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réputation. Il ramassa comme il put les débris de sa fortune, et enfin la paix vint.

Dès qu'il eut quelque tranquillité, il reprit la question si longtemps interrompue, de la route du vaisseau. Huyghens était mort; mais un autre grand adversaire lui avait succédé, Bernoulli, qui, mieux instruit par la lecture du livre de la manœuvre, avait changé de sentiment, et en était d'autant plus redoutable. De plus, il soutenait la cause commune de tous les mécaniciens, dont tous les ouvrages périssaient par le fondement, si Renau avait raison. Il faisait même sur la théorie de la manœuvre une seconde difficulté, que Huyghens n'avait pas aperçue; mais on ne traita que de la première. Renau, accoutumé à des succès qu'il devait à l'opiniâtreté de son courage, ne le sentit point ébranlé dans cette occasion, aussi terrible en son espèce que toutes celles où il s'était jamais exposé; il avait peut-être encore sa petite troupe, mais mal assurée, et qui ne levait pas trop la tête. La contestation où il s'engagea par lettres en 1713 avec Bernoulli, fut digne de tous deux, et par la force des raisons, et par la politesse dont ils les assaisonnèrent. Ceux qui jugeront contre Renau, ne laisseront pas d'être surpris des ressources qu'il trouva dans son génie : il paraît que Bernoulli lui-même se savait bon gré de se bien démêler des difficultés où il le jetait. Enfin, celui-ci voulut terminer tout par son traité de la manœuvre des vaisseaux, qu'il publia en 1714, et dont nous avons rendu compte dans l'histoire de cette année. La théorie de Bernoulli était beaucoup plus compliquée que de Renau, mais beaucoup moins que le vrai, qui, pris dans toute son étendue, échapperait aux plus grands géomètres. Ils sont réduits à l'altérer, et à le falsifier pour le mettre à leur portée. Après l'impression de cet ouvrage, Renau ne se tint point encore pour vaincu ; et s'il avait cru l'être, il n'aurait pas manqué la gloire de l'avouer.

celle

Pendant le séjour d'Espagne, il avait perdu le fil du service de France, et une certaine habitude de traiter avec les ministres et avec le roi même, infiniment précieuse aux courtisans. On devient aisément inconnu à la cour. Cependant il se flattait toujours de la bonté du roi, et l'état de sa fortune le forçait à faire auprès de sa majesté une démarche très-pénible pour lui; il fallait qu'il lui demandât une audience pour lui représenter ses services passés, et la situation où il se trouvait. Heureusement il en fut dispensé par un événement singu lier. Malte se crut menacée par les Turcs, et le grand-maître fit demander au roi, par son ambassadeur, Renau, pour défenseur de son île. Le roi l'accorda au grand-maître ; et

être le

Renau, en prenant congé de sa majesté, eut le plaisir de ne lui point parler de ses affaires, et de s'assurer seulement d'une audience à son retour.

L'alarme de Malte était fausse, et le roi mourut. Renau, qui avait l'honneur d'être connu de tout temps, et fort estimé du duc d'Orléans, régent, et qui même avait servi sous lui en Espagne, n'eut plus besoin de solliciter des audiences. Il fut fait conseiller du conseil de marine, et grand'croix de l'ordre de Saint-Louis.

S. A. R. ayant formé le dessein de faire dans le royaume quelques essais d'une taille proportionnelle, ou dîme qu'avait proposée feu de Vauban, et qui devait remédier aux anciens et intolérables abus de la taille arbitraire, Renau accepta avec joie la commission d'aller avec le comte de Chateauthiers tra- . vailler à un de ces essais dans l'élection de Niort. Rien ne touchait tant son cœur que le bien public, et il était citoyen, comme si la mode ou les récompenses eussent invité à l'être. De plus, il ne croyait pas pouvoir l'être mieux qu'en suivant les pas de Vauban, et en exécutant un projet qui avait pour garant le nom de ce grand homme. Tout le zèle de Renau pour la patrie fut donc employé à l'ouvrage dont il était chargé ; et ceux qui à cette occasion se sont le plus élevés contre lui, n'ont pu l'accuser que d'erreur, accusation toujours douteuse par elle-même, et du moins fort légère par rapport à la nature humaine. C'est un homme rare, que celui qui ne peut faire pis que de se tromper.

