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Fedor ou Théodore, son fils aîné, lui succéda, et mourut en 1682, après six ans de règne. Le prince Pierre, âgé seulement de dix ans, fut proclamé Czar en sa place, au préjudice de Jean, quoique aîné, dont la santé était fort faible, et l'esprit imbécile. Les Strélitz, excités par la princesse Sophie, qui espérait plus d'autorité sur Jean, son frère de père et de mère, et incapable de tout, se révoltèrent en faveur de Jean; et pour éteindre la guerre civile, il fut réglé que les deux frères régneraient ensemble.

Pierre déjà Czar, dans un âge si tendre, était très-mal élevé, non-seulement par le vice général de l'éducation moscovite, par celui de l'éducation ordinaire des princes, que la flatterie se hâte de corrompre dans le temps même destiné aux préceptes et à la vérité ; mais encore plus par les soins de l'ambitieuse Sophie, qui déjà le connaissait assez pour craindre qu'il ne fût un jour trop grand prince, et trop difficile à gouverner. Elle l'environna de tout ce qui était capable d'étouffer ses lumières naturelles, de lui gâter le cœur, de l'avilir par les plaisirs. Mais ni la bonne éducation ne fait les grands caractères, ni la mauvaise ne les détruit. Les héros en tout genre sortent tout formés des mains de la nature, et avec des qualités insurmontables. L'inclination du Czar Pierre pour les exercices militaires se déclara dès sa première jeunesse il se plaisait à battre le tambour; et, ce qui marque bien qu'il ne voulait pas s'amuser comme un enfant, par un vain bruit, mais apprendre une fonction de soldat, c'est qu'il cherchait à s'y rendre habile; et il le devint effectivement au point d'en donner quelquefois des leçons à des soldats qui n'y réussissaient pas si bien que lui.

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Le Czar Fedor avait aimé la magnificence en habits et en équipages de chevaux. Pour lui, quoique blessé dès-lors de ce faste, qu'il jugeait inutile et onéreux, il vit cependant avec plaisir que les sujets, qui n'avaient été jusques-là que trop éloignés de toute sorte de magnificence, en prenaient peu à peu le goût.

Il conçut qu'il pouvait employer à de plus nobles usages la force de son exemple. Il forma une compagnie de cinquante hommes, commandée par des officiers étrangers, et qui étaient habillés et faisaient leurs exercices à l'Allemande. Il prit dans cette troupe le moindre de tous les grades, celui de tambour. Ce n'était pas une représentation frivole qui ne fit que fournir à lui et à sa cour une matière de divertissement et de plaisanterie. Il avait bien défendu à son capitaine de se souvenir qu'il était Czar: il servait avec toute l'exactitude et toute la soumission que demandait son emploi; il ne vivait que de sa paye, et ne

couchait que dans une tente de tambour à la suite de sa compagnie. Il devint sergent, après l'avoir mérité au jugement des officiers, qu'il aurait punis d'un jugement trop favorable; et il ne fut jamais avancé que comme un soldat de fortune, dont ses camarades mêmes auraient approuvé l'élévation. Par là, il youlait apprendre aux nobles, que la naissance seule n'était point un titre suffisant pour obtenir les dignités militaires; et à tous sujets, , que le mérite seul en était un. Les bas emplois par où il passait, la vie dure qu'il y essuyait, lui donnaient un droit d'en exiger autant, plus fort que celui même qu'il tenait de son autorité despotique.

A cette première compagnie de cinquante hommes, il en joiguit de nouvelles, toujours commandées par des étrangers, toujours disciplinées à la manière d'Allemagne, et il forma enfin un corps considérable. Comme il avait alors la paix, il faisait combattre une troupe contre une autre, ou représentait des siéges de places; il donnait à ses soldats une expérience qui ne coûtait point encore de sang; il essayait leur valeur et préludait à des victoires.

Les Strelitz regardaient tout cela comme un amusement d'un jeune prince, et se divertissaient eux-mêmes des nouveaux spectacles qu'on leur donnait. Ce jeu cependant les intéressait plus qu'ils ne pensaient. Le Czar, qui les voyait trop puissans, et d'ailleurs uniquement attachés à la princesse Sophie, cachait dans le fond de son cœur un dessein formé de les abattre; et il voulait s'assurer de troupes, et mieux instruites, et plus fidèles.

En même temps il suivait une autre vue aussi grande et encore plus difficile. Une chaloupe hollandaise, qu'il avait trouvée sur un lac d'une de ses maisons de plaisance, où elle demeurait abandonnée et inutile, l'avait frappé; et ses pensées s'étaient élevées jusqu'à un projet de marine, quelque hardi qu'il dût paraître, et qu'il lui parût peut-être à lui-même.

