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par son algèbre naturelle: mais il conçut aussi que la véritable algèbre était encore plus sûre; et il fit calculer ce jeu par feu Sauveur, qui commença par là sa réputation à la cour, ainsi qu'il a été dit dans son éloge. L'algébriste naturel ne méprisa point l'algébriste savant, quoiqu'il arrive assez ordinairement que pour quelques dons qu'on a reçus de la nature, on se croit en droit de regarder avec dédain ceux qui en ont reçu de pareils, et qui ont pris la peine de les cultiver par l'étude.

Avant cela, un autre homme devenu fort célèbre, mais alors naissant, avait songé à se faire par Dangeau une entrée à la cour. C'est Despréaux qui lui adressa le second ouvrage qu'il donna au public, sa satire sur la noblesse. Le héros était bien choisi, et par sa naissance, et par sa réputation de se connaître en vers, par la situation où il était, et par son inclination à favoriser le mérite. Les plus satiriques et les plus misanthropes sont assez maîtres de leur bile, pour se ménager adroitement des protecteurs.

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En 1665, le roi fit Dangeau colonel de son régiment, qui depuis quatre ou cinq ans qu'il était sur pied, n'en avait point eu d'autre que S. M. elle-même, dont un simple particulier devenait en quelque sorte le successeur immédiat. On sait que le feu roi a toujours regardé ce régiment comme lui appartenant plus que le reste de ses troupes. Le nouveau colonel y fit une dépense digne de sa reconnaissance, et de la prédilection du roi. Il servit à la tête de sa troupe à la campagne de Lille en 1667. Mais au bout de quelques années il se défit du régiment, pour s'attacher plus particulièrement à la seule personne du roi, qu'il suivit toujours dans ses campagnes en qualité de son aide de

camp. Comme il était fort instruit dans l'histoire, surtout dans la moderne, dans les généalogies des grandes maisons, dans les intérêts des princes, enfin dans toutes les sciences d'un homme de cour, si cependant elles conservent encore long-temps cette qualité, le roi eut la pensée de l'envoyer ambassadeur en Suède : mais il supplia très-humblement S. M. de ne le pas tant éloigner d'elle, et de ne lui donner que des négociations de moindre durée, et dans des pays plus voisins, si elle jugeait à propos de lui en donner quelques-unes. Les rois aiment que l'on tienne à leur personne, et ils se défient avec raison de leur dignité. Il fut donc employé selon ses désirs : il alla plusieurs fois envoyé extraordinaire vers les électeurs du Rhin; et ce fut lui qui avec le même caractère conclut, malgré beaucoup de difficultés, le mariage du duc d'Yorck, depuis Jacques II, avec la princesse de Modène, Il fut chargé de la conduire en Angleterre, où il fit encore dans la suite un autre voyage par ordre du roi,

Le reste de sa vie n'est plus que celle d'un courtisan, à cela près, selon le témoignage dont le feu roi l'a honoré publiquement, qu'il ne rendit jamais de mauvais offices à personne auprès de S. M. Il a eu toutes les grâces et toutes les dignités auxquelles, pour ainsi dire, il avait droit, et qu'une ambition raisonnable lui pouvait promettre. Il n'a jamais eu le désagrément qu'elles aient fait une nouvelle surprenante pour le public. Il a été gouverneur de Touraine, le premier des six menins que le feu roi donna à Monseigneur grand-père du roi, chevaler d'honneur des deux dauphines de Bavière et de Savoie, conseiller d'état d'épée, chevalier des ordres du roi, grand-maître des ordres royaux et militaires de Notre-Dame du Mont-Carmel, et de Saint-Lazare de Jérusalem.

Quand il fut revêtu de cette dernière dignité, il songea aussitôt à relever un ordre extrêmement négligé depuis long-temps, et presque oublié dans le monde. Il apporta plus d'attention au choix des chevaliers; il renouvela l'ancienne pompe de leur réception et de toutes les cérémonies, ce qui touche le public plus qu'il ne pense lui-même ; il procura par ses soins la fondation de plus de vingt-cinq commanderies nouvelles; enfin, il employait les revenus et les droits de sa grande maîtrise, à faire élever en commun dans une grande maison destinée à cet usage, douze jeunes gentilshommes des meilleures noblesses du royaume. On les appelait les élèves de Saint-Lazare; et ils devaient illustrer l'ordre par leurs noms, et par le mérite dont ils lui étaient en partie redevables. Cet établissement dura près de dix ans : mais il lui aurait fallu, pour subsister, des temps plus heureux; et des secours de la part du roi, dont les guerres continuelles ôtèrent entièrement l'espérance. Ainsi Dangeau eut le déplaisir de voir sa générosité arrêtée dans sa course, et ses revenus appliqués à ses seuls besoins. Il a laissé l'ordre en état que le duc de Chartres ait daigné être son successeur.

