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annonce son immensité par celle des espaces célestes, l'autre son intelligence infinie par la mécanique des animaux. On peut même croire que l'anatomie a quelque avantage; l'intelligence prouve encore plus que l'immensité.

ÉLOGE

DE VARIGNON.

PIERRE VARIGNON naquit à Caen en 1654 d'un architecte

entrepreneur, dont la fortune était fort médiocre. Il avait deux frères, qui suivirent la profession du père, et il étudia pour être ecclésiastique.

Au milieu de cette éducation commune qu'on donne aux jeunes gens dans les colléges, tout ce qui peut les occuper un jour plus particulièrement vient par différens hasards se présenter à leurs yeux, et s'ils ont quelque inclination naturelle bien déterminée, elle ne manque pas de saisir son objet dès qu'elle le rencontre. Comme les architectes, et quelquefois les simples maçons savent faire des cadrans, Varignon en vit tracer de bonne heure, et ne le vit pas indifféremment. Il en apprit la pratique la plus grossière, qui était tout ce qu'il pouvait apprendre de ses maitres; mais il soupçonnait que tout cela dépendait de quelque théorie générale, soupçon qui ne servait qu'à l'inquiéter et à le tourmenter sans fruit. Un jour, pendant qu'il était en philosophie aux Jésuites de Caen, feuilletant par amusement différens livres dans la boutique d'un libraire, il tomba sur un Euclide, et en lut les premières pages, qui le charmèrent non-seulement par l'ordre et l'enchaînement des idées, mais encore par la facilité qu'il se sentit à y entrer. Comment l'esprit humain n'aimerait-il pas ce qui lui rend témoignage de ses talens? Il emporta l'Euclide chez lui, et en fut toujours plus charmé les mêmes raisons. L'incertitude éternelle, l'embarras sophistique, l'obscurité inutile et quelquefois affectée de la philosophie des écoles, aidèrent encore à lui faire goûter la clarté, la liaison, la sûreté des verités géométriques. La géométrie le conduisit aux ouvrages de Descartes; et il fut frappé de cette nouvelle lumière, qui de là s'est répandue dans tout le monde pensant. Il prenait sur les nécessités absolues de la vie de quoi acheter des livres de cette espèce, ou plutôt il les mettait au nombre des nécessités absolues: il fallait même, et cela pouvait encore irriter la passion, qu'il ne les étudiât qu'en secret; car ses parens, qui s'apercevaient bien que ce n'étaient pas là les livres ordinaires dont les autres faisaient usage, désapprouvaient beaucoup, et traver

par

saient de tout leur pouvoir l'application qu'il y donnait. Il passa en théologie; et quoique l'importance des matières, et la nécessité dont elles sont pour un ecclésiastique, le fixassent davantage, sa passion dominante ne leur fut pas entièrement sacrifiée.

Il allait souvent disputer à des thèses dans les classes de philosophie, et il brillait fort par sa qualité de bon argumentateur, à laquelle concouraient et le caractère de son esprit, et sa constitution corporelle; beaucoup de force et de netteté de raisonnement d'un côté, et de l'autre une excellente poitrine et une voix éclatante. Ce fut alors que l'abbé de Saint-Pierre, qui étudiait en philosophie dans le même collége, le connut. Un goût commun pour les choses de raisonnement, soit physiques, soit métaphysiques, et des disputes continuelles, furent le lien de leur amitié. Ils avaient besoin l'un de l'autre pour approfondir, et pour s'assurer que tout était vu dans un sujet. Leurs caractères différens faisaient un assortiment complet et heureux : l'un par une certaine vigueur d'idée, par une vivacité féconde, et par une fougue de raison; l'autre par une analyse subtile, par une précision scrupuleuse, par une sage et ingénieuse lenteur à dis

cuter tout.

L'abbé de Saint-Pierre, pour jouir plus à son aise de Varignon, se logea avec lui; et enfin, toujours plus touché de son mérite, il résolut de lui faire une fortune qui le mît en état de suivre pleinement ses talens et son génie. Cependant cet abbé, cadet de Normandie, n'avait que 1800 livres de rente; il en détacha 300, qu'il donna par contrat à Varignon. Ce peu, qui était beaucoup par rapport aux biens du donateur, était beaucoup aussi par rapport aux besoins et aux désirs du donataire. L'un se trouva riche, et l'autre encore plus d'avoir enrichi son ami.