Il fit d'abord construire à Moscou de petits bâtimens par des Hollandais, ensuite quatre frégates de quatre pièces de canon sur le lac de Pereslave. Déjà il leur avait appris à se battre les unes contre les autres. Deux campagnes de suite il partit d'Arkangel sur des vaisseaux Hollandais ou Anglais, pour s'instruire par lui-même de toutes les opérations de mer.

Au commencement de 1696, le Czar Jean mourut, et Pierre, seul maître de l'empire, se vit en état d'exécuter ce qu'il n'eût pu avec une autorité partagée. L'ouverture de son nouveau règne fut le siége d'Azof sur les Turcs. Il ne le prit qu'en 1697, après avoir fait venir des Vénitiens pour construire sur le

Don des galères, qui en fermassent l'embouchure, et empêchassent les Turcs de secourir la place.

Il connut par là mieux que jamais l'importance d'une marine; mais il sentit aussi l'extrême incommodité de n'avoir des vaisseaux que des étrangers, ou de n'en construire que par leurs mains. Il voulut s'en délivrer; et comme ce qu'il méditait était trop nouveau pour être seulement mis en délibération, et que l'exécution de ses vues, confiée à tout autre que lui, était plus qu'incertaine, ou du moins très-lente, il prit entièrement sur lui une démarche hardie, bizarre en apparence; et qui, si elle manquait de succès, ne pouvait être justifiée qu'auprès du petit nombre de ceux qui reconnaissent le grand partout où il se trouve. En 1698, n'ayant encore régné seul que près de deux ans, il envoya en Hollande une ambassade, dont les chefs étaient le Fort, Genevois, qu'il honorait d'une grande faveur, et le comte Golowin, grand chancelier; et il se mit dans leur suite incognito, pour aller apprendre la construction des vaisseaux.

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Il entra à Amsterdam dans la maison de l'amirauté des Indes, et se fit inscrire dans le rôle des charpentiers sous le nom de Pierre Michaëlof, et non de Pierre Michaëlowits, qu'il eût dû prendre par rapport à son grand-père; car dans la langue russienne cette différence de terminaison marque un homme du peuple ou un homme de condition, et il ne voulait pas qu'il restât aucune trace de sa suprême dignité. Il l'avait entièrement oubliée, ou plutôt il ne s'en était jamais si bien souvenu, consiste plus dans des fonctions utiles aux peuples, que dans la pompe et l'éclat qui l'accompagnent. Il travaillait dans le chantier avec plus d'assiduité et plus d'ardeur que ses compagnons, qui n'avaient pas des motifs comparables aux siens. Tout le monde connaissait le Czar, et on se le montrait les uns aux autres avec un respect que s'attirait moins ce qu'il était, que ce qu'il était venu faire. Guillaume III, roi d'Angleterre, qui se trouvait alors en Hollande, et qui se connaissait en mérite personnel, eut pour lui toute la considération réelle qui lui était due; l'incognito ne retrancha que la fausse et l'apparente.

Avant que de partir de ses états, il avait envoyé les principaux seigneurs moscovites voyager en différens endroits de l'Europe, leur marquant à chacun, selon les dispositions qu'il leur connaissait, ce qu'ils devaient particulièrement étudier; il avait songé aussi à prévenir par la dispersion des grands les périls de son absence. Quelques-uns obéirent de mauvaise grâce, et il y en eut un qui demeura quatre ans enfermé chez lui à Venise, pour en sortir avec la satisfaction de n'avoir rien vu ni rien appris. Mais en général l'expédient du Czar réussit; les seigneurs

s'instruisirent dans les pays étrangers, et l'Europe fut pour eux un spectacle tout nouveau, dont ils profitèrent.

Le Czar voyant en Hollande que la construction des vaisseaux ne se faisait que par pratique et par une tradition d'ouvriers, et ayant appris qu'elle se faisait en Angleterre sur des plans où toutes les proportions étaient exactement marquées, jugea cette manière préférable, et passa en Angleterre. Le roi Guillaume l'y reçut encore; et pour lui faire un présent selon son goût, et qui fût un modèle de l'art qu'il venait étudier, il lui donna un yacht magnifique.

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D'Angleterre, le Czar repassa en Hollande, pour retourner dans ses états par l'Allemagne, remportant avec lui la science de la construction des vaisseaux, acquise en moins de deux ans parce qu'il l'avait acquise par lui-même, et achetée courageusement par une espèce d'abdication de la dignité royale, prix qui aurait paru exorbitant à tout autre souverain.

