ingrate, répliqua le comte, d'avoir si maltraité ses maîtres. Le Czar, pour réparer en quelque façon cette glorieuse ingratitude, fit rendre aussitôt une épée à chacun d'eux. Il les traita toujours comme aurait fait leur roi, qu'ils auraient rendu victorieux.

Il ne pouvait manquer de profiter du malheur et de l'éloignement du roi de Suède. Il acheva de conquérir la Livonie et l'Ingrie, et y joignit la Finlande, et une partie de la Poméranie suédoise. Il fut plus en état que jamais de donner ses soins à son Pétersbourg naissant. Il ordonna aux seigneurs d'y venir bâtir, et le peupla, tant des anciens artisans de Moscovie, que de ceux qu'il rassemblait de toutes parts.

Il fit construire des galères inconnues jusques-là dans ces mers, pour aller sur les côtes de Suède et de Finlande, pleines de rochers, et inaccessibles aux bâtimens de haut bord. Il acheta des vaisseaux, d'Angleterre, et fit travailler sans relâche à en bâtir encore. Il parvint enfin à en bâtir un de quatre-vingtdix pièces de canon, où il eut le sensible plaisir de n'avoir travaillé qu'avec des ouvriers moscovites. Ce grand navire fut lancé à la mer en 1718, au milieu des acclamations de tout un peuple, et avec une pompe digne du principal charpen

tier.

La défaite des Suédois à Pultava lui produisit, par rapport à l'établissement des arts, un avantage que certainement il n'attendait pas lui-même. Près de trois mille officiers suédois furent dispersés dans tous ses états, et principalement en Sibérie, vaste pays qui s'étend jusqu'aux confins de la Chine, et destiné à la punition des Moscovites exilés. Ces prisonniers, qui manquaient de subsistance, et voyaient leur retour éloigné et incertain, semirent presque tous à exercer les différens métiers dont ils pouvaient avoir quelque connaissance, et la nécessité les y rendit promptement assez habiles. Il y eut parmi eux, jusqu'à des maîtres de langues et de mathématiques. Ils devinrent une espèce de colonie qui civilisa les anciens habitans; et tel art qui, quoiqu'établi à Moscou ou à Pétersbourg, eût pu être long-temps à pénétrer en Sibérie, s'y trouva porté tout d'un coup.

L'histoire doit avouer les fautes des grands hommes; ils en ont eux-mêmes donné l'exemple. Les Turcs ayant rompu la trêve qu'ils avaient avec le Czar, il se laissa enfermer en 1712 par leur armée sur les bords de la rivière de Pruth, dans un poste où il était perdu sans ressource. Au milieu de la consternation générale de son armée, la Czarine Catherine, qui avait voulu le suivre, osa seule imaginer un expédient; elle envoya négocier avec le grand visir, en lui laissant entrevoir une grosse somme d'argent. Il se laissa tenter, et la prudence du Czar acheva le reste. En mémoire de cet événement, il voulut que Czarine instituât l'ordre de Sainte-Catherine, dont elle serait chef, et où il n'entrerait que des femmes. Il éprouva toute la douceur que l'on goûte, non-seulement à devoir beaucoup à ce

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qu'on aime, mais encore à en faire un aveu éclatant, et qui lui soit glorieux.

Le roi de Suède étant sorti enfin des états du Turc en 1713, après les actions qu'il fit à Bender, et qu'un romain n'aurait osé feindre, le Czar se trouva ce formidable ennemi en tête; mais il était fortifié de l'alliance du roi de Danemarck. Il porta la guerre dans le duché de Holstein, allié de la Suède; et en mêmé temps il y porta ses observations continuelles et ses études politiques. Il faisait prendre par des ingénieurs le plan de chaque ville, et les dessins des différens moulins et des machines qu'il n'avait pas encore; il s'informait de toutes les particularités du labourage et des métiers, et partout il engageait d'habiles artisans qu'il envoyait chez lui. A Gottorp, dont le roi de Danemarck était alors maître, il vit un grand globe céleste en dedans et terrestre en dehors, fait sur un dessin de Tycho-Brahé. Douze personnes peuvent s'asseoir dedans autour d'une table, et y faire des observations célestes, en faisant tourner cet énorme globe. La curiosité du Czar en fut frappée ; il le demanda au roi de Danemarck, et fit venir exprès de Pétersbourg une frégate qui l'y porta. Des astronomes le placèrent dans une grande maison bâtie pour cet usage.

La Moscovie vit en 1714 un spectacle tout nouveau, et que le Czar était peut-être surpris de lui donner sitôt, un triomphe pour une victoire navale remportée sur les Suédois à Gango vers les côtes de Finlande. La flotte moscovite entra dans le port de Pétersbourg, avec les vaisseaux ennemis qu'elle amenait, et le contre-amiral suédois Ockrenskield, prisonnier, chargé de sept blessures. Les troupes débarquées passèrent avec pompe sous un arc de triomphe qu'on avait élevé; et le Czar, qui avait combattu en personne, et qui était le vrai triomphateur, moins par sa qualité de souverain, que par celle de premier instituteur de la marine, ne parut dans cette marche qu'à son rang de contreamiral, dont il avait alors le titre. Il alla à la citadelle, où le vice-czar Romanodofski, assis sur un trône au milieu d'un grand nombre de sénateurs, le fit appeler, reçut de sa main une relation du combat; et après l'avoir assez long-temps interrogé, l'éleva par l'avis du conseil à la dignité de vice-amiral. Ce prince n'avait pas besoin de l'esclave des triomphateurs Romains; il savait assez lui seul prescrire de la modestie à son triomphe.

