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Etienne, et nous dispenser d'aller jusqu'à up Basile, chevalier Grec, mais d'origine française, qui, sous l'empire de Charlesle-Chauve, sauva la Touraine de l'invasion des Normands, et eut de l'empereur la terre de Paulmy pour récompense. S'il y a du fabuleux dans l'origine des grandes noblesses, du moins il y a une sorte de fabuleux qui n'appartient qu'à elles, et qui devient lui-même un titre.

Au commencement du règne de Louis XIII, René de Voyer, fils de Pierre, chevalier de l'ordre et grand-bailli de Touraine et qui avait pris le nom d'Argenson d'une terre entrée dans sa maison par sa grand'mère paternelle, alla apprendre le métier de la guerre en Hollande, qui était alors la meilleure école militaire de l'Europe. Mais l'autorité de sa mère, Elisabeth Huraut de Chiverny, nièce du chancelier de ce nom, les conjonctures des affaires générales et des siennes, des espérances plus flatteuses et plus prochaines qu'on lui fit voir dans le parti de la robe, le déterminèrent à l'embrasser. Il fut le premier magistrat de son nom, mais presque sans quitter l'épée; car ayant été reçu conseiller au parlement de Paris en 1620, âgé de vingt-quatre ans, et bientôt après ayant passé à la charge de maître des requêtes, il servit en qualité d'intendant au siége de la Rochelle, et dans la suite il n'eut plus ou que des intendances d'armées, ou que des intendances des provinces, dont il fallait réprimer les mouvemens excités, soit par les seigneurs, soit par les calvinistes. Les besoins de l'état le firent souvent changer de poste, et l'envoyèrent toujours dans les plus difficiles. Quand la Catalogne se donna à la France, il fut mis à la tête de cette nouvelle province, dont l'administration demandait un mélange singulier, et presque unique, de hauteur et de douceur, de hardiesse et de circonspection. Dans un grand nombre de marches d'armées, de retraites, de combats, de siéges, il servit autant de sa personne, et beaucoup plus de son esprit qu'un homme de guerre ordinaire. L'enchaînement des affaires l'engagea aussi dans des négociations délicates avec des puissances voisines, surtout avec la maison de Savoie, alors divisée. Enfin, après tant d'emplois et de travaux, se croyant quitte envers sa patrie, il songea à une retraite qui lui fut plus utile que tout ce qu'il avait fait; et comme il était veuf, il se mit dans l'état ecclésiastique : mais le dessein que la cour forma de ménager la paix du Turc avec Venise le fit nommer ambassadeur extraordinaire vers cette république ; et il n'accepta l'ambassade que par un motif de religion, et à condition qu'il n'y serait pas plus d'un an, et que quand il en sortirait, son fils, que l'on faisait dès-lors conseiller d'état, lui succéderait. A peine était-il arrivé à Venise, en 1651,

qu'il fut pris, en disant la messe, d'une fièvre violente, dont il mourut en quatorze jours. Son fils aîné, qui avait eu à vingtun ans l'intendance d'Angoumois, Aunis et Saintonge, se trouva à vingt-sept ans ambassadeur à Venise. Il fit élever à son père, dans l'église de S.-Job, un mausolée qui était un ornement même pour une aussi superbe ville, et le sénat s'engagea, par un acte public, à avoir soin de le conserver.

Pendant le cours de son ambassade, qui dura cinq ans, naquit à Venise M. d'Argenson. La république voulut être sa marraine, lui donna le nom de Marc, le fit chevalier de Saint-Marc, et lui permit à lui et à toute sa postérité, de mettre sur le tout de leurs armes celles de l'état avec le cimier et la devise, témoignages authentiques de la satisfaction qu'on avait de l'ambassadeur.