Son goût déclaré pour les lettres et pour tous ceux qui s'y distinguaient, et un zèle constant à les servir de tout son pouvoir, firent juger que la place d'honoraire, qui vint à vaquer ici en 1704 par la mort du marquis de l'Hôpital, lui convenait, et que l'académie des sciences pouvait le partager avec l'académie française. Il n'accepta la place qu'en faisant bien sentir la noble pudeur qu'il avait de succéder à un des premiers géomètres de l'Europe, lui qui ne s'était nullement tourné de ce côté-là; et il n'a jamais paru ici, sans y apporter une modestie flatteuse pour l'académie, et cependant accompagnée de dignité.

Il mourut le 9 septembre 1720, âgé de quatre-vingt-deux ans. Il avait soutenu dans un âge assez avancé les plus cruelles opé

rations de la chirurgie, et deux fois l'une des deux, toujours avec un courage singulier. Ce courage est tout différent de celui qu'on demande à la guerre, et moins suspect d'être forcé. Il est permis d'en manquer dans son lit.

Le marquis de Dangeau avait été en liaison particulière avec les plus grands hommes de son temps, le grand Condé, Turenne, et les autres héros de toute espèce que le siècle du feu roi a produits. Il connaissait le prix, si souvent ignoré ou négligé, d'une réputation nette et entière, et il apportait à se la conserver tout le soin qu'elle mérite. Ce n'est pas là une légère attention, ni qui coûte peu, surtout à la cour, où l'on ne croit guère à la probité et à la vertu, et où les plus faibles apparences suffisent pour fonder les jugemens les plus décisifs pourvu qu'ils soient désavantageux. Ses discours, ses manières, tout se sentait en lui d'une politesse, qui était encore moins celle d'un homme du grand monde, que d'un homme né officieux et bienfaisant.

Il avait épousé en premières noces Françoise Morin, sœur de la feu maréchale d'Estrées, dont il n'a eu que feu madame la duchesse de Montfort; et en secondes noces, la comtesse de Leuvestein, de la maison Palatine, dont il n'a eu que feu M. de Courcillon.

ELOGE

DE L'ABBÉ DES BILLETTES.

GILLES FILLEAU DES BILLETTES naquit à Poitiers en 1634 de Nicolas Filleau, écuyer, et d'une dame qui était d'une bonne noblesse de Poitou. L'aïeul paternel de Nicolas Filleau était sorti de la ville d'Orléans avec sa famille, dans le temps que les calvinistes y étaient les plus forts; il se déroba à leur persécution, qu'il s'était attirée par son zèle pour la religion catholique, et il abandonna tout ce qu'il avait de bien dans l'Orléanois. Le père de des Billettes, établi à Poitiers, entra dans les affaires du roi, et y fit une fortune assez considérable, quoique parfaitement légitime. Il eut trois garçons, et deux filles mariées dans deux des meilleures maisons de la haute et basse Marche.

Les deux frères de des Billettes, qui étaient ses aînés, ont été de la Chaise et de Saint-Martin, tous deux connus par deux l'autre ouvrages fort différens, l'un par la vie de Saint-Louis, par la traduction de dom Quichotte. Les trois frères avaient un esprit héréditaire de religion, des mœurs irréprochables, de l'amour pour les sciences; et tous trois étant venus vivre à Paris, ils s'attachèrent à madame de Longueville, au duc de Roanez,

à un certain nombre de personnes dont l'esprit et les lumières n'ont pas été contestés, et dont les mœurs ou les maximes n'ont été accusées que d'être trop rigides.

Des Billettes, né avec une entière indifférence pour la fortune, soutenu dans cette disposition par un grand fonds de piété, a toujours vécu sans ambition, sans aucune de ces vues qui agitent tant les hommes, occupé de la lecture et des études, où son goût le portait, et encore plus des pratiques prescrites par le christianisme. Telle a été sa carrière d'un bout à l'autre ; une de ses journées les représentait toutes. La religion seule fait quelquefois des conversions surprenantes et des changemens miraculeux; mais elle ne fait guère toute une vie égale et uniforme, si elle n'est entée sur un naturel philosophe.