Il était sujet depuis un temps à une rétention d'urine, pour laquelle il alla aux eaux de Pougues au mois de septembre 1719. Dès qu'il en eut pris, ce qu'il fit avec peu de préparation, la fièvre survint, la rétention augmenta, et il s'y joignit un gonflement de ventre pareil à celui d'une hydropisie tympanite. Il fit presque par honnêteté pour ses médecins, et par manière d'acquit, les remèdes usités en pareil cas; mais il fit avec une extrême confiance un remède qu'il avait appris du P. Malebranche, et dont il prétendait n'avoir que des expériences heureuses, soit sur lui, soit sur d'autres : c'était de prendre une grande quantité d'eau de rivière assez chaude. Les médecins de Pougues étaient surpris de cette nouvelle médecine, et il était lui-même surpris qu'elle leur fût inconnue. Il leur en expliquait l'excellence par des raisonnemens physiques, qu'ils n'avaient pas coutume d'entendre faire à leurs malades; et par respect, soit pour les autorités qu'il citait, soit pour la sienne, ils ne pouvaient s'empêcher de lui passer quelques pintes d'eau : mais il allait beaucoup au-delà des permissions, et contrevenait même aux défenses les plus

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expresses. Enfin, ils prétendent absolument qu'il se noya: Il mourut le 30 septembre 1719, sans douleur, et sans avoir perdu l'usage de la raison.

La mort de cet homme, qui avait passé une assez longue vie à la guerre, dans les cours, dans le tumulte du monde, fut celle d'un religieux de la Trappe. Persuadé de la religion par sa philosophie, et incapable par son caractère d'être faiblement persuadé, il regardait son corps comme un voile qui lui cachait la vérité éternelle, et il avait une impatience de philosophe et de chrétien, que ce voile importun lui fût ôté. Quelle différence, disait-il, d'un moment au moment suivant! Je vais passer tout à coup des plus profondes ténèbres à une lumière parfaite.

Il avait été choisi pour être honoraire dans cette académie, dès qu'il y en avait eu, c'est-à-dire en 1699. La nature presque seule l'avait fait géomètre. Les livres du P. Malebranche, dont il était plein, lui inspirèrent assez le mépris de l'érudition, et d'ailleurs il n'avait pas eu le loisir d'en acquérir. Il sauyait son ignorance par un aveu libre et ingénu, qui, pour dire le vrai, ne devait pas coûter beaucoup à un homme plein de talens. Il ne démordait guère ni de ses entreprises, ni de ses opinions, ce qui assurait davantage le succès de ses entreprises, et donnait moins de crédit à ses opinions. Du reste, la valeur, la probité, le désintéressement, l'envie d'être utile, soit au public, soit aux particuliers, tout cela était chez lui au plus haut point. Une piété toujours égale avait régné d'un bout de sa vie à l'autre, et sa jeunesse, aussi peu licencieuse que l'âge plus avancé, n'avait pas été occupée des plaisirs qu'on lui aurait le plus aisément pardonnés.

ELOGE

DU MARQUIS DE DANGEAU.

PHILIPPE DE COURCILLON naquit le 21 septembre 1638 de Louis de Courcillon, marquis de Dangeau, et de Charlotte des Noues, petite-fille du fameux Duplessis-Mornay. Dès le temps de Philippe-Auguste, les seigneurs de Courcillon sont appelés Milites, ou chevaliers. Leurs descendans embrassèrent le calvinismę. Le marquis de Dangeau fut élevé en homme de sa condition. Il avait une figure fort aimable, et beaucoup d'esprit naturel, qui allait même jusqu'à faire agréablement des vers. Il se convertit assez jeune à la religion catholique.

En 1657 ou 58, il servit en Flandres, capitaine de cavalerie, sous Turenne. Après la paix des Pyrénées, un grand nombre

d'officiers Français, qui ne pouvaient souffrir l'oisiveté, allèrent chercher la guerre dans le Portugal, que l'Espagne voulait remettre sous sa domination. Comme ils jugeaient que malgré la paix les vœux de la France au moins étaient pour le Portugal, ils préférèrent le service de cette couronne; mais Dangeau, avec la même ardeur militaire, eut des vues tout opposées, et se donna à l'Espagne. Peut-être crut-il qu'il était à propos, pour la justification de la France, qu'elle ent des sujets dans les deux armées ennemies', ou que la reine, mère du roi, et celle qu'il venait d'épouser, étant toutes deux Espagnoles, c'était leur faire sa cour d'une manière assez adroite, que d'entrer dans le parti qu'elles favorisaient. Il se signala au siége et à la prise de Giromena sur les Portugais; il s'était trouvé partout, et dom Juan d'Autriche crut ne pouvoir envoyer au roi d'Espagne un courier mieux instruit, pour lui rendre compte de ce succès de ses armes. Le roi d'Espagne voulut s'attacher le marquis de Dangeau, et lui offrit un régiment de 1200 chevaux, avec une grosse pension; mais il trouva un Français trop passionné pour son roi et pour sa patrie.

