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corps, et les vides qu'elles laissaient auparavant entre elles se trouvent remplis.

La certitude de la géométrie n'est nullement incompatible avec l'obscurité et la confusion, et elles sont quelquefois telles, qu'il est étonnant qu'un géomètre ait pu se conduire sûrement. dans le labyrinthe ténébreux où il marchait. Les ouvrages de. Varignon ne causent jamais cette désagréable surprise : il s'étudie à mettre tout dans le plus grand jour; il ne s'épargne point comme font quelquefois de grands hommes, le travail de l'arrangement, beaucoup moins flatteur, et souvent plus pénible que celui de la production même; il ne recherche point, par des sous-entendus hardis, la gloire de paraître profond.

Il possédait fort l'histoire de la géométrie. Il l'avait apprise, non pas tant précisément pour l'apprendre, que parce qu'il avait voulu rassembler des lumières de tous côtés. Cette connaissance historique est sans doute un ornement pour un géomètre ; mais, de plus, ce n'est pas un ornement inutile. En général, plus l'esprit a été tourné et retourné en différens sens sur une matière, plus il en devient fécond.

Quoique la santé de Varignon parût devoir être à toute épreuve, l'assiduité et la contention du travail lui causèrent, en 1705, une grande maladie. On n'est guère si habile impunément. Il fut six mois en danger, et trois ans dans une langueur qui était un épuisement d'esprit visible. Il m'a conté que quelquefois, dans des accès de fièvre, il se croyait au milieu d'une forêt où il voyait toutes les feuilles des arbres couvertes de calculs algébriques. Condamné par ses médecins, par ses amis et par luimême, à se priver de tout travail, il ne laissait pas, dès qu'il était seul dans sa chambre, de prendre un livre de mathématiques, qu'il cachait bien vite, s'il entendait venir quelqu'un. Il reprenait la contenance d'un malade, et n'avait pas besoin de le jouer beaucoup.

Il est à remarquer, par rapport à son caractère, que ce fut en ce temps-là qu'il parut de lui un écrit, où il reprenait Wallis sur de certains espaces plus qu'infinis, que ce grand géomètre attribuait aux hyperboles. Il soutenait au contraire qu'ils n'étaient que finis (1). La critique avait tous les assaisonnemens possibles d'honnêteté; mais enfin c'était une critique, et il ne l'avait faite que pour lui seul. Il la confia à Carré, étant dans un état qui le rendait plus indifférent pour ces sortes de choses; et celui-ci, touché du seul intérêt des sciences, la fit imprimer dans nos mémoires à l'insu de l'auteur, qui se trouva agresseur contre son inclination.

(1) Voyez l'Hist. de 1706, page 47.

Il revint de sa maladie et de sa langueur, et ne profita nullement du passé. L'édition de son projet de nouvelle mécanique ayant été entièrement débitée, il songea à en faire une seconde, ou plutôt un ouvrage tout nouveau, quoique sur le même plan, mais beaucoup plus ample, et auquel le titre de projet ne conve nait plus. On y devait bien sentir la grande acquisition de richesses qu'il avait faite dans l'intervalle : mais il se plaignait souvent que le temps lui manquait, quoiqu'il fût bien éloigné d'en perdre volontairement. Une infinité de visites, soit de français, soit d'étrangers, dont les uns voulaient le voir pour l'avoir vu, et les autres pour le consulter et pour s'instruire; des ouvrages de mathématiques que l'autorité ou l'amitié de quelques personnes l'engageaient à examiner, et dont il se croyait obligé de rendre le compte le plus exact; un grand commerce de lettres avec les principaux géomètres de l'Europe, et des lettres savantes et travaillées, car il ne fallait pas plus se négliger avec ces amis-là qu'avec le public même : tout cela nuisait beaucoup au livre qu'il avait entrepris. C'est ainsi qu'on devient célèbre, parce qu'on a été maître de disposer d'un grand loisir; et qu'on perd ce loisir si précieux, parce qu'on est devenu célèbre. De plus, ses meilleurs écoliers, soit du collége Mazarin, soit du collége royal, car il y occupait aussi une chaire de mathématiques, étaient en possession de lui demander des leçons particulières. La joie de voir qu'ils en demandassent, son zèle pour les mathématiques, sa bonté naturelle, son inclination à étendre un devoir plutôt qu'à le resserrer, leur avaient donné ce droit, et ôté la crainte d'en user trop librement. Il soupirait après deux ou trois mois de vacances qu'il avait pendant l'année; il s'enfuyait à quelque campagne, où les journées entières étaient à lui, et s'écoulaient bien vite.

