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chartrain sur ce qu'il n'était pas du corps de la marine; qu'à la vérité de Seignelay avait eu ordre de lui expédier une commission de capitaine de vaisseau, avec d'autres brevets fort avantageux; mais que n'en ayant eu de lui qu'une promesse verbale, il n'avait pas cru que ce fût un titre suffisant auprès d'un nouveau ministre, qui n'était pas obligé de l'en croire sur sa parole. Comme il se trouva par l'éclaircissement qu'il disait vrai, il reçut de M. de Pontchartrain tout ce que lui avait promis Seignelay, et le roi lui fit l'honneur de lui dire que, quoiqu'il eût voulu s'échapper de la marine, son intention était qu'il continuât d'y servir; ce qui n'empêcherait pas qu'il ne servît aussi sur terre. S. M. eut alors la bonté de lui confier le secret du siége de Mons qu'elle allait faire en personne, et où elle l'employa avec de Vauban. De là elle l'envoya faire la campagne sur l'armée navale, espèce d'amphibie guerrier, qui partageait sa vie et ses fonctions entre l'un et l'autre élément.

Il vint à Brest, où il voulut user de ses droits, et enseigner aux officiers ses nouvelles pratiques. Ils se crurent déshonorés, s'ils se laissaient envoyer à l'école, et résolurent unanimement d'écrire à la cour pour faire leurs remontrances. Deux d'entre eux, et d'ailleurs fort amis de Renau, le chevalier des Adrets, et le comte de Saint-Pierre, aujourd'hui premier écuyer de madame la duchesse d'Orléans, quoiqu'ils ne fussent pas au fond plus coupables que tous les autres, en furent distingués par de très-légères circonstances qui leur étaient particulières, et elles leur attirèrent une punition qui ne pouvait pas tomber sur tous. Ils furent un an prisonniers au château de Brest, et ensuite cassés. Renau se jeta aux pieds du roi pour obtenir leur grâce, qui lui fut refusée. Il eût pu agir par politique; et quoique cette espèce de politique soit assez rare, et qu'elle ait quelque air de vertu, son caractère prouve assez qu'il agissait par un principe infiniment plus noble. Il leur rendit dans la suite tous les services dont il put trouver l'occasion, et eux, leur côté, ils eurent la générosité de les recevoir. L'ancienne amitié ne fut point altérée. Il est vrai qu'il ne fallait que de l'équité de part et d'autre ; mais la pratique de l'équité est si opposée à la nature humaine, qu'elle fait les plus grands héros en morale.

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Au siége de Namur, que le roi fit en personne, il servit encore sous de Vauban. Le roi lui parlait plus sur le siége qu'à de Vauban même, qui était trop occupé; et cet avantage, qui fait la souveraine félicité des courtisans, flatte toujours beaucoup les gens les plus raisonnables. De Namur, il courut sauver Saint-Malo, et trente vaisseaux qui s'y étaient retirés après le

combat de la Hogue, si glorieux et si malheureux tout ensemble pour la nation. Les ordres qu'il mit partout avec une prudence et une promptitude égale, rompirent l'entreprise des ennemis, très-bien concertée et prête à éclater.

En 1693, le projet de la campagne navale, dressé par les officiers généraux, et, après bien des délibérations, approuvé par le roi même, fut communiqué par son ordre à Renau, qui eut la hardiesse de lui refuser nettement son suffrage, et d'en présenter un autre à la place. Il est vrai qu'il se fit soutenir par de Vauban, qui entra pleinement dans sa pensée; mais en l'état où étaient les choses, le secours de Vauban lui-même était faible. Comment revenir contre ce qui a été décidé si mûrement? N'y aura-t-il donc jamais rien d'arrêté? Un homme ou deux sont-ils seuls infaillibles? Cependant il fallut céder aux raisons de Renau, et à la vigueur dont il les employait; sans quoi peut-être elles n'eussent pas opéré de miracle. Ce changement prévint tous les mauvais événemens qu'on aurait eus à craindre, et valut à de Tourville la défaite du convoi de Smyrne, et la prise d'une partie des vaisseaux. Le roi fut payé du courage qu'il avait eu de se rétracter, et marqua à l'auteur de sa rétractation combien il en était satisfait.

