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seaux,

Le feu roi voulant perfectionner les constructions de ses vaisordonna à ses généraux de mer de se rendre à la cour avec les constructeurs les plus habiles, pour convenir d'une méthode générale qui serait établie dans la suite. Renau eut l'honneur d'être appelé à ces conférences, qui durèrent trois ou quatre mois. De Seignelay y assistait toujours; et quand les matières étaient suffisamment préparées, Colbert y venait pour la décision, et quelquefois le roi lui-même. Tout se réduisit à deux méthodes, l'une de du Quesne, si fameux et si expérimenté dans la marine, l'autre de Renau, jeune encore et sans nom. La concurrence seule était une assez grande gloire pour lui; mais du Quesne, en présence du roi, lui donna la préférence, et tira plus d'honneur d'être vaincu par son propre jugement, que s'il eût été vainqueur par celui des autres.

Sa majesté ordonna à Renau d'aller avec de Seignelai, le chevalier de Tourville, depuis maréchal de France, et du Quesne le fils, à Brest et dans les autres ports, pour y exécuter en grand ce qui avait été fait en petit devant elle. Il n'instruisit pas seulement les constructeurs, mais encore leurs enfans, et les mit en état de faire à l'âge de quinze ou vingt ans les plus grands vaisseaux, qui demandaient auparavant une expérience de vingt ou trente années.

guerre,

Renau

En 1680, les Algériens nous ayant déclaré la imagina qu'il fallait bombarder Alger, ce qui ne se pouvait faire que de dessus des vaisseaux, et paraissait absolument impratiquable; car jusques-là il n'était tombé dans l'esprit de personne que des mortiers pussent n'être pas placés à terre, et se passer d'une assiette solide. Les esprits originaux ont un sentiment naturel de leurs forces qui les rend entreprenans, même sans qu'ils s'en aperçoivent. Il osa inventer les galiotes à bombes. Aussitôt éclata le soulèvement général dû à toutes les nouveautés, principalement à celles qui ont un auteur connu, que le succès éleverait trop au-dessus de ses pareils. Cependant, après que dans les conseils il eut été traité en face de visionnaire et d'insensé, les galiotes passèrent, et dès-là la meilleure fortification d'Alger fut emportée. On chargea l'inventeur de faire construire ces nouveaux bâtimens, deux à Dunkerque et trois au Havre. Il s'embarqua sur ceux du Havre pour aller prendre ceux de Dunkerque; et comme on doutait encore qu'ils pussent naviguer avec sûreté, celui qu'il montait, les deux autres étant déjà arrivés à Dunkerque, fut battu presque à l'entrée de la rade d'un coup de vent des plus furieux, et le plus propre que l'on pût souhaiter pour une épreuve incontestable. L'ouragan renversa un bastion de Dunkerque, rompit les digues de Hollande, submergea quatre

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vingt-dix vaisseaux sur toute la côte; et la galiote de Renau, cent fois abîmée, échappa contre toute apparence sur les bancs de Flessingue, d'où elle alla à Dunkerque.

Il se rendit devant Alger avec ses cinq bâtimens de nouvelle fabrique, déjà bien sûr de leur bonté; il ne s'agissait plus que de leurs opérations, et c'était le dernier retranchement des incrédules ou des jaloux. Ils eurent sujet d'être bien contens d'une première épreuve. Un accident fut cause qu'une carcasse que Renau voulait tirer, mit le feu à la galiote toute chargée de bombes ; et l'équipage, qui voyait déjà brûler les cordages et les voiles, se jeta à la mer. Les autres galiotes et les chaloupes armées voyant ce bâtiment abandonné, crurent qu'il allait sauter dans le moment, et ne perdirent point de temps pour s'en éloigner. Cependant de Remondis, major, voulut voir s'il n'y avait plus personne, et si tout était absolument hors d'espérance. Il força, l'épée à la main, l'équipage de sa chaloupe à nager; il vint à la galiote, sauta dedans, et vit sur le pont Renau travaillant, lui troisième, à couvrir de cuir vert plus de quatre-vingt bombes chargées : rencontre singulière de deux hommes d'une rare valeur, également étonnés, l'un, qu'on lui porte du secours, l'autre, qu'on se soit tenu en état de le recevoir, et peut-être même de s'en passer. De Remondis. alla dans le moment aux chaloupes, et les fit revenir. On jeta dans la galiote deux cents hommes; et quoiqu'en même temps trois cents pièces d'artillerie de la ville, sous le feu desquelles elle était, tirassent dessus et fort juste, on vint à bout de la

sauver.