Son ambassade finie, il se retira dans ses terres, peu satisfait de la cour, et avec une fortune assez médiocre, et n'eut plus d'autres vues que celles de la vie à venir. Le fils, trop jeune pour une si grande inaction, voulait entrer dans le service: mais des convenances d'affaires domestiques lui firent prendre la charge de lieutenant général au présidial d'Angoulême, qui lui venait de son aïeul maternel. Les magistrats que le roi envoya tenir les grands jours en quelques provinces, le connurent dans leur voyage, et sentirent bientôt que son génie et ses talens étaient trop à l'étroit sur un si petit théâtre. Ils l'exhortèrent vivement à venir à Paris, et il y fut obligé par quelques démêlés qu'il eut avec sa compagnie. La véritable cause n'en était peutêtre que cette même supériorité de génie et de talens, un peu trop mise au jour et trop exercée.

A Paris, il fut bientôt connu de M. de Ponchartrain, alors contrôleur général, qui, pour s'assurer de ce qu'il valait, n'eut besoin ni d'employer toute la finesse de sa pénétration, ni de le faire passer par beaucoup d'essais sur des affaires de finances dont il lui confiait le soin. On l'obligea à se faire maître des requêtes sur la foi de son mérite; et, au bout de trois ans, il fut lieutenant général de police de la ville de Paris, en 1697.

Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvemens célestes sans en avoir aucune connaissance, et même plus l'ordre d'une police ressemble, par son uniformité, à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d'autant plus ignoré qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l'approfondir en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une

ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidens peuvent toujours tarir quelques sources, réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société, ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient pas, ou ne s'acquit teraient pas si bien; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtimens trop éclatans; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer, par des conduits souterrains, dans l'intérieur des familles, et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage; être présent partout sans être vu; enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps : voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de la police. Il ne semble pas qu'un homme seul y puisse suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu'il faut suivre, ni par l'application qu'il faut apporter, par la variété des conduites qu'il faut tenir et des caractères qu'il faut prendre: mais la voix publique répondra si d'Argenson a suffi à tout.

ni

Sous lui, la propreté, la tranquillité, l'abondance, la sûreté de la ville furent portées au plus haut degré. Aussi le feu roi se reposait-il entièrement de Paris sur ses soins. Il eût rendu compte d'un inconnu qui s'y serait glissé dans les ténèbres : cet inconnu, quelque ingénieux qu'il fût à se cacher, était toujours sous ses yeux; et si enfin quelqu'un lui échappait, du moins, ce qui fait presque un effet égal, personne n'eût osé se croire bien caché. Il avait mérité que, dans certaines occasions importantes, l'autorité souveraine et indépendante des formalités appuyât ses démarches; car la justice serait quelquefois hors d'état d'agir, si elle n'osait jamais se débarrasser de tant de sages liens dont elle s'est chargée elle-même.

Environné et accablé, dans ses audiences, d'une foule de gens du menu peuple, pour la plus grande partie peu instruits même de ce qui les amenait, vivement agités d'intérêts trèslégers et souvent très-mal entendus, accoutumés à mettre à la place du discours un bruit insensé, il n'avait ni l'inattention ni le

dédain qu'auraient pu s'attirer les personnes ou les matières ; il se donnait tout entier aux détails les plus vils; ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public : il se conformait aux façons de penser les plus basses et les plus grossières; il parlait à chacun sa langue, quelque étrangère qu'elle lui fût; il accommodait la raison à l'usage de ceux qui la connaissaient le moins; il conciliait avec bonté des esprits farouches, et n'employait la décision d'autorité qu'au défaut de la conciliation. Quelquefois des contestations peu susceptibles, ou peu dignes d'un jugement sérieux, il les terminait par un trait de vivacité plus convenable et aussi efficace. Il s'égayait à lui-même, autant que la magistrature le permettait, des fonctions souverainement ennuyeuses et désagréables, et il leur prêtait de son propre fonds de quoi le soutenir dans un si rude travail.

