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subtilement un mort quand il le pouvait, l'emportait dans son lit, et passait la nuit à le disséquer en grand secret.

En 1681, il fit, à la prière de Lamy, docteur en médecine, qui donnait une seconde édition de son livre sur l'Ame sensitive, une description de l'oreille. Il reconnaît dans une lettre préliminaire adressée à ce docteur, et imprimée aussi, qu'il n'est qu'un simple chirurgien de l'Hôtel-Dieu; et par là il insinue qu'il est bien hardi d'oser décrire une partie aussi délicate que l'oreille, et aussi inconnue aux plus habiles anatomistes; qu'on ne le croira pas en droit de faire des découvertes : mais si on veut bien ne s'en pas tenir à des préjugés ordinairement si concluans, il s'engage à convaincre tout incrédule les pièces à la main. Dans la même année, il fut pourvu d'une charge de chirurgien de la feue reine.

En 1683, M. de Louvois le mit aux Invalides en qualité de chirurgien major.

L'année suivante, le roi de Portugal ayant demandé au feu roi un chirurgien capable de donner du secours à la reine sa femme, qui était à l'extrémité, M. de Louvois y envoya Mery en poste; mais la reine mourut avant son arrivée. Il n'y eut à Lisbonne aucun malade qui ne voulût le consulter, quelque peu digne qu'il en fût par son mal, ou au contraire, quelque déses→ péré qu'il fût. On lui fit les offres les plus avantageuses pour l'arrêter en Portugal; on en fit autant en Espagne à son passage : mais rien ne put vaincre l'amour de la patrie.

A son retour, M. de Louvois le fit entrer dans l'académie des sciences en 1684.

Cette même année la cour allant à Chambor, le roi demanda à Fagon un chirurgien qu'il pût mettre, pendant le voyage, auprès du duc de Bourgogne, encore enfant. Fagon fit choix de Mery. On ne peut pas mettre en doute s'il s'acquitta de cet emploi avec toute l'application et tout le zèle possible: mais il se trouvait encore plus étranger à la cour qu'il ne l'avait été en Portugal et en Espagne ; et il revint, aussitôt qu'il le put, respirer son véritable air natal, celui des Invalides et de l'académie. En 1692 il fit un voyage en Angleterre par ordre de la cour, et, ce qui paraîtra sans doute surprenant, on en ignore absolument le sujet. Peut-être s'est-on déjà aperçu que les faits rapportés jusqu'ici ont été assez dénués de circonstances, assez décharnés; c'est la faute de celui qu'ils regardent. Après qu'il avait rempli dans la dernière exactitude ses fonctions nécessaires, il se renfermait dans son cabinet, où il étudiait, non pas tant les livres que la nature même : il n'avait de commerce qu'avec les morts, et cela dans un sens beaucoup plus étroit

qu'on ne le dit d'ordinaire des savans. Il s'instruisait donc infiniment; mais personne n'en eût rien su, si les opérations qu'il faisait tous les jours n'eussent trahi le secret de son habileté. Ceux qui sont fortement occupés à exercer une profession ou un talent, parlent du moins plus volontiers dans l'intérieur de leur famille, soit de leurs occupations présentes, soit de leurs projets; on est obligé de les écouter, et ils ont une liberté entière de se faire valoir; mais il n'usait point de ses droits à cet égard; on ne le voyait qu'aux heures des repas, et il n'y tenait point de discours inutiles. Enfin, je le répète, on ne sait rien du voyage d'Angleterre, dont il aurait dû, au moins à sa femme et à ses enfans, vanter ou excuser le succès. Tout était enseveli dans un profond silence, et il est presque étonnant que Mery ait été connu. Il n'a rien mis du sien dans sa réputation, que son mérite, et communément il s'en faut beaucoup que ce soit assez.

En 1700, M. de Harlay, premier président, le nomma premier chirurgien de l'Hôtel-Dieu. Il n'accepta cette place que quand il fut bien sûr qu'elle n'était pas incompatible avec celle de l'académie; et je lui ai ouï dire que les deux ensemble remplissaient toute son ambition; aussi l'ont-elles uniquement occupé. Des malades, quelqu'importans qu'ils fussent, et quelqu'utiles qu'ils dussent être, 'n'ont jamais pu le faire sortir de chez lui. Tout au plus a-t-il traité quelques amis, mais en amis, et en leur faisant très-peu de chose. Des étrangers qui souhaitaient passionnément qu'il leur fit des cours particuliers d'anatomie, n'ont pu le tenter par les promesses les plus magnifiques et les plus sûres. Il ne voulait point d'une augmentation de fortune qui lui eût coûté un temps destiné à de nouveaux progrès dans sa science.