les

Renau avait fait construire à Brest un vaisseau de cinquantequatre canons, parfaitement selon ses vues, et il voulait l'éprouver contre les meilleurs voiliers anglais. La fortune le servit à souhait. Il fut averti que deux vaisseaux anglais revenaient des Indes orientales, richement chargés. Il en aperçut un à qui il donna la chasse, et qu'il joignit en trois heures de temps, parce que son vaisseau se trouva en effet excellent de voile. L'anglais, qui était de soixante-seize pièces de canon, et avait toute sa batterie basse de vingt-quatre livres de balle, au lieu que Renau n'avait que quelques canons de dix-huit, mit en usage toute la science de la mer, et toute la valeur possible, animé par trésors qu'il avait à conserver: cependant au bout de trois heures de combat, Renau le prit à la vue de trois gardes-côtes qui n'étaient qu'à trois lieues sous le vent. Il eut plus de cent hommes tués sur le pont, au nombre desquels fut le frère de Cassini, et cent cinquante hommes hors de combat. Le vaisseau ennemi, criblé de coups, ne put être sauvé, et coula bas le lendemain. Le capitaine mit neuf paquets de diamans cachetés entre les mains de Renau, qui lui dit qu'il ne les prenait que pour les lui garder; mais le capitaine ayant ajouté qu'un bombardier, qu'il désigna par un coup de sabre reçu au visage dans le combat, lui avait arraché un autre paquet qui valait plus de 40,000 pistoles, Renau lui demanda si ceux qu'il lui

avait remis valaient autant; et sur ce qu'il apprit qu'il n'y en avait pas un qui ne valût davantage, il retira sa parole de les lui rendre, et en fit faire un procès-verbal en présence de ses officiers. Le paquet volé par le bombardier se retrouva, mais décacheté. Il en laissa à ses officiers un autre qui était tombé entre leurs mains.

Par l'usage établi alors dans la marine, les diamans appartenaient à Renau; mais la grandeur de la somme qui le devait faire insister sur son droit, le lui fit abandonner. Il les porta au roi, qui, en jugeant la question contre lui-même, les accepta, et lui donna gooo liv. de rente sur la ville, non comme un équivalent d'un présent de plus de quatre millions, mais comme une légère gratification que la difficulté des temps excusait. Il demanda pour véritable récompense, et obtint l'avancement de ses officiers, et de plus, la confirmation du don qu'il leur avait fait du paquet de diamans.

Il s'était trouvé sur le vaisseau anglais une dame, nièce de l'archevêque de Cantorbery, avec une femme-de-chambre et une petite Indienne. Comme elle avait tout perdu par le pillage du vaisseau, Renau se crut obligé de pourvoir à tous ses besoins, et même à ceux de sa condition, tant qu'elle fut prisonnière en France. Il en usa de même à l'égard du capitaine, et il lui en coûta plus de 20,000 livres pour les avoir pris.

Nous passons sous silence un grand dessein qu'il avait formé sur l'Amérique, où il alla, et d'où la peste le fit revenir en 1697; et un second voyage qu'il y fit après la paix de Riswick, pour y mettre nos colonies en sûreté. Tout changea de face, bientôt après, par la mort de Charles II, roi d'Espagne. Le nouveau roi, Philippe V, ne fut pas plutôt à Madrid, qu'il demanda Renau au roi, son grand-père, qui le lui envoya en diligence. Il ne devait être en Espagne que quatre ou cinq mois.

Son principal objet était de mettre en état de sûreté les plus importantes places, comme Cadix. Depuis long-temps cette puissance n'avait eu rien à craindre dans l'Espagne même, hormis du côté de la Catalogne; et cette longue sécurité, le mauvais ordre des finances, et la négligence invétérée du gouvernement, avaient presque anéanti les fortifications les plus indispensables. On disait bien que l'on était résolu de remédier à tout on montrait de grands projets bien disposés sur le papier; mais au moment de l'exécution, les fonds et les magasins promis manquaient absolument. Renau, après y avoir été trompé une fois ou deux, apprit nettement au roi, mais inutilement, selon la coutume, d'où venait un si prodigieux mé

compte. Sa sincérité n'épargna rien, quoique son silence seul eût pu lui faire une fortune.

étant

En 1702, les galions d'Espagne revenus d'Amérique, dans le port de Vigo en Galice, escortés par une flotte française, Renau cria que les deux flottes étaient perdues, si elles ne sortaient incessamment. Le conseil d'Espagne opposait quelques raisons à cet avis, du moins des raisons qui allaient à différer, et il était rassuré par les généraux des deux flottes, qui ignoraient leur péril. De plus, ils se mirent bientôt eux-mêmes hors d'état de sortir. Renau obtint tout au moins, mais avec des peines qu'on ne se donne point pour les affaires publiques dont on n'est pas chargé, que l'on transporterait à terre trente millions d'écus que les galions apportaient. Il y vola, et y mit une vivacité d'exécution que l'on n'avait point vue en Espagne de temps immémorial. Il fit marcher trois ou quatre cents chariots de toute la Galice, et dix-huit millions étaient déjà déchargés quand les ennemis parurent devant Vigo. Heureusement ils donnèrent encore un demi-jour à Renau, qui s'en servit à leur enlever les douze millions restans. Quand ils furent maîtres de Vigo, et débarqués, ils voulurent marcher à l'argent qui fuyait dans les terres; mais Renau les contint avec trois cents chevaux seuls qu'il avait; car toutes les milices avaient fui au premier coup de canon. Il couvrit les chariots, dont le dernier n'était pas à deux lieues, et sauva près de cent millions à l'Espagne, moins glorieux de les avoir sauvés, qu'affligé d'avoir pu sauver la flotte, et d'en avoir été empêché.