La cherté étant excessive dans les années 1709 et 1710, le peuple, injuste parce qu'il souffrait, s'en prenait en partie à d'Argenson, qui cependant tâchait, par toutes sortes de voies, de remédier à cette calamité. Il y eut quelques émotions, qu'il n'eût été ni prudent ni humain de punir trop sévèrement. Le magistrat les calma, et par la sage hardiesse qu'il eut de les braver, et par la confiance que la populace, quoique furieuse, avait toujours en lui. Un jour, assiégé dans une maison où une troupe nombreuse voulait mettre le feu, il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla et apaisa tout. Il savait quel est le pouvoir d'un magistrat sans armes; mais on a beau le savoir, il faut un grand courage pour s'y fier. Cette action fut récompensée ou suivie de la dignité de conseiller d'état.

Il n'a pas seulement exercé son courage dans des occasions où il s'agissait de sa vie autant que du bien public, mais encore dans celles où il n'y avait pour lui aucun péril que volontaire. Il n'a jamais manqué de se trouver aux incendies, et d'y arriver des premiers. Dans ces momens si pressans et dans cette affreuse confusion, il donnait les ordres pour le secours, et en même temps il en donnait l'exemple, quand le péril était assez grand pour le demander. A l'embrâsement des chantiers de la porte Saint-Bernard, il fallait, pour prévenir un embrâsement général, traverser un espace de chemin occupé par les flammes. Les gens du port et les détachemens du régiment des gardes hésitaient à tenter ce passage. D'Argenson le franchit le premier, et se fit suivre des plus braves, et l'incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés, et fut plus de 20 heures sur pied dans une action continuelle. Il était fait pour être Romain, et pour passer du sénat à la tête d'une armée.

Quelqu'étendue que fût l'administration de la police, le feu

roi ne permit pas que d'Argenson s'y renfermât entièrement ; il l'appelait souvent à d'autres fonctions plus élevées et plus glorieuses, ne fût-ce que par la relation immédiate qu'elles donnaient avec le maître, relation toujours si précieuse et si recherchée. Tantôt il s'agissait d'accommodement entre personnes importantes, dont il n'eût pas été à les propos que contestations éclatassent dans les tribunaux ordinaires, et dont les noms exigeaient un certain respect auquel le public eût manqué. Tantôt c'étaient des affaires d'état qui demandaient des expédiens prompts, un mystère adroit et une conduite déliée. Enfin d'A l'Argenson vint à exercer réglément auprès du roi un ministère secret et sans titre, mais qui n'en était que plus flatteur, et n'en avait même que plus d'autorité.

Comme la juridiction de la police le rendait maître des arts et métiers que l'académie a entrepris de décrire et de perfectionner, ce qui la mettait dans une relation nécessaire avec lui pour les détails de l'exécution, et que d'ailleurs il avait pour les sciences tout le goût, et leur accordait toute la protection que leur devait un homme d'autant d'esprit et aussi éclairé, la compagnie voulut se l'acquérir, et elle le nomma en 1716 pour un de ses honoraires. Bientôt après, comme si une dignité si modeste en eût dû annoncer de plus brillantes, le régent du royaume, qui avait commencé par l'honorer de la même confiance et du même ministère secret que le feu roi, le fit entrer dans les plus importantes affaires ; et enfin, au commencement de 1718, le fit garde des sceaux et président du conseil des finances. Il avait été lieutenant de police vingt-un ans, et depuis long-temps les suffrages des bons citoyens le nommaient à des places plus élevées : mais la sienne était trop difficile à remplir; et la réputation singulière qu'il s'y était acquise, devenait un obstacle à son élévation. Il fallait un effort de justice pour le récompenser dignement.

Il fut donc chargé à la fois de deux ministères, dont chacun demandait un grand homme, et tous ses talens se trouvèrent d'un usage heureux. L'expédition des affaires du conseil se sentit de sa vivacité; il accorda ou refusa les grâces qui dépendaient du sceau, selon sa longue habitude de savoir placer la douceur et la sévérité; surtout il soutint avec sa vigueur et sa fermeté naturelle l'autorité royale, d'autant plus difficile à soutenir dans les minorités, que ce ne sont pas toujours des mal - intentionnés qui résistent. Sa grande application à entrer dans le produit effectif des revenus du roi, le mit en état de faire payer, dès la première année qu'il fut à la tête des finances, seize millions d'arrérages des rentes de la ville, sans préjudice de

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