Mais ce même temps qu'il estimait plus que la richesse, il ne l'épargnait point à ses devoirs; il conçut volontairement le dessein d'en donner à l'Hôtel-Dieu beaucoup plus qu'il ne lui en demandait, selon l'usage établi. Les jeunes chirurgiens qui venaient y apprendre leur métier, n'y prenaient des leçons qu'au gré du hasard, qui leur mettait sous les yeux tantôt une opération, tantôt une autre ; rien de suivi, rien de méthodique ne dirigeait leurs connaissances. Il obtint de M. de Harlay que l'on construisît un lieu où il leur ferait des cours réglés d'anatomie. S'il eût pris cette occasion de demander des appointemens plus forts, s'il ne l'eût même fait naître que dans cette vue, on ne l'eût pas blâmé d'accorder son intérêt avec celui du public. D'ailleurs le premier président l'honorait d'une affection parti culière ; et comme ce grand magistrat avait beaucoup d'esprit,

peut-être l'aimait-il d'autant plus qu'il fallait de la pénétration pour sentir tout ce qu'il valait ; mais Mery ne songea, dans son nouvel établissement, qu'à l'utilité publique, et il se tint heureux qu'on lui eût accordé un surcroît considérable d'assujettissement et de travail.

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Son génie était d'apporter une extrême exactitude à l'observation, et de se bien assurer de la simple vérité des choses. Il ne se pressait point d'imaginer pourquoi telle disposition, telle structure; il voyait les faits d'autant plus sûrement, qu'il ne les voyait point au travers d'un système déjà formé qui eût les changer à ses yeux. Son cabinet anatomique, auquel il avait travaillé une bonne partie de sa vie, ce nombre prodigieux de dissections faites de sa main, avec une patience étonnante, avaient apparemment aidé à lui faire prendre cette habitude; il avait été si long-temps appliqué à ne faire que voir, qu'il n'avait pas eu le loisir de songer tant à deviner; mais on doit convenir qu'il n'y a pas moins de sagacité d'esprit à bien voir en cette matière qu'à deviner ; aussi n'avait-on pas à craindre que ce qu'il faisait voir aux autres il le leur déguisât, ou l'embellit trop par ses discours à peine se pouvait-il résoudre à l'expliquer; il fallait presque que les pièces de son cabinet parlassent pour lui.

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On y en compte jusqu'à quatre-vingts d'importantes, soit squelettes entiers, soit parties d'animaux. Trente de ces pièces regardent l'homme; et celles où sont tous les nerfs, conduits depuis leur origine jusqu'à leurs extrémités, a dû lui coûter des trois ou quatre mois de travail. Une adresse singulière, et une persévérance infatigable, ont été nécessaires pour finir ces ouvrages; aussi était-ce là ce qui l'enlevait à tout. Il était toujours pressé de rentrer dans ce lieu où toutes ces machines démontées et dépouillées de ce qui nous les cache, en les revêtant, lui présentaient la nature plus à nu, et lui donnaient toujours à lui-même de nouvelles instructions. Cependant, pour ne se pas trop glorifier de la connaissance qu'il avait de la structure des animaux, il faisait réflexion sur l'ignorance où l'on est de l'action et du jeu des liqueurs. Nous autres anatomistes, m'a-t-il dit une fois, nous sommes comme les crocheteurs de Paris, qui en connaissent toutes les rues jusqu'aux plus petites et aux plus écartées; mais qui ne savent pas ce qui se passe dans les maisons.

On a vu de lui dans nos volumes quantité de morceaux sur ce que devient l'air entré dans les poumons, sur l'iris de l'œil, sur la choroïde, etc. Il a donné une nouvelle structure au nerf optique, et a osé avancer qu'un animal se multiplie sans accou

plement; c'est la moule d'étang, dont il a donné la singulière et bizarre anatomie (1) ; mais ce qui a fait le plus de bruit dans ces volumes, a été son opinion sur la circulation du sang dans le fœtus, ou sur l'usage du trou ovale, directement opposée à celle de tous les autres anatomistes. Il fut cause que l'académie, dès son renouvellement en 1699, fut agitée par cette question. Un monde d'adversaires élevés contre lui, tant au dedans qu'au dehors de l'académie, ne l'ébranla point. Il publia même en 1700, hors de nos mémoires, un traité exprès sur ce sujet, auquel il joignit ses remarques sur une nouvelle manière de tailler de la pierre, pratiquée alors par un frère Jacques, franc-comtois : c'est là le seul livre qu'on ait de lui. On ne sait point encore aujourd'hui quel parti est victorieux, et c'est une assez grande gloire pour celui qui seul était un parti. Il paraît, ainsi que nous osâmes le soupçonner il y a long-temps, que les deux systèmes opposés pourraient être vrais, et se concilier; dénouement qui mériterait d'être remarqué dans l'histoire de la philosophie, et qui condamnerait bien la grande chaleur de toute cette contestation.

