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plus utile que ce qui peut leur conserver la vie, et leur produire les arts, qui sont et d'un si grand secours, et d'un si grand ornement à la société.

Ce qui regarde la conservation de la vie, appartient particulièrement à la physique; et par rapport à cette vue, elle a été partagée dans l'académie en trois branches, qui font trois espèces différentes d'académiciens, l'anatomie, la chimie et la botanique. On voit assez combien il est important de connaître exactement le corps humain, et les remèdes que l'on peut tirer des minéraux et des plantes.

Pour les arts, dont le dénombrement serait infini, ils dépendent les uns de la physique, les autres des mathématiques.

Il me semble d'abord que si l'on voulait renfermer les mathé matiques dans ce qu'elles ont d'utile, il faudrait ne les cultiver qu'autant qu'elles ont un rapport immédiat et sensible aux arts, et laisser tout le reste comme une vaine théorie. Mais cette idée serait bien fausse. L'art de la navigation, par exemple, tient nécessairement à l'astronomie, et jamais l'astronomie ne peut être poussée trop loin pour l'intérêt de la navigation. L'astronomie a un besoin indispensable de l'optique, à cause des lunettes de longue vue; et l'une et l'autre, ainsi les parties des mathématiques, sont fondées sur la géométrie, et pour aller jusqu'au bout, sur l'algèbre même.

que

toutes

La géométrie, et surtout l'algèbre, sont la clef de toutes les recherches que l'on peut faire sur la grandeur. Ces sciences, qui ne s'occupent que de rapports abstraits et d'idées simples, peuvent paraître infructueuses, tant qu'elles ne sortent point, pour ainsi dire, du monde intellectuel ; mais les mathématiques mixtes, qui descendent à la matière, et qui considèrent les mouvemens des astres, l'augmentation des forces mouvantes, les différentes routes que tiennent des rayons de lumière en différens milieux, les différens effets du son par les vibrations des cordes, en un mot toutes les sciences qui découvrent des rapports particuliers de grandeurs sensibles, vont d'autant plus loin et plus sûrement, que l'art de découvrir des rapports en général est plus parfait. L'instrument universel ne peut devenir trop étendu, trop maniable, trop aisé à appliquer à tout ce qu'on voudra. Il est inutile pour toutes les sciences qui ne sauraient se passer de son secours. C'est par cette raison qu'entre les mathématiciens de l'académie, que l'on a prétendu rendre tous utiles au public, les géomètres ou algébristes font une classe, aussi-bien que les astronomes et les mécaniciens.

Il est vrai cependant que toutes les spéculations de géométrie pure ou d'algèbre, ne s'appliquent pas à des choses utiles.

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Mais il est vrai aussi que la plupart de celles qui ne s'y appliquent pas, conduisent ou tiennent à celles qui s'y appliquent. Savoir que dans une parabole la sous-tangente est double de l'abscisse correspondante, c'est une connaissance fort stérile par elle-même ; mais c'est un degré nécessaire pour arriver à l'art de tirer des bombes avec la justesse dont on sait les tirer présentement. Il s'en faut beaucoup qu'il y ait dans les mathématiques autant d'usages évidens que de propositions ou de vérités; c'est bien assez que le concours de plusieurs vérités produise presque toujours un usage.

De plus, telle spéculation géométrique, qui ne s'appliquait d'abord à rien d'utile, vient à s'y appliquer dans la suite. Quand les plus grands géomètres du dix-septième siècle se mirent à étudier une nouvelle courbe qu'ils appelèrent la cycloïde, ce ne fut qu'une pure spéculation, où ils s'engagèrent par la seule vanité de découvrir à l'envi les uns des autres des théorèmes difficiles. Ils ne prétendaient pas euxmêmes travailler pour le bien public; cependant il s'est trouvé, en approfondissant la nature de la cycloïde, qu'elle était destinée à donner aux pendules toute la perfection possible, et à porter la mesure du temps jusqu'à sa dernière précision.