Il y joignit encore beaucoup de douceur et de générosité, en traitant le contre-amiral suédois Ockrenskield comme il avait fait auparavant le général Rhinschild. Il n'y a que la vraie valeur qui aime à se retrouver dans un ennemi, et qui s'y respecte.

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Nous supprimerons désormais presque tout ce qui appartient à guerre. Tous les obstacles sont surmontés, et d'assez beaux commencemens établis.

Le Czar en 1716 alla avec la Czarine voir le roi de Danemarck à Copenhague, et y passa trois mois. Là, il visita tous les colléges, toutes les académies, et vit tous les savans. Il lui était indifférent de les faire venir chez lui, ou d'aller chez eux. Tous les jours il allait dans une chaloupe avec deux ingénieurs côtoyer les deux royaumes de Danemarck et de Suède, pour mesurer toutes les sinuosités, sonder tous les fonds, et porter ensuite le tout sur des cartes si exactes, que le moindre banc de sable ne leur a pas échappé. Il fallait qu'il fût bien respecté de ses alliés, pour n'être pas traversé par eux-mêmes dans ce grand soin de s'instruire si particulièrement.

Ils lui donnèrent encore une marque de considération plus éclatante. L'Angleterre était son alliée aussi-bien que le Danemarck; et ces deux puissances ayant joint leurs flottes à la sienne, lui déférèrent le commandement en chef. Les nations les plus expérimentées sur la mer voulaient bien déjà obéir au premier de tous les Russes qui eût connu la mer.

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De Danemarck il alla à Hambourg, de Hambourg à Hanovre et à Volfembutel, toujours observant, et de là en Hollande, il laissa la Czarine, et vint en France en 1717. Il n'avait plus rien d'essentiel à apprendre ni à transporter chez lui: mais il lui restait à voir la France, un pays où les connaissances ont été portées aussi loin, et les agrémens de la société plus loin que partout ailleurs; seulement est-il à craindre que l'on n'y prenne à la fin un bizarre mépris du bon devenu trop familier.

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Le Czar fut fort touché de la personne du roi encore enfant. On le vit qui traversait avec lui les appartemens du Louvre, conduisant par la main, et le prenant presque entre ses bras pour le garantir de la foule, aussi occupé de ce soin et d'une manière aussi tendre que son propre gouverneur.

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Le 19 juin 1717, il fit l'honneur à l'académie des sciences d'y venir. Elle se para de ce qu'elle avait de plus nouveau et de plus curieux en fait d'expériences ou de machines. Dès qu'il fut retourné dans ses états, il fit écrire à M. l'abbé Bignon par kins, Ecossais, son premier médecin, qu'il voulait bien être membre de cette compagnie ; et quand elle lui en eut rendu grâce avec tout le respect et toute la reconnaissance qu'elle devait, lui en écrivit lui-même une lettre, qu'on n'ose appeler une lettre de remercîment, quoiqu'elle vînt d'un souverain qui s'était accoutumé depuis long-temps à être homme. Tout cela est imprimé dans l'histoire de 1720; et tout glorieux qu'il est à l'aca

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démie, nous ne le répéterons pas. On était ici fort régulier à lui envoyer chaque année le volume qui lui était dû en qualité d'académicien, et il le recevait avec plaisir de la part de ses confrères. Les sciences en faveur desquelles il s'abaissait au rang de simple particulier, doivent l'élever en récompense au rang des Auguste et des Charlemagne, qui leur ont aussi accordé leur familiarité.

Pour porter la puissance d'un état aussi loin qu'elle puisse aller, il faudrait que le maître étudiât son pays presque en géographe et en physicien, qu'il en connût parfaitement tous les avantages naturels, et qu'il eût l'art de les faire valoir. Le Czar travailla sans relâche à acquérir cette connaissance et à pratiquer cet art. Il ne s'en fiait point à des ministres peu accoutumés à rechercher si soigneusement le bien public: il n'en croyait que ses yeux; et des voyages de trois ou quatre cents lieues ne lui coûtaient rien, pour s'instruire par lui-même. Il les faisait, accompagné seulement de trois ou quatre personnes, et avec cette intrépidité qui suffit seule pour éloigner les périls. Aussi le Czar possédait-il si exactement la carte de son vaste empire, qu'il conçut, sans crainte de se tromper, les grands projets qu'il pouvait fonder, tant sur la situation en général, que sur les détails particuliers des pays.

Comme tous les méridiens se rassemblent sous le pôle en un seul point, les Français et les Chinois, par exemple, se trouveraient voisins du côté du septentrion, si leurs royaumes s'étendaient beaucoup davantage de ce côté-là. Ainsi la situation fort septentrionale de l'empire moscovite, jointe à sa grande étendue, fait que par ses parties méridionales il touche aux parties septentrionales de grands états fort éloignés les uns des autres vers le midi. Il est le voisin d'une grande partie de l'Europe et de toute l'Asie : il a d'ailleurs de grandes rivières qui tombent en différentes mers 's; la Duvine dans la mer blanche, partie de l'Océan le Don dans la mer noire, partie de la Méditerranée; le Volga dans la mer Caspienne. Le Czar comprit que ces rivières, jusques-là presque inutiles, réuniraient chez lui tout ce qu'il y a de plus séparé, s'il les faisait communiquer entre elles, soit par de moindres rivières qui s'y jettent, soit par des canaux qu'il tirerait. Il entreprit ces grands travaux, fit faire tous les nivellemens nécessaires, choisit lui-même les lieux où les canaux devaient être creusés, et régla le nombre des écluses.

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La jonction de la rivière de Volkoua, qui passe à Pétersbourg, avec le Volga, est présentement finie; et l'on fait par eau à travers toute la Russie un chemin de plus de huit cents lieues, depuis Pétersbourg, jusqu'à la mer Caspienne, ou en Perse. Le

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