sa

Malgré son extrême amour pour la paix, il a fini sa vie par être embarqué dans une contestation. Un religieux Italien, habile en mathématiques, l'attaqua sur la tangente et l'angle d'attouchement des courbes, tels qu'on les conçoit dans la géométrie des infiniment petits. Il se crut obligé de répondre ; et, à dire le vrai, les indifférens ne l'eussent pas trop cru. Je ne crois pas sortir du personnage de simple historien, en assurant que gloire ne courait aucun péril: mais il était sensible de ce côté-là, ou plutôt toute sa sensibilité y était rassemblée. Il répondit, par le dernier mémoire qu'il ait donné à l'académie, et qui a été le seul où il fut question d'un différend. Son inclination pacifique y dominait pourtant encore: il n'y nommait point son adversaire, qui l'avait nommé à tout moment, que tout le monde connaissait, qui ne se cachait point; quoiqu'on lui représentât la par

faite inutilité, et même la superstition de cette réticence, il s'obstina toujours à ne le nommer que l'agresseur. Il est vrai qu'il n'en usait pas si honnêtement à l'égard des paralogismes, et qu'il leur donnait leur véritable nom.

Dans les deux dernières années de sa vie, il fut fort incommodé d'un rhumatisme placé dans les muscles de la poitrine; il ne pouvait marcher quelque temps sans être obligé de se reposer pour reprendre haleine. Cette incommodité augmenta toujours, et tous les remèdes y furent inutiles, ce qui ne le surprenait pas beaucoup. Il n'en relâcha rien de ses occupations ordinaires; et enfin, après avoir fait sa classe au collége Mazarin, le 22 décembre 1722, sans être plus mal que de coutume, il mourut subitement la nuit suivante.

Son caractère était aussi simple que sa supériorité d'esprit pouvait le demander. J'ai déjà donné cette même louange à tant de personnes de cette académie, qu'on peut croire que le mérite en appartient plutôt à nos sciences qu'à nos savans. Il ne connais sait point la jalousie. Il est vrai qu'il était à la tête des géomètres de France, et qu'on ne pouvait compter les grands géomètres d'Europe sans le mettre du nombre. Mais combien d'hommes en tout genre, élevés à ce même rang, ont fait l'honneur à leurs inférieurs d'en être jaloux, et de les décrier? la passion de conserver une première place fait prendre des précautions qui dégradent. Il faut convenir cependant que, quand on lui présentait quelque idée qui lui était nouvelle, il courait quelquefois un peu trop vite à l'objection et à la difficulté; le feu de son esprit, des vues dont il était plein sur chaque matière, venaient traverser trop impétueusement celles qu'on lui offrait mais on parvenait assez facilement à obtenir de lui une attention plus tranquille et plus favorable. Il mettait dans la dispute une chaleur que l'on n'eût jamais cru qu'il eût dû terminer par rire. Ses manières d'agir nettes, franches, loyales en toute occasion, exemptes de tout soupçon d'intérêt indirect et caché, auraient seules suffi pour justifier la province dont il était, des reproches qu'elle a d'ordinaire à essuyer; il n'en conservait qu'une extrême crainte de se soumettre, qu'une grande circonspection à traiter avec les hommes, dont effectivement le commerce est toujours redoutable. Je n'ai jamais vu personne qui eût plus de conscience, je veux dire, qui fût plus appliqué à satisfaire exactement au sentiment intérieur de ses devoirs, et qui se contentât moins d'avoir satisfait aux apparences. Il possédait la vertu de reconnaissance au plus haut degré; il faisait le récit d'un bienfait reçu avec plus de plaisir que le bienfaiteur le plus vain n'en eût eu à le faire, et il ne se croyait jamais acquitté par toutes ces com

pensations, dont on s'établit soi-même pour juge. Il était prêtre, et n'avait pas besoin de beaucoup d'efforts pour vivre conformément à cet état. Aussi sa mort subite n'a-t-elle point alarmé ses amis.

Il m'a fait l'honneur de me léguer tous ses papiers par son testament. J'en rendrai au public le meilleur compte qu'il me sera possible. La nouvelle mécanique est en assez bon état, et va paraître au jour ; j'espère que les lettres la suivront. Du reste, je promets de ne rien détourner à mon usage particulier des trésors que j'ai entre les mains, et je compte que j'en serai cru: il faudrait un plus habile homme pour faire sur ce sujet quelque mauvaise action avec quelque espérance de succès.

