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toute la modération que l'obscurité des matières et l'esprit du christianisme sembleraient exiger de tout le monde', on ne s'en contenta pas; et les canaux par où passaient les grâces ecclésiastiques paraissaient mal disposés à son égard. Il n'en espéra plus aucune, et ne renonça pourtant pas au genre de vie qui convenait aux espérances qu'il n'avait plus. Il n'eût pas été trop extraordinaire que le grand monde dans lequel il était né, beaucoup de liaisons différentes, l'oisiveté, une liberté entière, l'utilité de la contrainte, eussent changé fort sensiblement ses premières allures.

Le talent naturel qu'il avait pour les affaires, fut du moins occupé à gouverner celles de madame de Louvois, sa mère, qui, par leur étendue, leur nombre et l r importance, demandaient, en quelque sorte, un ministre ; et le talent des sciences se tourna principalement du côté de la bibliothèque du roi, qu'il s'appliqua fort à embellir. Il l'augmenta non-seulement de plus de 30,000 imprimés, mais d'un grand nombre de manuscrits, dont les plus considérables sont ceux de feu l'archevêque de Rheims, de MM. Fabre, Bigot, Thevenot, de Ganières, d'Hozier.

Dès l'année 1699, il était entré dans cette académie en qualité d'honoraire. Il n'y était pas étranger, après les leçons qu'il avait reçues de quelques-uns des principaux sujets de la compagnie; et l'on reconnut qu'il avait bien appris d'eux la langue, ou plutôt les différentes langues du pays. Il entra ensuite et dans l'académie francaise en 1706, et dans celle des inscriptions en 1708; si l'on y joint la Sorbonne, qui était, pour ainsi dire, sa patrie on verra qu'il était, en fait de sciences, une espèce de cosmopolite, un habitant du monde savant.

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Après la mort du feu roi, l'abbé de Louvois redevint un sujet propre à la prélature. Aussi fut-il nommé en 1717 à l'évêché de Clermont; mais sa santé, qui malgré son peu d'âge et la force apparente de sa constitution devenait fort mauvaise, l'empêcha d'accepter cette place. Il sentait déjà des atteintes de la pierre. Quand il en fallut venir à l'opération, il s'y prépara comme à une mort certaine; et en effet, après l'avoir soufferte, il mourut le 5 novembre 1718 dans toutes les dispositions les plus édifiantes.

à ses

Tout ce qu'on peut désirer de plus sage et de plus sensé dans un testament se trouve dans le sien; des legs aux pauvres, abbayes, à ses domestiques, à ceux de ses amis, dont la fortune était trop médiocre, tous créanciers à qui les lois ne donnent point d'action, et qui ne le sont qu'autant que les débiteurs ont des sentimens de vertu.

DE MONTMORT.

PIERRE-REMOND

DE MONTMORT naquit à Paris le 26 octobre 1678 de François Remond, écuyer, sieur de Breviande, et de Marguerite Rallu. Il était le second de trois frères.

Après le collége, on le fit étudier en droit, parce qu'on le destinait à une charge de magistrature pour laquelle il avait beaucoup d'aversion. Son père était fort sévère et fort absolu, et lui fort ennemi de la contrainte, d'un esprit assez haut, ardent pour tout ce qu'il voulait, courageux pour prendre les moyens d'y réussir. Las du droit et de la maison paternelle, il se sauva en Angleterre; dès que la paix de Riswick eut rendu l'Europe libre aux Français, il passa dans les Pays-Bas, et de là en Allemagne chez M. de Chamoys, son parent, plénipotentiaire de France à la diete de Ratisbonne.

Ce fut là que la Recherche de la vérité lui tomba entre les mains. On ne lit guère ce livre-là indifféremment, quand on est d'un caractère qui donne prise à la philosophie; il faut presque nécessairement ou se rendre au système, ou se croire assez fort pour le combattre. De Montmort s'y rendit absolument, et en éprouva les deux bons effets inséparables; il devint philosophe et véritable chrétien.