Il était fort versé dans l'histoire, dans les généalogies des grandes maisons de l'Europe, même dans la connaissance des livres, qui fait une science à part. Il avait dressé le catalogue d'une bibliothèque générale, bien entendue, économisée et complete, pour qui n'eût voulu que bien savoir. Surtout il possédait le détail des arts, ce prodigieux nombre d'industries singulières inconnues à tous ceux qui ne les exercent pas, nullement observées par ceux qui les exercent, négligées par les savans les plus universels, qui ne savent pas même qu'il y ait là rien à apprendre pour eux, et cependant merveilleuses et ravissantes, dès qu'elles sont vues avec des yeux éclairés. La plupart des espèces d'animaux, comme les abeilles, les araignées, les castors, ont chacune un art particulier, mais unique, et qui n'a point parmi eux de premier inventeur; les hommes ont une infinité d'arts différens qui ne sont point nés avec eux, et dont la gloire leur appartient. Comme l'académie avait conçu le dessein d'en faire la description, elle crut que des Billettes lui était nécessaire, et elle le choisit pour être un de ses pensionnaires mécaniciens à son renouvellement en 1699. Il disait qu'il était étonné de ce choix; mais il le disait simplement, rarement, et à peu de personnes, ce qui attestait la sincérité du discours: car s'il l'eût fait sonner bien haut, et beaucoup répété, il n'eût cherché que des contradicteurs. Les descriptions d'arts qu'il a faites paraîtront avec un grand nombre d'autres dans le recueil que l'académie en doit donner au public. Aucun ouvrage de des Billettes n'aura été imprimé qu'après sa mort, et c'est une constance convenable à son extrême modestie.

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Un régime exact, et même ses austérités, lui valurent une santé assez égale. Elle s'affaiblissait peu à peu par l'âge, mais elle ne dégénérait pas en maladies violentes. Il conserva jusqu'au Lout l'usage de sa raison, et le 10 août 1720 il prédit sa mort

pour le 15 suivant, où elle arriva en effet. Il était âgé de quatrevingt-six ans. Il s'était marié deux fois, et toutes les deux à des demoiselles de Poitou. Il n'en a point laissé d'enfans vivans.

Une certaine candeur qui peut n'accompagner pas de grandes vertus, mais qui les embellit beaucoup, était une de ses qualités dominantes. On sentait dans ses discours, dans ses manières, le vrai orné de sa plus grande simplicité. Le bien public, l'ordre, ou plutôt tous les différens établissemens particuliers d'ordre que la société demande, toujours sacrifiés sans scrupule, et même violés par une mauvaise gloire, étaient pour lui des objets d'une passion vive et délicate. Il la portait à tel point, et en même temps cette sorte de passion est si rare, qu'il est peut-être dangereux d'exposer au public, que quand il passait sur les marches du Pont-Neuf, il en prenait les bouts qui étaient moins usés, afin que le milieu, qui l'est toujours davantage, ne devînt pas trop tôt un glacis. Mais une si petite attention s'ennoblissait par son principe; et combien ne serait-il pas à souhaiter que le bien public fût toujours aimé avec autant de superstition? Personne n'a jamais mieux su soulager et les besoins d'autrui, et la honte de les avouer. Il`disait que ceux dont on refusait le secours avaient eu l'art de s'attirer ce refus, ou n'avaient pas eu l'art de le prévenir, et qu'ils étaient coupables d'être refusés. Il souhaitait fort de se pouvoir dérober à cet éloge funèbre, dont l'usage est établi parmi nous; et en effet, il a eu si bien l'adresse de cacher sa vie, que du moins la brièveté de l'éloge répondra à son intention.

ÉLOGE

DE D'ARGENSON.

MARC-RENÉ DE VOYER DE PAULMY D'ARGENSON naquit à Venise le 4 novembre 1652 de René de Voyer de Paulmy, chevalier, comte d'Argenson, et de dame Marguerite Houllier de la Poyade, la plus riche héritière d'Angoumois.

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La maison de Voyer remonte, par des titres et des filiations bien prouvées, jusqu'à Etienne de Voyer, sire de Paulmy, d'outre-mer. qui accompagna Saint-Louis dans ses deux voyages Il avait épousé Agathe de Beauvau. Depuis lui, on voit toujours la seigneurie de Paulmy en Touraine, possédée par ses descendans, toujours des charges militaires, des gouvernemens de villes on de provinces, des alliances avec les plus grandes maisons, telles que celles de Montmorenci; de Laval, de Sancerre, de Conflans. Ainsi nous pouvons négligér tout ce qui précède cet

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