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suites de nombres formées selon certaines conditions, et composées d'une infinité de termes, dont tantôt il fallait trouver les sommes finies ou infinies, tantôt, ce qui est souvent plus difficile, les sommes d'un nombre déterminé de termes, tantôt un terme quelconque.

La théorie de ces suites infinies est une clef de la plus sublime géométrie des courbes; car elles se résolvent en des suites conditionnées d'une certaine manière, et leurs circonférences ou les espaces qu'elles renferment sont des sommes de ces suites. Mais outre ces usages savans, les théories de Montmort en peuvent encore avoir une infinité de politiques et de civils. Le chevalier Pety, Anglais, a fait voir dans son arithmétique politique, combien de connaissances nécessaires au gouvernement se réduisent à des calculs du nombre des hommes, de la quantité de nourriture qu'ils doivent consommer, dù travail qu'ils peuvent faire, du temps qu'ils ont à vivre, de la fertilité des terres, de la quantité des naufrages dans les navigations, etc. Ces connaissances et beaucoup d'autres pareilles étant acquises par l'expérience, et posées pour fondement, combien de conséquences en tirerait un habile ministre pour la perfection de l'agriculture, pour le commerce, tant intérieur qu'extérieur, pour les colonies, le cours de l'argent, etc. Mais il faudrait qu'il passât par binaisons et par les suites de nombres, à moins qu'un grand génie naturel ne le dispensât d'une marche si lente et si pénible, sans compter que la nature des affaires ne demande pas la précision géométrique. Enfin, il est certain, et les peuples s'en convaincront de plus en plus, que le monde politique, aussibien que le physique, se règle par poids, nombre et mesure.

pour

les com

et

Après le livre de Montmort, il en parut un en Angleterre sur la même matière, intitulé : De mensurâ sortis. Il est de Moivre, fameux géomètre, que la France a droit, puisqu'il est Français, de revendiquer sur l'Angleterre, d'ailleurs fort riche. Je ne dissimulerai point que de Montmort fut vivement piqué de cet ouvrage, qui lui parut avoir été entièrement fait sur le sien, d'après le sien. Il est vrai qu'il y était loué; et n'était-ce pas assez, dira-t-on? Mais un seigneur de fief n'en quittera pas pour des louanges celui qu'il prétend lui devoir foi et hommage des terres qu'il tient de lui. Je parle selon sa prétention, et ne décide nullement s'il était en effet le seigneur.

De Montmort, voisin à sa campagne de madame la duchesse d'Angoulême, s'était fort attiré son estime et sa confiance; peutêtre aussi avait-il pour elle une sorte de reconnaissance de ce que son mariage était heureux. Après qu'elle eut vendu șa terre de Mareuil pour l'arrangement de ses affaires, il lui offrit la plus

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belle partie du château de Montmort pour sa demeure, et elle l'accepta. Elle y fut trois ans, au bout desquels elle mourut en 1713, ayant encore augmenté de dix ans la merveille d'être bellefille de Charles IX. Elle laissa son hôte, chargé d'une lettre pour le roi, et son exécuteur testamentaire. Il fallut que le philosophe allât à Versailles, et, ce qui est encore plus terrible, au palais, et fort souvent; car il se trouva sur les bras deux procès que le testament avait fait naître. Il avait pour les affaires la double haine et d'honnête homme et de savant : cependant il en fit parfaitement son devoir, et gagna les deux procès. En comparaison de ces sortes d'honneurs funèbres qu'il rendit à la mémoire de la princesse, les obsèques dignes d'elle qu'il lui fit faire, et l'épitaphe qu'il composa ne méritent pas d'être comptées.

En 1714, il fit une nouvelle édition de ses jeux de hasard, très-considérablement augmentée, et enrichie de son commerce épistolaire avec MM. Bernoulli, oncle et neveu; surtout avec le neveu, qui ne respirait alors, comme lui, que combinaisons et suites infinies de nombres.