ÉLOGE

DU CZAR PIERRE Ier.

COMME il est sans exemple que l'académie ait fait l'éloge d'un

souverain, en faisant, si on ose le dire, celui d'un de ses membres, nous sommes obligés d'avertir que nous ne regarderons le feu Czar qu'en qualité d'académicien, mais d'académicien roi et empereur, qui a établi les sciences et les arts dans les vastes états de sa domination; et quand nous le regarderons comme guerrier et comme conquérant, ce ne sera que parce que l'art de la guerre est un de ceux dont il a donné l'intelligence à ses sujets.

La Moscovie ou Russie était encore dans une ignorance et dans une grossièreté presque pareilles à celles qui accompagnent toujours les premiers âges des nations. Ce n'est pas que l'on ne découvrit dans les Moscovites de la vivacité, de la pénétration, du génie et de l'adresse à imiter ce qu'ils auraient vu : mais toute industrie était étouffée. Les paysans, nés esclaves, et opprimés par des seigneurs impitoyables, se contentaient qu'une agriculture grossière leur apportât précisément de quoi vivre; ils ne pouvaient ni n'osaient s'enrichir. Les seigneurs eux-mêmes n'osaient paraître riches; et les arts sont enfans des richesses et de la douceur du gouvernement. L'art militaire, malheureusement aussi indispensable que l'agriculture, n'était guère moins négligé aussi les Moscovites n'avaient-ils étendu leur dominaque du côté du nord et de l'orient, où ils avaient trouvé des peuples plus barbares; et non du côté de l'occident et du midi, où sont les Suédois, les Polonais et les Turcs. La politique des Czars avait éloigné de la guerre les seigneurs et les gentilshommes, qui en étaient venus à regarder comme une exemption honorable cette indigne oisiveté; et ; si quelques-uns servaient, leur nais

tion

:

sance les avait faits commandans, et leur tenait lieu d'expérience. On avait mis dans les troupes plusieurs officiers Allemands, mais qui, la plupart, simples soldats dans leur pays, et officiers seulement parce qu'ils étaient en Moscovie, n'en savaient pas mieux leur nouveau métier. Les armées russiennes levées par force, composées d'une vile populace, mal disciplinées, mal commandées, ne tenaient guère tête à un ennemi aguerri; et il fallait que des circonstances heureuses et singulières leur missent entre les mains une victoire qui leur était assez indifférente. La principale force de l'empire consistait dans les Strélitz, milice à peu près semblable aux Janissaires Turcs, et redoutable, comme eux, à ses maîtres, dans le même temps qu'elle les faisait redouter des peuples. Un commerce faible et languissant était tout entier entre les mains des marchands étrangers, que l'ignorance et la paresse des gens du pays n'invitaient que trop à les tromper. La mer n'avait jamais vu de vaisseaux moscovites, soit vaisseaux de guerre, soit marchands, et tout l'usage du port d'Arkangel était pour les nations étrangères.

Le christianisme même qui impose quelque nécessité de savoir, du moins au clergé, laissait le clergé dans des ténèbres aussi épaisses que le peuple; tous savaient seulement qu'ils étaient de la religion grecque, et qu'il fallait haïr les Latins. Nul ecclésiastique n'était assez habile pour prêcher devant des auditeurs si peu redoutables; il n'y avait presque pas de livres dans les plus anciens et les plus riches monastères, même à condition de n'y être pas lus. Il régnait partout une extrême dépravation de mœurs et de sentimens, qui n'était pas seulement, comme ailleurs, cachée sous des dehors légers de bienséance, ou revêtue de quelque apparence d'esprit, et de quelques agrémens superficiels. Cependant ce même peuple était souverainement fier, plein de mépris pour tout ce qu'il ne connaissait point; et c'est le comble de l'ignorance que d'être orgueilleuse. Les Czars y avaient contribué, en ne permettant point que leurs sujets voyageassent: peut-être craignait-on qu'ils ne vinssent à ouvrir les yeux sur leur malheureux état. La nation moscovite, peu connue que de ses plus proches voisins, faisait presque une nation à part, qui n'entrait point dans le système de l'Europe, qui n'avait que peu de liaison avec les autres puissances et peu de considération chez elles, et dont à peine était-on curieux d'apprendre de temps en temps quelques révolutions impor

tantes.

Tel était l'état de la Moscovie, lorsque le prince Pierre naquit le 11 juin 1672 du Czar Alexis Michaëlowits et de Natalie Kirilouna Nariskin sa seconde femme. Le Czar étant mort en 1676,

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