Le lendemain Renau, plus animé par ce mauvais succès, obtint de du Quesne, qui commandait, que l'on fit une seconde épreuve. On remit les galiotes près de terre : on bombarda toute la nuit : un grand nombre de personnes furent écrasées dans les maisons; la confusion fut horrible aux portes de la ville, d'où tout le monde voulait sortir à la fois pour se dérober à un genre de mort imprévu, et les Algériens envoyèrent demander la paix. Mais les vents et la mauvaise saison vinrent à leur secours, et l'armée navale ramena en France les galiotes à bombes victorieuses, non pas tant des Algériens que de leurs ennemis français. Le roi en fit faire un plus grand nombre, et forma pour elles un nouveau corps d'officiers d'artillerie et de bombardiers, dont les rangs avec le reste de la marine furent réglés.

Une seconde expédition d'Alger termina cette guerre, et les galiotes à bombes qui foudrovèrent Alger, en eurent le principal honneur. Renau avait encore inventé de nouveaux mortiers qui chassaient les bombes plus loin, et jusqu'à dix-sept cents

toises. Mais nous supprimons désormais des détails qui seraient trop longs il y a du superflu dans sa gloire.

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Il se crut dégagé de la marine après la mort de l'amiral à qui il était attaché : il demanda au roi, et obtint la permission d'aller joindre de Vauban en Flandres. Le roi le destina à servir en 1684 au siége de Luxembourg mais l'expédition de Gênes ayant été résolue, de Seignelay, qui la devait commander, jugea que Renau lui était nécessaire, et le redemanda au roi. Après le bombardement de Gênes, il fut envoyé au maréchal de Bellefonds, qui commandait en Catalogne, et qui lui donna la conduite du siége de Cadaquiers, que Renau lui livra au bout de quatre jours.

De là il retourna trouver de Vauban, qui fortifiait les frontières de Flandres et d'Allemagne. La vue continuelle des ouvrages de ce sublime ingénieur, et de la manière dont il les conduisait, aurait seule suffisamment instruit un disciple aussi intelligent que Renau mais, de plus, le maître,

:

passionnément amoureux du bien public, ne demandait qu'à faire des élèves qui l'égalassent; et ce qui forma encore entre eux une liaison plus étroite, ce fut la conformité de mœurs et de vertu, plus puissante que celle du génie.

En 1688, ils furent envoyés l'un et l'autre à Philisbourg, dont M. de Vauban devait faire le siége sous les ordres de Monseigneur; et parce que le roi écrivit à Monseigneur de ne permettre pas que de Vauban s'exposât, ni qu'il mît seulement les pieds à la tranchée, Renau, qui avait sa part aux projets, eut de plus tout le soin de l'exécution, et tout le péril.

Il conduisit ensuite les siéges de Manheim et de Frankendal. On n'imaginerait pas qu'au milieu d'une vie si agitée et si guerrière il faisait un livre. Il y travaillait cependant, puisqu'en 1669 parut sa Théorie de la manœuvre des vaisseaux.

L'art de la navigation consiste en deux parties: le pilotage, qui regarde principalement l'usage de la boussole; et la manœuvre, qui regarde la disposition des voiles, du gouvernail et du vaisseau, par rapport à la route qu'on veut faire, et aux ayantages qu'on peut tirer du vent. Le pilotage, qui ne demande que la simple géométrie élémentaire, avait été assez traité, et assez bien; mais aucun géomètre n'avait touché à la manoeuvre; il y fallait une fine application de la géométrie à une mécanique épineuse et compliquée. Renau, moins effrayé que flatté de la difficulté de l'ouvrage, l'entreprit ; et il fut donné au public de l'exprès commandement du roi, parce qu'on le jugea original et nécessaire. Il contient deux déterminations difficiles et impor

tantes : l'une, de la situation la plus avantageuse de la voile,

par rapport au vent et à la route; l'autre, de l'angle le plus avantageux du gouvernail avec la quille. Le calcul différentiel a une méthode générale pour ces sortes de questions, que l'on appelle de maximis et minimis; mais Renau ignorait alors ce calcul, qui était encore naissant; et l'on voit avec plaisir qu'il a l'art de s'en passer, ou plutôt qu'il sait le trouver à son besoin sous une forme un peu différente.