Il en est de la physique comme de la géométrie. L'anatomie des animaux nous devrait être assez indifférente; il n'y a que le corps humain qu'il nous importe de connaître. Mais telle partie dont la structure est dans le corps humain si délicate ou si confuse qu'elle en est invisible, est sensible et manifeste dans le corps d'un certain animal. De là vient que les monstres mêmes ne sont pas à négliger. La mécanique cachée dans une certaine espèce ou dans une structure commune, se développe dans une autre espèce, ou dans une structure extraordinaire; et l'on dirait presque que la nature, à force de multiplier et de varier ses ouvrages, ne peut s'empêcher de trahir quelquefois son secret. Les anciens ont connu l'aimant, mais ils n'en ont connu que la vertu d'attirer le fer. Soit qu'ils n'aient pas fait beaucoup de cas d'une curiosité qui ne les menait à rien, soit qu'ils n'eussent pas assez le génie des expériences, ils n'ont pas examiné cette pierre avec assez de soin. Une seule expérience de plus leur apprenait qu'elle se tourne d'elle-même vers les pôles du monde, et leur mettait entre les mains le trésor inestimable de la boussole. Ils touchaient à cette découverte si importante qu'ils ont laissé échapper; et s'ils avaient donné un peu plus de temps à une curiosité inutile en apparence, l'utilité cachée se déclarait. Amassons toujours des vérités de mathématique et de physique au hasard de ce qui en arrivera, ce n'est pas risquer beaucoup.

Il est certain qu'elles seront puisées dans un fonds d'où il en est déjà sorti un grand nombre qui se sont trouvées utiles. Nous pouvons présumer avec raison, que de ce même fonds nous en tirerons plusieurs, brillantes dès leur naissance, d'une utilité sensible et incontestable. Il y en aura d'autres qui attendront quelque temps qu'une fine méditation ou un heureux hasard découvre leur usage. Il y en aura qui, prises séparément, seron: stériles, et ne cesseront de l'être que quand on s'avisera de les rapprocher. Enfin, au pis aller, il y en aura qui seront éternelment inutiles.

J'entends inutiles, par rapport aux usages sensibles, et, pour ainsi dire, grossiers; car du reste elles ne le seront pas. Un objet vers lequel on tourne uniquement ses yeux, en est plus clair et plus éclatant, quand les objets voisins, qu'on ne regarde pourtant pas, sont éclairés aussi bien que lui. C'est qu'il profite de la lumière qu'ils lui communiquent par réflexion. Ainsi les découvertės sensiblement utiles, et qui peuvent mériter notre attention principale, sont en quelque sorte éclairées par celles qu'on peut traiter d'inutiles. Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres.

Il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles. Quand les nombres et les lignes ne conduiraient absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles, et elles serviraient à donner plus sûrement à notre raison la première habitude et le premier pli du vrai. Elles nous apprendraient à opérer sur les vérités, à en prendre le fil souvent très-délié et presque imperceptible, à le suivre aussi loin qu'il peut s'étendre; enfin elles nous rendraient le vrai si familier, que nous pourrions en d'autres rencontres le reconnaître au premier coup-d'œil et presque par instinct.

L'esprit géométrique n'est pas si attaché à la géométrie, qu'il n'en puisse être tiré, et transporté à d'autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d'éloquence, en sera plus beau, toutes choses d'ailleurs égales, s'il est fait de main de géomètre. L'ordre, la netteté, la précision, l'exactitude qui règnent dans les bons livres depuis un certain temps, pourraient bien avoir leur première source dans cet esprit géométrique, qui se répand plus que jamais, et qui en quelque façon se communique de proche en proche à ceux même qui ne connaissent pas la géométrie. Quelquefois un grand homme donne le ton à tout son siècle; celui à qui on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d'avoir établi un nouvel art de raisonner, était un excellent géomètre.

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Enfin tout ce qui nous élève à des réflexions, qui, quoique purement spéculatives, sont grandes et nobles, est d'une utilité qu'on peut appeler spirituelle et philosophique. L'esprit a ses besoins, et peut-être aussi étendus que ceux du corps. Il veut savoir; tout ce qui peut être connu lui est nécessaire; et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité : rien n'est peut-être plus glorieux pour lui, que le charme que l'on éprouve, et quelquefois malgré soi, dans les plus sèches et les plus épineuses recherches de l'algèbre.

Mais sans vouloir changer les idées communes, et sans avoir recours à des utilités qui peuvent paraître trop subtiles et trop raffinées, on peut convenir nettement que les mathématiques et la physique ont des endroits qui ne sont que curieux; et cela leur est commun avec les connaissances les plus généralement reconnues pour utiles, telle qu'est l'histoire.