Ce n'était pas seulement avec ces deux illustres mathématiciens

qu'il était en commerce, mais avec tous les autres de l'Europe, Newton, Leibnitz, Halley, Craige, Taylor, Herman, Poleni. Tous les plus grands noms dans ce genre composaient la liste de ses amis. Il apprenait par eux les nouvelles les plus fraîches des mathématiques, leurs vues particulières, leurs projets d'ouvrages, leurs réflexions sur ce qui paraissait au jour, l'histoire anecdote des sciences; il recevait et rendait des solutions de problêmes difficiles, des jugemens raisonnés, des dissertations méditées avec soin. Un géomètre médiocre aurait été souvent fort embarrassé de pareils commerces; pour lui, il ne pouvait l'être que quand il fallait se ménager entre des savans brouillés ensemble comme dans la querelle qui s'éleva sur l'invention des nouveaux calculs, et dont nous avons parlé en 1716. D'un côté › était toute l'Angleterre en armes pour Newton, et de l'autre Leibnitz et après sa mort Jean Bernoulli, qui, aussi-bien que Jacques son frère, ayant pris les premières idées de ces calculs dans des écrits de Leibnitz, où tout autre qu'eux ne les eût pas prises, les avait poussées si loin, qu'il y pouvait prendre le même intérêt que Leibnitz. Bernoulli seul, comme le fameux Coclès, soutenait sur le pont toute l'armée anglaise. On en était venu aux grandes hostilités, à des défis de problêmes; et de Montmort, toujours posté entre les deux partis ennemis, dont chacun tâchait de l'attirer à soi, reconnu presque pour juge en quelques occasions, avait besoin de toute sa sagesse. Il était peutêtre plus lié avec les Anglais qu'il connaissait personnellement :

cependant il se maintint parfaitement neutre, en usant du seul artifice qui pût réussir : il disait toujours vrai de part et d'autre, mais du ton qui fait passer la vérité. Les savans avec qui il a eu le commerce le plus étroit, sont MM. Bernoulli, oncle et neveu, et Taylor.

En 1715, il fit un troisième voyage en Angleterre, pour y observer l'éclipse solaire qui devait être totale à Londres. La société royale ne le voulut pas laisser partir sans se l'être acquis, et sans l'avoir reçu dans son corps.

A quelque point que cet honneur le flattât, il ne le séduisit pourtant pas en faveur des attractions, abolies, à ce qu'on croyait, par le cartesianisme, et ressuscitées par les Anglais, qui cependant se cachent quelquefois de l'amour qu'ils leur portent. De Montmort eut de grandes querelles sur ce sujet avec Taylor, son ami particulier, et lui composa même, avec soin, une assez longue dissertation, par laquelle il renvoyait les attractions dans le néant, d'où elles tâchaient de sortir. Taylor y répondit peu de temps après. Il est certain que si l'on veut entendre ce qu'on dit, il n'y a que des impulsions; et si on ne se soucie pas de l'entendre, il y a des attractions, et tout ce qu'on voudra; mais alors la nature nous est si incompréhensible, qu'il est peut-être plus sage de la laisser là pour ce qu'elle est.

De Montmort, pour remplir quelque devoir de membre de la société royale de Londres, lui envoya un grand écrit fort curieux et fort profond sur les suites infinies, qu'elle fit imprimer dans ses transactions en 1717. Taylor, très-versé aussi dans cette matière, comme il paraît par son traité de methodo incrementorum, y fit une addition; ce qui marquait entre deux géomètres vivans une liaison assez tendre, et une espèce de fraternité.

De Montmort destinait aussi un pareil morceau à l'académie des sciences, où il avait été reçu associé libre en 1716: mais étant venu de sa campagne à Paris au mois de septembre 1716 pour des affaires, il fut pris de la petite vérole, qui faisait alors beaucoup de ravage, et mourut le 7 octobre suivant.

Quand il fut extrêmement mal, et que, selon la coutume, on l'envoya recommander aux prières de trois paroisses dont il était seigneur, les églises retentissaient des gémissemens et des cris des paysans. Sa mort fut honorée de la même oraison funèbre, éloges les plus précieux de tous, tant parce qu'aucune contrainte ne les arrache, que parce qu'ils ne se donnent ni à l'esprit ni au savoir, mais à des qualités infiniment plus esti

mables.

Il travaillait depuis un temps à l'histoire de la géométrie. Chaque science, chaque art devrait avoir la sienne. Il est très

agréable, et ce plaisir renferme beaucoup d'instruction, de voir la route que l'esprit humain a tenue, et, pour parler géométriquement, cette espèce de progression, dont les intervalles sont d'abord extrêmement grands, et vont ensuite naturellement en se serrant toujours de plus en plus. L'histoire de la géométrie ancienne aurait été d'une discussion, et d'une recherche fort pénible, et il eût fallu beaucoup travailler pour ne rien apprendre que des méthodes embarrassées qui ont conduit les plus grands génies à ce qui n'est présentement qu'un jeu. La géométrie moderne, dont l'époque est à Descartes, qui a changé la face de tout, eût été plus agréable et plus intéressante, mais en même temps plus dangereuse à traiter. Non-seulement les particuliers, mais les nations mêmes ont des jalousies. Heureusement de Montmort était assez intelligent et assez laborieux pour la première partie de son ouvrage, assez instruit et assez équitable pour la seconde. Il n'était pas encore fort avancé. Puisse-t-il àvoir un digne successeur!