A son retour en France, Dangeau sentit l'utilité de son service d'Espagne. Les deux reines, qui étaient bien aises de l'entendre parler de leur pays et de la cour de Madrid, et même en leur langue qu'il avait assez bien apprise, vinrent bientôt à goûter son esprit et ses manières, et le mirent de leur jeu, qui était alors le reversi. Cette grâce, d'autant plus touchante en ce temps-là, que le jeu n'avait pas encore tout confondu, aurait suffi pour flatter vainement un jeune courtisan qu'elle aurait

ruiné ; mais ce fut pour lui la source d'une fortune considérable.

dit

Il avait souverainement l'esprit du jeu. Quand feu Leibnitz a que les hommes n'ont jamais marqué plus d'esprit que dans les différens jeux qu'ils ont inventés, il en pénétrait toute l'algèbre, cette infinité de rapports de nombres qui y règnent, et toutes ces combinaisons délicates et presque imperceptibles qui y sont enveloppées, et quelquefois compliquées entre elles d'une manière à se dérober aux plus subtiles spéculations; et il est vrai que si tous ceux qui jouent était de bons joueurs, ils seraient ou grands algébristes, ou nés pour l'être. Mais ordinairement ils n'y entendent pas tant de finesse : ils se conduisent par des vues très-confuses, et à l'aventure; et les jeux les plus savans, lest échecs mêmes, ne sont pour la plupart des gens que de purs jeux de hasard. Dangeau, avec une tête naturellement algébrique, et pleine de l'art des combinaisons, puisé dans ses réflexions seules, eut beaucoup d'avantage au jeu des reines. Il suivait des théories qui n'étaient connues que de lui, et résolvait des pro

blêmes qu'il était seul à se proposer: Cependant il ne ressemblait pas à ces joueurs sombres et sérieux, dont l'application profonde découvre le dessein, et blesse ceux qui ne pensent pas tant: il parlait avec toute la liberté d'esprit possible; il divertissait les reines, et égayait leur perte. Comme elle allait à des sommes assez fortes, elle déplut à l'économie de Colbert, qui en parla au roi, même avec quelque soupçon. Le roi trouva moyen d'être un jour témoin de ce jeu, et placé derrière le marquis de Dangeau, sans en être aperçu, il se convainquit par lui-même de son exacte fidélité, et il fallut le laisser gagner tant qu'il voudrait. Ensuite le roi l'ôta du jeu des reines; mais ce fut pour le mettre du sien, avec une dame qu'il prenait grand soin d'amuser agréablement. L'algèbre et la fortune n'abandonnèrent pas Dangeau dans cette nouvelle partie. Si l'on veut joindre à cela d'autres agrémens qu'il pouvait trouver dans une cour pleine de galanterie, et que l'air de faveur où il était alors lui aurait seul attirés, quand sa figure n'aurait pas été d'ailleurs telle qu'elle était, il sera impossible de s'imaginer une vie de courtisan plus brillante et plus délicieuse.

Un jour qu'il s'allait mettre au jeu du roi, il demanda à S. M. un appartement dans Saint-Germain, où était la cour. La grâce était difficile à obtenir, parce qu'il y avait peu de logemens eu ce lieu-là. Le roi lui répondit qu'il la lui accorderait, pourvu qu'il la lui demandât en cent vers qu'il ferait pendant le jeu; mais cent vers bien comptés, pas un de plus ni de moins. Après le jeu, où il avait paru aussi peu occupé qu'à l'ordinaire, il dit les cent vers au roi. Il les avait faits exactement comptés, et placés dans sa mémoire; et ces trois efforts n'avaient pas été troublés par le cours rapide du jeu, ni par les différentes attentions promptes et vives qu'il demande à chaque instant.

Sa poésie lui valut encore une autre aventure, précieuse pour un courtisan qui sait que dans le lieu où il vit rien n'est bagatelle. Le roi et feue Madame avaient entrepris de faire des vers en grand secret, à l'envi l'un de l'autre. Ils se montrèrent leurs ouvrages, qui n'étaient que trop bons: ils se soupçonnèrent réciproquement d'avoir eu du secours; et par l'éclaircissement où leur bonne foi les amena bientôt, il se trouva que le même marquis de Dangeau, à qui ils s'étaient adressés chacun avec beaucoup de mystère, était l'auteur caché des vers de tous les deux. Il lui avait été ordonné de part et d'autre de ne pas faire trop bien; mais le plaisir d'être doublement employé de cette façon ne lui permettait guère de bien obéir; et qui sait même s'il ne fit pas de son mieux, exprès pour être découvert?

Quand la bassette vint à la mode, il en conçut bientôt la fin

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