Il fut rappelé brusquement de Vienne par la nouvelle de la révolte de quarante mille Strélitz. Arrivé à Moscou à la fin de l'an 1699, il les cassa tous sans hésiter, plus sûr du respect qu'ils auraient pour sa hardiesse, que de celui qu'ils devaient à ses ordres.

Dès l'année 1700, il eut remis sur pied trente mille hommes d'infanterie réglée, dont faisaient partie les troupes qu'il avait eu déjà la prévoyance de former et de s'attacher particulièrement.

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Alors se déclara dans toute son étendue le vaste projet qu'il avait conçu. Tout était à faire en Moscovie, et rien à perfectionner. Il s'agissait de créer une nation nouvelle ; et, ce qui tient encore de la création, il fallait agir seul, sans secours sans instrumens. L'aveugle politique de ses prédécesseurs avait presque entièrement détaché la Moscovie du reste du monde : le commerce y était ou ignoré, ou négligé au dernier point; et cependant toutes les richesses, et même celles de l'esprit, dépendent du commerce. Le Czar ouvrit ses grands états jusques-là fermés. Après avoir envoyé ses principaux sujets chercher des connaissances et des lumières chez les étrangers, il attira chez lui tout ce qu'il put d'étrangers, capables d'en apporter à ses sujets, officiers de terre et de mer, matelots, ingénieurs, mathémati– ciens, architectes, gens habiles dans la découverte des mines et dans le travail des métaux, médecins, chirurgiens, artisans de toutes les espèces.

Toutes ces nouveautés cependant, aisées à décrier par le seul nom de nouveautés, faisaient beaucoup de mécontens; et l'autorité despotique, alors si légitimement employée, n'était qu'à peine assez puissante. Le Czar avait affaire à un peuple dur, in

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docile, devenu paresseux par le peu de fruit de ses travaux, coutumé à des châtimens cruels et souvent injustes, détaché de l'amour de la vie par une affreuse misère, persuadé par une longue expérience qu'on ne pouvait travailler à sou bonheur, insensible à ce bonheur inconnu. Les changemens les plus indifférens et les plus légers, tels que celui des anciens habits, ou le retranchement des longues barbes, trouvaient une opposition opiniâtre, et suffisaient quelquefois pour causer des séditions. Aussi, pour lier la nation à des nouveautés utiles, fallait-il porter la vigueur au-delà de celle qui eût suffi avec un peuple plus doux et plus traitable; et le Czar y était d'autant plus obligé, que les Moscovites ne connaissaient la grandeur et la supériorité que par le pouvoir de faire du mal, et qu'un maître indulgent et facile ne leur eût pas paru un grand prince, et à peine un maître. En 1700, le Czar, soutenu de l'alliance d'Auguste, roi de Pologne, entra en guerre avec Charles XII, roi de Suède, le plus redoutable rival de gloire qu'il pût jamais avoir. Charles était un jeune prince, non pas seulement ennemi de toute molesse, mais amoureux des plus violentes fatigues et de la vie la plus dure, recherchant les périls par goût et par volupté, invinciblement opiniâtre dans les extrémités où son courage le portait; enfin, c'était Alexandre, s'il eût eu des vices et plus de fortune. On prétend que le Czar et lui étaient encore fortifiés par l'erreur spéculative d'une prédestination absolue.

Il s'en fallait beaucoup que l'égalité qui pouvait être entre les deux souverains ennemis, ne se trouvât entre les deux nations. Des Moscovites qui n'avaient encore qu'une légère teinture de discipline, nulle ancienne habitude de valeur, nulle réputation qu'ils craignissent de perdre, et qui leur enflåt le courage, allaient trouver des Suédois exactement disciplinés depuis long-temps, accoutumés à combattre sous une longue suite de rois guerriers, leurs généraux animés par le seul souvenir de leur histoire. Aussi le Czar disait-il, en commençant cette guerre Je sais bien que mes troupes seront long-temps battues; mais cela même leur apprendra enfin à vaincre. Il s'armait d'une patience plus héroïque que la valeur même, et sacrifiait l'intérêt de sa gloire à celui qu'avaient ses peuples de s'aguerrir,

Cependant, après que les mauvais succès des premiers commencemens eurent été éssuyés, il remporta quelques avantages assez considérables, et la fortune varia; ce qui honorait déjà assez ses armes. On put espérer de se mesurer bientôt avec les Suédois sans inégalité, tant les Moscovites se formaient rapidement. Au bout de quatre ans le Czar avait déjà fait d'assez

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