Le siége de Gibraltar, qu'il fit en 1704, mériterait une histoire particulière. Tous les événemens heureux qui avaient justifié ses entreprises, ne suffisaient qu'à peine pour le mettre en droit d'en proposer une si hardie. Il promettait, par exemple, qu'une tranchée passerait en sûreté au pied d'une montagne d'où l'on était vu de la tête jusqu'aux pieds, et d'où huit pièces de canon et une grosse mousqueterie plongeaient de tous côtés; il promettait que sept canons en feraient taire quarante il fut cru, et remplit toutes ses promesses. La ville allait se rendre ; mais l'arrivée d'une puissante flotte anglaise fit lever le siége. Quant à ce qui regardait Renau, Gibraltar, qu'on avait cru imprenable, était pris.

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Le siége de Barcelone, où il ne se trouva pas, lui fit encore un honneur plus singulier. Il était destiné à y suivre le roi d'Espagne; et en effet il l'accompagna assez loin; mais des cabales de cour l'arrachèrent de là. On prenait pour prétexte qu'il était nécessaire à Cadix; car on ne lui pouvait nuire que sous des prétextes honorables. Il était fort naturel qu'en quittant la partie,

il souhaitat qu'on s'aperçut de son absence devant Barcelone; mais au contraire, il fit tout ce qu'il put pour n'y être pas regretté : il laissa au Roi, en présence de ses principaux ministres, les vues particulières qu'il avait pour la conduite de ce siége, et qu'il croyait indispensables. Cependant c'était là peut-être une vengeance qu'il prenait de ses ennemis; il tâchait d'assurer le bien des affaires qu'ils traversaient.

Il arriva à Cadix, où, selon les magnifiques promesses de ceux qui l'y faisaient envoyer, il devait trouver deux cent mille écus de fonds pour les fortifications. Il n'y trouva pas un sol; et il eut recours à un expédient qu'il avait déjà pratiqué en d'autres occasions pareilles il s'obligea en son nom à des négocians pour les affaires publiques, et les soutint tant qu'il eut du bien et du crédit. On peut croire que les ministres mêmes qui le desservaient, le connaissaient assez bien pour compter sur cette générosité, comme sur un secours qui ne leur coûterait rien. Quand il eut achevé de s'épuiser, il fut réduit, après cinq ans de séjour et de travaux continuels en Espagne, à demander son congé, faute d'y pouvoir subsister plus long-temps. Il vendit tout ce qu'il avait pour faire son voyage, et arriva en France à SaintJean Pied-de-Port avec une seule pistole de reste retour dont la misère doit donner de la jalousie à toutes les âmes bien faites.

Il avait trouvé en Espagne un gentilhomme du nòm d'Elisagaray, qui lui apprit qu'il était son parent, et lui communiqua des titres de famille, dont il n'avait jamais eu nulle connnaissance. La maison d'Elisagaray était ancienne dans la Navarre ; et il y a apparence que quand Jean d'Albret, roi de Navarre, se retira en Béarn, après la perte de son royaume, quelqu'un de cette maison l'y suivit; et de là était descendu Renau. Toutes ses actions lui avaient rendu cette généalogie assez inutile.

Il rapportait aussi d'Espagne le titre de lieutenant-général des armées du roi catholique, qu'il aurait eu plus tôt, si on n'eût pas imposé à sa majesté. Malgré les états de la guerre, qui faisaient foi du temps où il avait été maréchal-de-camp en Espagne, on l'avait fait passer pour moins ancien qu'il n'était, tant on est hardi dans les cours; il est vrai que ces hardiesses y sont d'ordinaire impunies et heureuses. Le feu roi lui avait promis que ses services d'Espagne lui seraient comptés comme rendus en France.

Il se trouva donc ici accablé de dettes, dans un temps qui ne lui permettait presque pas de rien demander de plusieurs années de ses appointemens qui lui étaient dus, sans aucun avancement ni aucune grâce de la cour, seulement avec une belle et inutile

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