Le fort de son travail n'était qu'à sa campagne, où il passait la plus grande partie de l'année; la vie de Paris lui paraissait trop distraite pour des méditations aussi suivies que les siennes. Du reste, il ne craignait pas les distractions en détail. Dans la même chambre où il travaillait aux problêmes les plus embarrassans, on jouait du clavecin; son fils courait et le lutinait, et les problêmes ne laissaient pas de se résoudre. Le P. Malebranche en a été plusieurs fois témoin avec étonnement. Il y a bien de la force dans un esprit qui n'est pas maîtrisé par les impressions du dehors, même les plus légères.

Il faisait volontiers les honneurs de Paris aux savans étrangers, qui la plupart s'adressaient d'abord à lui. Quoique vif et sujet à des colères d'un moment, surtout quand on l'interrompait dans ses études pour lui parler d'affaires, il était fort doux, et à ces colères succédaient une petite honte et un repentir gai. Il était bon maître, même à l'égard de domestiques qui l'avaient volé, bon ami, bon mari, bon père, non-seulement pour le fond des sentimens, mais, ce qui est plus rare, dans tout le détail de

la vie.

ÉLOGE

DE ROLLE.

MICHEL ROLLE naquit à Ambert, petite ville de la basseAuvergne, le 21 avril 1652. Son père, marchand peu aisé, après lui avoir fait bien apprendre à écrire, et un peu d'arithmétique,

le mit chez un notaire, et ensuite chez différens procureurs du pays, pour le former aux affaires et à la pratique, qui devaient être le principal fonds de sa subsistance. Mais il se lassa bientôt de ces sortes d'occupations, qui en effet ne sont pas médiocrement dégoûtantes pour qui n'y est pas appelé par la nature; et à l'âge de 23 ans, il vint à Paris avec la seule ressource d'écrire assez bien pour en pouvoir donner des leçons.

Le peu d'arithmétique qu'il savait, et qui est communément joint à cette profession, était une faible semence qui germa bien vite chez lui par la bonne disposition du terroir. Il entra plus avant, et toujours plus avant dans la science des nombres; et enfin, sans avoir eu l'intention, et presque sans s'en apercevoir, il se trouva conduit jusqu'à l'algèbre. C'était là où la nature le voulait. Il s'enfonça dans la plus abstraite analyse; la difficulté n'était que de trouver du temps. Sa profession, devenue d'autant plus nécessaire, qu'il était déjà chargé de famille, l'occupait beaucoup mais tout ce qu'elle pouvait lui laisser de loisir, tout ce qu'il pouvait dérober à son sommeil, la passion dominante le prenait; et l'on sait que les passions font toujours leur part assez bonne.

Feu Ozanam avait proposé ce problême : trouver quatre nombres, tels que la différence de deux quelconques soit un carré, et que la somme de deux quelconques des trois premiers soit encore un carré. Il avait ajouté que le moindre de ces nombres n'aurait pas moins de cinquante chiffres, et qu'il ne croyait pas qu'on en pût trouver de plus petits. Rolle en 1682, c'est-à-dire âgé de 30 ans, résolut le problême par quatre formules algébriques qui exprimaient les quatre nombres, et n'avaient que deux inconnues ou indéterminées, telles qu'en supposant d'abord que la première était une, et la seconde deux, ce qui est la plus simple des suppositions, il venait quatre nombres conditionnés comme on les demandait, et qui n'avaient chacun que sept chiffres au lieu de cinquante, espèce d'insulte savante qu'on faisait au problême. Rolle donnait de plus la manière d'avoir dix millions de fois mille milliards de résolutions dans lesquelles le plus grand nombre n'aurait pas cinquante chiffres, insulte infiniment redoublée. Aussitôt Colbert, qui avait des espions pour découvrir le mérite caché ou naissant, déterra Rolle dans l'extrême obscurité où il vivait, et lui donna une gratification qui devint ensuite une pension fixe.

Encouragé par une récompense si prompte, et en quelque sorte si prévenante, et plus encore par la gloire d'un début si brillant, il se dévoua entièrement à l'algèbre, et y fit de si grands progrès, qu'en 1685, trois ans seulement après que son nom eut paru

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