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pour la première fois, il fut reçu dans l'académie des sciences pour y tenir une place qu'un autre eût peut-être eu de la peine à remplir.

Il n'y a point d'habiles mathématiciens qui ne sachent beaucoup d'algèbre, ou du moins assez pour l'usage indispensable. Mais cette science, poussée au-delà de cet usage ordinaire, est si épineuse, si compliquée de difficultés, si embarrassée de calculs immenses, et pour tout dire, si affreuse, que très-peu de gens ont un courage assez héroïque pour s'aller jeter dans ces abîmes profonds et ténébreux. On est plus flatté de certaines théories brillantes, où la finesse de l'esprit semble avoir plus de part que la dureté du travail. De plus, il ne s'agit dans l'algèbre que de l'art de démêler une grandeur reconnue au travers de mille nuages qui la couvrent, supposé qu'on ait dessein de la connaître ; mais ce dessein, ce sont d'autres parties des mathématiques, des intérêts particuliers, pour ainsi dire, qui le font naître en certaines occasions, et on les attend pour se donner la peine d'employer l'algèbre; ou, ce qui est encore plus court, quand l'affaire en est venue là, on se contente de la renvoyer à l'algèbre, qui est obligée de s'en charger. Rolle ne la traita pas ainsi; il l'aima pour elle-même, et en brava toutes les horreurs, sans se proposer autre chose que de les surmonter: cependant, comme l'algèbre et la haute géométrie sont devenues inséparables, il pénétra aussi jusqu'à cette géométrie; mais il n'alla jamais jusqu'à celle qui est mêlée de physique, peut-être parce que l'algèbre, à laquelle il était si fidèle, ne l'y conduisait pas nécessairement.

M. de Louvois, dont un des fils avait appris de lui les élémens de mathématiques, lui donna au bureau de l'extraordinaire des guerres une seconde place qui valait mieux que celle de l'académie, et pouvait le mener plus loin. Il tâcha pendant quelque temps de les accorder toutes deux, et même M. de Barbezieux voulut bien lui permettre de s'absenter deux fois la semaine pour venir aux assemblées de la compagnie; mais tout cela était forcé; il s'accablait de travail, il prenait trop sur son sommeil. Enfin, il sentit l'impossibilité absolue de servir à deux maîtres; et dans la nécessité de choisir, il préféra celui que sa fortune étroite ne lui conseillait pas, mais que son goût demandait. Il a fait encore d'autres sacrifices courageux à l'algèbre et à sa liberté, ou plutôt à l'algèbre seule; car il n'avait besoin de liberté que pour elle. Il y a entre les sciences et les richesses une ancienne et irréconciliable division,

En 1690, il publia un traité d'algèbre in-4°. Ce qui en a le plus brillé, a été sa méthode des cascades, qui résout les équations déterminées de tous les degrés.

On approche toujours de la valeur de l'inconnue par des équations différentes et successives, qui vont toujours en baissant ou en tombant d'un degré ; et de là est venu le nom de cascades. Il enrichissait encore le dictionnaire de l'algèbre de quelques termes nouveaux, tels que l'arbre de direction, l'arbre de retour, etc. La nouveauté des choses avait produit nécessairement celle des mots.

Comme il s'était contenté d'exposer sa méthode des cascades sans la démontrer, il donna l'année suivante un nouvel ouvrage : Démonstration d'une méthode pour résoudre les égalités de tous les degrés, suivie de deux autres méthodes, dont la première donne les moyens de résoudre ces mêmes égalités par la géométrie, et la seconde pour résoudre plusieurs questions de Diophante qui n'ont point été résolues. Il arrive quelquefois dans ces matières, que l'on trouve de bonnes méthodes, et qu'il n'est pas aisé d'en trouver la démonstration assez précise ou assez claire. On voit la route qu'il faut tenir, on voit que l'on arrivera: on arrive toujours, mais à toute rigueur on pourrait douter, et on ne forcerait pas un incrédule, triomphe indispensable pour les mathématiques. Il manquait aux cascades, et leur auteur le leur assura. Quant aux questions de Diophante, que la propriété des carrés des trois côtés du triangle rectangle a fait naître, et qui regardent les nombres carrés, elles ont exercé plusieurs géomètres modernes, qui en avaient encore laissé à Rolle une assez grande quantité des plus difficiles à résoudre. La multitude de calculs et de combinaisons dont il avait l'esprit plein, le rendait singulièrement propre à cette entreprise.