Mery était si retenu à former ou à adopter des systèmes, qu'il hésitait à recevoir, ou, si l'on veut, ne recevait pas celui de la génération par les œufs, si vraisemblable, si appuyé, si généralement reçu. Il n'en substituait pas d'autres à la place; mais des structures de parties, qui effectivement ne s'y accordaient pas trop, l'arrêtaient (2); au lieu que les autres anatomistes se laissent emporter à un grand nombre d'apparences très-fayorables, et se reposent en quelque sorte sur la nature de la solution de quelques difficultés. Nous n'avons garde de décider entre leur hardiesse et la timidité opposée; seulement pouvons-nous dire qu'en fait de sciences, les hommes sont nés dogmatiques et hardis, et qu'il leur en coûte plus d'effort pour être timides et pyrrhoniens.

Cependant Mery, peu disposé à prendre trop facilement les opinions les plus dominantes, ne l'était pas davantage à quitter facilement les siennes particulières. Le témoignage qu'il se rendait de la grande sûreté de ses observations, et du peu de précipitation de ses conséquences, l'affermissait dans ce qu'il avait une fois pensé déterminément. La vie retirée y contribuait encore; les idées qu'on y prend sont plus roides et plus inflexibles, faute d'être traversées, pliées par celles des autres, entretenues dans une certaine souplesse : on s'accoutume trop dans la solitude à ne penser que comme soi. Cette même retraite lui faisait ignorer aussi des ménagemens d'expressions néces(1) Voyez l'Hist. de 1710, p. 30 et suiv.

(a) Voy. l'Hist. de 1701, pag. 38 et suiv., seconde édition.

saires dans la dispute; il ne donnait point à entendre qu'un fait rapporté était faux, qu'un sentiment était absurde : il le disait; mais cet excès de naïveté et de sincérité ne blessait pas tant dans l'intérieur de l'académie. Et si les suites assez ordinaires du savoir n'y étaient excusées, où le seraient-elles? On y a remarqué avec plaisir, que Mery, quelque attaché qu'il fût à ses sentimens, en avait changé en quelques occasions. Par exemple, il avait d'abord fort approuvé l'opération du frère Jacques, et il se rétracta dans la suite. Il était de bonne grâce d'avoir commencé par l'approbation. Un anatomiste de la compagnie raconte qu'il a convaincu Mery sur certains points qui lui avaient paru d'abord insoutenables ; et il le raconte pour la gloire de Mery, et non pour la sienne.

Ce même anatomiste prétend que Mery a entrevu la valvule d'Eustachius, connu les glandes de Couper long-temps avant Couper même. Mais il faut laisser les découvertes aux noms qui en sont en possession; et quand même ce ne serait que la faveur du sort qui les leur aurait adjugées plutôt qu'à d'autres, il vaut mieux n'en point appeler.

Malgré une constitution très-ferme, et une vie toujours trèsréglée d'un bout à l'autre, Mery se sentit presque tout d'un coup abandonné de ses jambes vers l'âge de soixante-quinze ans, sans avoir nulle autre incommodité. Il fut réduit à se renfermer absolument chez lui, où il s'était tant renfermé volontairement. Tous ceux de l'académie qui pouvaient se plaindre de quelques-unes de ces sincérités dont nous avons parlé, allèrent le voir pour le rassurer sur l'inquiétude où il eût pu être à leur égard, et renouveler une amitié qui, à proprement parler, n'avait pas été interrompue. Il fut sensiblement touché, et de ces avances qu'il n'attendait peut-être pas, et de ces sentimens qu'il méritait plus qu'il ne se les était attirés; et il ne pouvait se lasser d'en marquer sa joie à Varignon, son fidèle ami, et de tous les temps.

Il s'affaiblissait toujours, quoiqu'en conservant un esprit sain; et enfin il mourut le 3 novembre 1722 âgé de soixante-dix-sept Il a laissé six enfans de Catherine-Geneviève Carrere, fille de Carrere, qui avait été premier chirurgien de feue Madame.

ans.

Il a eu toute sa vie beaucoup de religion, et des mœurs telles que la religion les demande; ses dernières années ont été uniquement occupées d'exercices de piété. Nous avons dit de feu Cassini, que les cieux lui racontaient sans cesse la gloire de leur créateur; les animaux la racontaient aussi à Mery. L'astronomie, l'anatomie sont en effet les deux sciences où sont le plus sensiblement marqués les caractères du souverain être : l'une

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