L'abbé, persuadé qu'il n'y avait point de meilleur séjour que Paris pour des philosophes raisonnables, vint en 1686 s'y établir avec Varignon dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques. Là, ils pensaient chacun de son côté; car ils n'étaient plus tant en communauté de pensées. L'abbé, revenu des subtilités inutiles et fatigantes, s'était tourné principalement du côté des réflexions sur l'homme, sur les mœurs et sur les principes du gouvernement. Varignon s'était totalement enfoncé dans les mathématiques. J'étais leur compatriote, et allais les voir assez souvent, et quelquefois passer deux ou trois jours avec eux : il y avait encore de la place pour un survenant, et même pour un second, sorti de la même province, aujourd'hui l'un des principaux membres de l'académie des belles-lettres, et fameux par les histoires qui ont paru de lui. Nous nous rassemblions avec un extrême plaisir, jeunes, pleins de la première ardeur de savoir, fort unis, et ce

que nous ne comptions peut-être pas alors pour un assez grand bien , peu connus. Nous parlions à nous quatre une bonne partie des différentes langues de l'empire des lettres, et tous les sujets de cette petite société se sont dispersés de là dans toutes les académies.

Varignon, dont la constitution était robuste, au moins dans sa jeunesse, passait les journées entières au travail ; nul divertissement, nulle récréation, tout au plus quelque promenade à laquelle sa raison le forçait dans les beaux jours. Je lui ai ouï dire que, travaillant après souper, selon sa coutume, il était souvent surpris par des cloches qui lui annonçaient deux heures après minuit, et qu'il était ravi de se pouvoir dire à luimême, que ce n'était pas la peine de se coucher pour se relever à quatre heures. Il ne sortait de là ni avec la tristesse que les matières pouvaient naturellement inspirer, ni même avec la lassitude que devait causer la longueur seule de l'application : il en sortait gai et vif, encore plein des plaisirs qu'il avait pris, impatient de recommencer. Il riait volontiers en parlant de géométrie, et à le voir on eût cru qu'il la fallait étudier pour se bien divertir. Nulle condition n'était tant à envier que la sienne; sa vie était une possession perpétuelle, et parfaitement paisible, de ce qu'il aimait uniquement. Cependant si on eût eu à chercher un homme heureux, on l'eût été chercher bien loin de lui, et bien plus haut; mais on ne l'y eût pas trouvé.

Dans sa solitude du faubourg Saint-Jacques, il ne laissait pas de lier commerce avec plusieurs savans, et des plus illustres, tels que du Hamel, du Verney, de la Hire.

Du Verney lui demandait assez souvent ses lumières sur ce qu'il y a en anatomie, qui appartient à la science des mécaniques : ils examinaient ensemble des positions de muscles, leurs points d'appui, leurs directions; et du Verney apprenait beaucoup d'anatomie à Varignon, qui l'en payait par des raisonnemens mathématiques, appliqués à l'anatomie.

Enfin, en 1687 il se fit connaître du public par son projet d'une nouvelle mécanique, dédié à l'académie des sciences. Elle était nouvelle en effet. Découvrir des vérités, et en découvrir les sources, ce sont deux choses qui peuvent d'abord paraître inséparables, et qui cependant sont souvent séparées, tant la nature a été avare de connaissances à notre égard. En mécanique dont il s'agit ici, on démontrait bien la nécessité de l'équilibre dans les cas où il arrive ; mais on ne savait pas précisément ce qui le causait. C'est ce que Varignon aperçut par la théorie des mouvemens composés, et ce qui fait tout le sujet de son livre. Les principes essentiels une fois trouvés, les vérités coulent avec une

facilité délicieuse pour l'esprit; leur enchaînement est plus simple, et en même temps plus étroit; le spectacle de leur génération, qui n'a plus rien de forcé, en est plus agréable, et cette même génération, plus légitime en quelque sorte, est aussi plus féconde.

La nouvelle mécanique fut reçue de tous les géomètres avec applaudissement, et elle valut à son auteur deux places considérables › l'une de géomètre dans cette académie en 1688, l'autre de professeur en mathématiques au collége Mazarin. On voulait donner du relief à cette chaire, qui n'avait point encore été remplie, et il fut choisi.