En 1699, il publia encore un ouvrage intitulé: Méthode pour résoudre les questions indéterminées de l'algèbre. Il les avait promises dans son grand traité de 1690. Le Journal des Savans assura qu'elles étaient les seules générales que l'on eût jusqu'alors pour résoudre par des lignes les équations indéterminées, et qu'elles étaient de plus fort utiles, et quelquefois nécessaires pour résoudre aussi par des lignes toutes les équations déterminées. On sait assez que les indéterminées expriment des courbes, et que les déterminées se résolvent par des intersections de courbes, ce qui fait le grand et important commerce de l'algèbre et de la géométrie. Mais il semble que Rolle avait soin d'y donner toujours beaucoup d'avantage à l'algèbre, et de lui faire jouer le personnage le plus considérable.

En ce temps-là le livre du marquis de l'Hôpital avait paru, et presque tous les mathématiciens commençaient à se tourner du côté de la nouvelle géométrie de l'infini, jusques-là peu connue.

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L'universalité surprenante des méthodes, l'élégante brièveté des démonstrations, la finesse et la promptitude des solutions les plus difficiles, une nouveauté singulière et imprévue, tout attirait les esprits, et il se faisait dans le monde géomètre une révo➡ lution bien marquée. Elle n'était pourtant pas absolument générale; dans le pays même des démonstrations, on trouve encore le moyen de se diviser. Feu l'abbé Gallois, comme nous l'avons dit, même dans son éloge, ne goûtait point la nouvelle géométrie; mais il était bien aise de ne la combattre qu'avec le secours ou à l'abri d'un géomètre de nom, et heureusement il trouva dans Rolle les dispositions nécessaires pour s'unir à lui. Il mit dans la société le courage d'entreprendre la guerre, et l'art de la conduire, qui tous deux auraient peut-être manqué à Rolle; et celui-ci ne fut obligé que de fournir les raisonnemens. La contestation éclata dans l'académie, qui eut d'abord la sagesse d'écouter tout, et ensuite celle d'assoupir par son autorité une dispute qui n'en devait pas être une, du moins de la manière dont elle l'était; car il pouvait bien y avoir, et il y a certainement encore des difficultés à éclaircir dans le système de la nouvelle géométrie; mais on parlait de renverser le système total, et la proposition offensait trop les oreilles savantes.

Quand la paix des infiniment petits fut faite, ou le silence ordonné, Rolle donna son application à d'autres sujets de géométrie, où l'algèbre dominait toujours; il ne laissait pas d'y glisser encore adroitement des accusations d'insuffisance, ou même de fausseté contre le nouveau calcul, avec lequel il ne s'est jamais bien réconcilié, et les infinitaires étaient au guet pour ne lui rien passer qui les intéressât trop. Il se mit aussi à examiner, et pour ne rien dissimuler il attaqua ouvertement la géométrie de Descartes sur sa merveilleuse théorie de la construction des égalités. Feu de la Hire s'en rendit le défenseur, comme Varignon et Saurin l'étaient des infiniment petits. Cette matière produisit des discussions fort fines et fort délicates, dont la plus curieuse est dans l'histoire de 1710; et il est vrai que malgré un grand zèle pour la gloire de Descartes, il fallut accorder à Rolle quelques-unes de ses prétentions, et reconnaître ce qu'on lui devait sur des points assez importans. Il résultait de tout cela, que quand il ouvrait une matière dans l'académie, il semblait qu'on dût se préparer à combattre. Une légère différence de forme dans ce qu'il proposait, eût prévenu cet inconvénient. L'objection la plus fulminante peut, sans rien perdre de sa force, devenir un simple éclaircissement qu'on demande; mais il déclarait trop nuement et trop géométriquement le fond de sa pensée sur des ouvrages révérés. La géométrie n'a qu'un ton; mais peut-être

ferait-elle bien elle-même d'en changer quelquefois un peu, puisqu'elle parle à des hommes.

Quelques-uns soupçonnaient Rolle de tendre des piéges aux autres mathématiciens. par des questions artificieusement conçues, où il voulait se donner le plaisir de les voir plus embarrassés que la chose ne méritait. Cependant il s'est trouvé dans des occasions importantes, que ces soupçons étaient injustes, les questions très-réelles, et les solutions très-solides; témoin le cas nouveau et paradoxe de l'intersection de deux sections coniques en quatre points du même côté de l'axe dont nous avons parlé dans l'histoire de 1713.