Cependant Huyghens condamna une des propositions fondamentales du livre, qui est, que si un vaisseau est poussé par deux forces dont les directions fassent un angle droit, et qui aient chacune une vitesse déterminée, il décrit la diagonale du parallelogramme, dont les deux côtés sont comme ces vitesses. Le défaut de cette proposition, qui paraît d'abord fort naturel, et conforme à tout ce qui a été écrit en mécanique, était, selon Huyghens, que les côtés du parallelogramme sont comme les forces, et que les forces supposées ne sont pas comme les vitesses, mais comme les carrés des vitesses; car ces forces doivent être égales aux résistances de l'eau qui sont comme ces carrés, de sorte qu'il en résulte un autre parallelogramme, et une autre diagonale. Et afin que l'idée de Renau subsistât, fallait que quand un corps poussé par deux forces décrit la diagonale d'un parallelogramme, les deux forces fussent, non comme les côtés, mais comme leurs carrés ; ce qui était inoui en mécanique.

il

Une preuve que cette matière était assez délicate, et qu'il était permís de s'y tromper, c'est que malgré l'autorité de Huyghens, qui devait être d'un poids infini, et, qui plus est, malgré ses raisons, Renau eut ses partisans, et entre autres le P. Malebranche. Peut-être l'amitié en gagnait-elle quelques-uns qui ne s'en apercevaient pas ; peut-être la chaleur et l'assurance qu'il mettait dans cette affaire en entraînait-elle d'autres : mais enfin ils étaient tous mathématiciens. Le marquis de l'Hôpital en écrivit à Jean Bernoulli, alors professeur à Groningue, et lui exposa la question, de manière que celui-ci, qui n'avait pas vu le livre de Renau, se déclara pour lui: autorité d'un poids égal à celle de Huyghens, et qui rassurait bien l'auteur de la théorie, sans compter que l'exposition favorable de M. de l'Hôpital marquait tout au moins une inclination secrète pour ce sentiment. Enfin, de quelque côté que la vérité pût être, puisque le géomètre naissant avait partagé des géomètres si consommés, son honneur était à couvert. Ce sera un sujet de scandale, ou plutôt de joie pour les profanes, que des géomètres se partagent; mais ce n'est pas sur la pure géométrie; c'est sur une géométrie mixte, où il entre des idées de physique, et avec elles

quelquefois une portion de l'incertitude qui leur est naturelle. De plus, après quelques discussions, toute question de géométrie se décide et finit; au lieu que les plus anciennes questions de physique, comme celle du plein et du vide, durent encore, et ont le malheureux privilége d'être éternelles.

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En 1689, la France étant entrée dans une guerre où elle allait être attaquée par toute l'Europe, Renau entreprit de faire voir au roi, contre l'opinion générale, et surtout contre celle de Louvois, très-redoutable adversaire, que la France était en état de tenir tête sur mer à l'Angleterre et à la Hollande unies. Son courage pouvait d'abord rendre suspecte l'audace de ses idées mais il les prouva si bien, que le roi en fut convaincu, et fit changer tous les vaisseaux de cinquante ou soixante canons qui étaient sur les chantiers, pour n'en faire que de grands, tels que Renau les demandait. Il inventa en même temps ou exposa de nouvelles évolutions navales, des signaux, des ordres de bataille; et il en fit voir au roi des représentations très-exactes eu petits vaisseaux de cuivre, qui imitaient jusqu'aux différens mouvemens des voiles.

Tant de vues nouvelles et importantes qu'il avait données, celles que son génie promettait encore, ses services continuels, relevés par des actions brillantes, déterminèrent le roi à lui donner une commission de capitaine de vaisseau, un ordre pour avoir entrée et voix délibérative dans les conseils des généraux, ce qui était singulier; et pour comble d'honneur, une inspection générale sur la marine, et l'autorité d'enseigner aux officiers toutes les nouvelles pratiques dont il était inventeur, le tout accompagné de 12,000 livres de pension. La maladie de M. de Seignelay retarda l'expédition des brevets nécessaires; et Renau, peu impatient de jouir de ses récompenses, ne chercha point à prendre adroitement quelque moment pour en parler à ce ministre, qui était en grand péril, et dont la mort pouvait tout renverser. Il mourut en effet, et M. de Pontchartrain, alors contrôleur-général, et depuis chancelier de France, eut la marine. Renau, inconnu au nouveau ministre, ne se fit point présenter à lui; il abandonna sans regret ce qu'il tenait déjà presque dans sa main, et ce qu'il avait si bien mérité, et ne songea qu'à retourner servir avec de Vauban, vers qui un charme particulier le rappelait.

Quand les officiers généraux de mer eurent donné au roi leurs projets pour la campagne de 1691, il demanda à de Pontchartrain où était celui de Renau. Le ministre répondit qu'il n'en avait point reçu de lui, et qu'il ne l'avait même pas vu. Le roi lui ordonna de le faire chercher, et Renau s'excusa à de Pont

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