Il mit au jour en 1690 ses nouvelles conjectures sur la pesanteur. Il conçoit une pierre posée dans l'air, et il demande pourquoi elle tombe vers le centre de la terre. L'air est un liquide dont par conséquent les différentes parties se meuvent en tous les sens imaginables ; et une direction quelconque étant déterminée, il n'est pas possible qu'il n'y en ait un grand nombre qui s'accordent à la suivre. On peut imaginer toutes celles qui s'accordent dans une même direction, comme ne faisant qu'une même colonne. La pierre est donc frappée par des colonnes qui la poussent d'orient en occident, d'occident en orient, de bas en haut, du haut en bas. Les colonnes qui la poussent latéralement d'orient en occident, ou au contraire, sont égales en longueur, et par conséquent en force, et il n'en résulte à la pierre aucune impression. Mais celles qui la poussent de haut en bas sont beaucoup plus longues que celles qui la poussent de bas en haut, et cela, à quelque distance de la terre où la pierre ait jamais pu être portée. Elle sera donc poussée avec plus de force de haut en bas que de bas en haut, et elle tombera vers le centre de la terre, ou, ce qui est le même, perpendiculairement à sa surface, parce que les colonnes latérales égales en force l'empêchent de s'écarter ni à droite, ni à gauche. Si la pierre était à une égale distance et de la terre, et de la dernière surface de l'air, elle demeurerait en repos; plus loin, elle monterait. Ce qu'on a dit de l'air, on le dira de même de la matière subtile, et de tout autre liquide où des corps seront posés. Telle est en général l'idée de Varignon sur la cause de la pesanteur. Plusieurs grands hommes ont prouvé par l'inutilité de leurs efforts l'extrême difficulté de cette matière, et j'avoue qu'il pourrait bien aussi l'avoir prouvée. Du moins ce système a-t-il peu de sectateurs ; et quoique simple, bien lié, bien suivi, il est vrai qu'un physicien, même avant la discussion, ne se sent point porté à le croire. L'auteur l'aurait plus aisément défendu que persuadé. Aussi ne l'a-t-il point donné avec cette confiance et cet air triomphant,

qui ont accompagné tant d'autres systèmes. Le titre modeste de conjectures répondait sincèrement à sa pensée : il ne croyait point qu'en matière de physique, et principalement sur les premiers principes de la physique, on pût passer la conjecture; et il semblait être ravi que sa chère géométrie eût seule la certitude en partage.

Dans ces recherches mathématiques, son génie le portait toujours à les rendre les plus générales qu'il fût possible. Un paysage, dont on aura vu toutes les parties l'une après l'autre, n'a pourtant point été vu; il faut qu'il le soit d'un lieu assez élevé, où tous les objets auparavant dispersés se rassemblent sous un seul coup d'œil. Il en va de même des vérités géométriques : on en peut voir un grand nombre dispersées çà et là, sans ordre entre elles, sans liaison; mais pour les voir toutes ensemble et d'un coup d'œil, on est obligé de remonter bien haut, et cela demande de l'effort et de l'adresse. Les formules générales algébriques sont les lieux élevés où l'on se place pour découvrir tout à la fois un grand pays. Il n'y a peut-être pas eu de géomètre, ni qui ait mieux. connu, ni qui ait mieux fait sentir le prix de ses formules, que Varignon.

Il ne pouvait donc manquer de saisir avidement la géométrie des infiniment petits dès qu'elle parut; elle s'élève sans cesse au plus haut point de vue, à l'infini, et de là elle embrasse une étendue infinie. Avec quel transport vit-il naître une nouvelle géométrie et de nouveaux plaisirs! Quand cette belle et sublime méthode fut attaquée dans l'académie même (1), car il fallait qu'elle subît le sort de toutes les nouveautés, il en fut un des plus ardens défenseurs; et il força en sa faveur son caractère naturel, ennemi de toute contestation. Il se plaignit quelquefois à moi que cette dispute l'avait interrompu dans des recherches sur le calcul intégral, dont il aurait de la peine à reprendre le fil. Il sacrifia les infiniment petits à eux-mêmes; le plaisir et la gloire d'y faire des progrès, au devoir plus pressant de les défendre.

Tous les volumes que l'académie a imprimés rendent compte de ses travaux. Ce ne sont presque jamais des morceaux détachés les uns des autres, mais de grandes théories complètes sur les lois du mouvement, sur les forces centrales, sur la résistance des milieux au mouvement. Là, par le moyen de ses formules générales, rien ne lui échappe de ce qui est dans l'enceinte de la matière qu'il traite. Outre les vérités nouvelles, on en voit d'autres déjà connues d'ailleurs, mais détachées, qui viennent de toutes parts se rendre dans sa théorie. Toutes ensemble font (1) Voyez l'Hist. de 1701, page 89 et suiv., seconde édition.

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