L'histoire ne fournit pas dans toute son étendue des exemples de vertu, ni des règles de conduite. Hors de là, ce n'est qu'un spectacle de révolutions perpétuelles dans les affaires humaines, de naissances, de chutes d'empire, de mœurs, de coutumes, d'opinions qui se succèdent incessamment; enfin de tout ce mouvement rapide, quoiqu'insensible, qui emporte tout, et change continuellement la face de la terre.

Si nous voulons opposer curiosité à curiosité, nous trouverons qu'au lieu de ce mouvement qui agite les nations, qui fait naître et qui renverse des états, la physique considère ce grand et universel mouvement qui a arrangé toute la nature, qui a suspendu les corps célestes en différentes sphères, qui allume et qui éteint des étoiles, et qui, en suivant toujours des lois invariables, diversifie à l'infini ses effets. Si la différence étonnante des mœurs et des opinions des peuples est si agréable à considérer, on étudie aussi avec un extrême plaisir la prodigieuse diversité de la structure des différentes espèces d'animaux, par rapport à leurs différentes fonctions, aux élémens où ils vivent, aux climats qu'ils habitent, aux alimens qu'ils doivent prendre, etc. Les traits d'histoire les plus curieux auront peine à l'être plus que les phosphores, les liqueurs froides qui, en se mêlant, produisent de la flamme, les arbres d'argent, les jeux presque magiques de l'ai mant, et une infinité de secrets que l'art a trouvés en observant de près et en épiant la nature. En un mot, la physique suit et démêle, autant qu'il est possible, les traces de l'intelligence et de la sagesse infinie qui a tout produit; au lieu que l'histoire a pour objet les effets irréguliers des passions et des caprices des hommes, et une suite d'événemens si bizarres, que l'on à autrefois imaginé une divinité aveugle et insensée pour lui en donner la direction.

Ce n'est pas une chose que l'on doive compter parmi les simples curiosités de la physique, que les sublimes réflexions où elle nous conduit sur l'auteur de l'univers. Ce grand ouvrage, toujours plus merveilleux à mesure qu'il est plus connu, nous donne une si grande idée de son ouvrier, que nous en sentons notre esprit accablé d'admiration et de respect. Surtout l'astronomie et l'anatomie sont les deux sciences qui nous offrent le plus sensiblement deux grands caractères du Créateur; l'une, son immensité, par les distances, la grandeur et le nombre des corps célestes; l'autre, son intelligence infiuie, par la mécanique des animaux. La véritable physique s'élève jusqu'à devenir une espèce de théologie.

Les différentes vues de l'esprit humain sont presque infinies, et la nature l'est véritablement. Ainsi l'on peut espérer chaque jour, soit en mathématique, soit en physique, des découvertes qui seront d'une espèce nouvelle d'utilité ou de curiosité. Rassemblez tous les différens usages dont les mathématiques pouvaient être il y a cent ans; rien ne ressemblait aux lunettes qu'elles nous ont données depuis ce temps-là, et qui sont un nouvel organe de la vue, que l'on n'eût pas osé attendre des mains de l'art. Quelle eût été la surprise des anciens, si on leur eût prédit qu'un jour leur postérité, par le moyen de quelques instrumens, verrait une infinité d'objets qu'ils ne voyaient pas, un ciel qui leur était inconnu, des plantes et des animaux dont ils ne soupçonnaient seulement pas la possibilité? Les physiciens avaient déjà un grand nombre d'expériences curieuses; mais voici encore, depuis près d'un demi-siècle, la machine pneumatique qui en a produit une infinité d'une nature toute nouvelle, et, qui en nous montrant les corps dans un lieu vide d'air, nous les montre comme transportés dans un monde différent du nôtre, où ils éprouvent des altérations dont nous n'avions pas d'idée. Peut-être l'excellence des méthodes géométriques que l'on invente ou que l'on perfectionne de jour en jour, ferat-elle voir à la fin le bout de la géométrie, c'est-à-dire, de l'art de faire des découvertes en géométrie, ce qui est tout : mais la physique, qui contemple un objet d'une variété et d'une fécondité sans bornes, trouvera toujours des observations à faire et des occasions de s'enrichir, et aura l'avantage de n'être jamais. une science complète.

Tant de choses qui restent encore, et dont apparemment plusieurs resteront toujours à savoir, donnent lieu au découragement affecté de ceux qui ne veulent pas entrer dans les épines de la physique. Souvent, pour mépriser la science naturelle, on se jette dans l'admiration de la nature, que l'on soutient absolu

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