Il croyait l'algèbre encore fort imparfaite, et susceptible d'une étendue que l'on ne pense pas même à y désirer. Il en méditait des élémens tout nouveaux : mais dans ce qu'il communiquait à l'académie, il rapportait quelquefois certaines choses à ces élémens inconnus, ou les supposait; ce qui donnait à ses écrits une apparence de simples projets, et même de l'obscurité. Ses idées pouvaient se nuire les unes aux autres par leur multitude, et l'espace borné de nos mémoires ne suffisait pas toujours pour les contenir toutes; le champ était trop petit, pour y ranger une armée en bataille. C'est dommage qu'il n'ait fait ces élémens, il aurait pu se développer en liberté : on ne peut douter que l'ouvrage n'eût été fort considérable; et un homme capable, comme lui, de se sacrifier entièrement à l'algèbre, n'est pas un présent que la nature fasse tous les jours aux sciences.

Il eut en 1708 une attaque d'apoplexie dont il sortit avec tout son esprit, et presque la même force pour le travail. Mais dix ans après, une seconde attaque le jeta dans une paralysie qui ne lui permit plus de sortir, et dont il mourut le 8 novembre 1719, âgé de soixante-huit ans, après avoir donné toutes les marques d'une solide piété. Ses mœurs avaient toujours été telles que les forment un grand attachement à l'étude, et l'heureuse privation du commerce du monde.

ÉLOGE

DE RENAU.

BERNARD RENAU D'ELISAGARAY naquit dans le Béarn en 1652 d'un père qui avait peu de bien et beaucoup d'enfans. On croit que ce fut par madame de Gassion, femme d'un président à mortier du parlement de Pau, et fille de Colbert du Terron, intendant de Rochefort, qu'il fut connu, fort jeune encore, de cet intendant, qui conçut aussitôt beaucoup d'affec

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tion pour lui. Il avait une très-petite taille, mais très-bien proportionnée, et qui tirait de l'agrément de sa petitesse même, l'air adroit, vif, spirituel, courageux. Du Terron le prit chez lui, où il devint le frère de madame la princesse de Carpegne et de madame de Barbançon, ses deux filles cadettes; car elles l'ont toujours appelé de ce nom; et pour madame de Gassion, l'aînée des trois sœurs, il était son fils. Quelque aimable que fût naturellement un jeune enfant étranger dans une maison, il fallait encore que pour y être aimé de tout le monde, il sût bien se rendre aimable. On lui fit apprendre les mathématiques, apparemment parce que le séjour de Rochefort lui avait donné lieu de faire paraître des dispositions à entendre la marine. Enfin, on avait très-bien rencontré; et l'on vit par son application et par ses progrès, qu'il était dans la route où son génie l'appelait.

Il ne s'instruisait pas par une grande lecture, mais par une profonde méditation. Un peu de lecture jetait dans son esprit des germes de pensées que la méditation faisait ensuite éclore, et qui rapportaient au centuple. Il cherchait les livres dans sa tête, et les y trouvait. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il pensait beaucoup, et passait peu de temps dans son cabinet et dans la retraite. Il pensait d'ordinaire au milieu d'une conversation, dans une chambre pleine de monde, même chez les dames. On se moquait de sa rêverie et de ses distractions; on ne laissait pas en même temps de les respecter. Il faisait naturellement et sans affectation ce qu'avait fait, pour une épreuve ou pour une ostentation de ses forces, ce philosophe qui se retirait dans un bain public où il allait méditer.

des

Il y a apparence que Renau lut la Recherche de la vérité, qu'il fut en état de la lire. Son goût pour ce fameux système et son attachement pour la personne de l'auteur, ont toujours été si vifs, qu'on ne les saurait croire fondés sur une impression trop ancienne. Quoi qu'il en soit, jamais malebranchiste ne l'a été plus parfaitement; et comme on ne peut l'être à ce point sans une forte persuasion des vérités du christianisme, et ce qui est infiniment plus difficile, sans la pratique des vertus qu'il demande, Renau suivit le système jusques-là. Son caractère ferme et vigoureux ne lui permettait ni des pensées chancelantes, ni une exécution faible.

Quand il fut assez instruit dans la marine, du Terron le fit connaître de M. de Seignelay, qui devint bientôt son protecteur, et un protecteur vif et agissant. Il lui procurá en 1679 une place auprès du comte de Vermandois, amiral de France, qu'il devait entretenir sur tout ce qui appartient à cette importante charge. Il en eut une pension de mille écus.

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