Il revint en France en 1699, et deux mois après son retour son père mourut, et le laissa à l'âge de 22 ans maître d'un bien assez considérable, et de lui-même; mais la recherche de la vérité, et les autres ouvrages de la même main, les conseils de l'auteur qui l'avaient engagé dans l'étude des mathématiques, prévinrent les périls d'un état si agréable. Il n'avait pas des goûts faibles, ni des demi-volontés ; il se plongea entièrement dans les exercices d'une piété sincère, dans la philosophie et dans les mathématiques: il vivait dans un désert, puisqu'il ne voyait plus que ses pareils, surtout le P. Malebranche, son maître, son guide et son intime ami.

En 1700, il fit un second voyage à Londres, et il était beaucoup plus digne de le faire. Il n'avait été en Angleterre la première fois que pour sortir de France; et alors il y alla pour voir un pays si fertile en savans : il osa dès ce temps-là rendre

visite à Newton.

C'était de M. Carré et de M. Guisnée qu'il avait appris les premiers élémens de géométrie et d'algèbre, et rien de plus. Il n'avait fallu que lui ouvrir la route; une grande pénétration d'esprit naturelle, et la première ardeur d'une jeunesse fort vive, appli

quées toutes deux ensemble, et sans interruption, à un seul objet, devaient faire, et firent effectivement un chemin prodigieux. De Montmort se ménagea encore un secours très-utile; il s'associa Nicole, jeune homme qui avait déjà quelque teinture de géométrie, et qui promettait beaucoup. Ils s'instruisaient l'un l'autre, s'éclairaient, s'animaient, se communiquaient du goût et de la passion. Dans ce cas-là le compagnon d'un travail le rend plus tendu, et cependant plus agréable. Ils passèrent trois ans dans l'ivresse du plaisir des mathématiques; ils pénétrèrent jusques dans le calcul intégral, qui les piquait d'autant plus qu'il était plus épineux et moins connu; mais toute cette félicité fut troublée ; quoiqu'elle ne parût pas devoir être trop exposée à la jalousie de la fortune.

On avait revêtu d'un canonicat de Notre-Dame de Paris le frère cadet de Montmort, sans trop consulter son inclination. Il voulut renoncer à l'état ecclésiastique, et se donner pour successeur, ou M. de Montinort, s'il le voulait être, ou un autre à qui les suffrages des gens de bien n'étaient pas si favorables. Ils agirent auprès de Montmort pour le résoudre à prendre le canonicat, lui qui vivait déjà comme le meilleur ecclésiastique du monde. Il n'avait à leur opposer que l'assujettissement pénible et perpétuel de la vie de chanoine, très-adouci à la vérité par l'usage ordinaire, mais dont il voudrait porter tout le poids; et dans le fond il était retenu aussi par ses chères mathématiques, qui devaient souffrir beaucoup de son assiduité au même chœur. Mais enfin sa délicatesse de conscience, autrui, lui fit tout surmonter. Il fut chanoine, et le fut à toute rigueur. Les offices du jour n'avaient nulle préférence sur ceux de la nuit, ni les assiduités utiles sur celles qui n'étaient que de piété. Seulement le peu de temps qui pouvait être de reste, était soigneusement ménagé pour ce qu'il aimait.

pour

Il avait reçu de la nature des inclinations nobles, généreuses et bienfaisantes; et tout ce qui pouvait les porter à un haut degré de perfection se réunissait en lui, la philosophie, la religion, les engagemens encore plus étroits de l'état ecclésiastique. Il faisait imprimer à ses frais les livres d'autrui, qui, quoique bons, n'eussent pas trop été recherchés par les libraires, comme celui de Guisnée sur l'application de l'algèbre et de la géométrie, ou des ouvrages rares, qui, par certaines circonstances, ne se fussent pas aisément répandus, comme le traité de Newton sur la quadrature des courbes. Il mariait ou faisait religieuses des filles, qui, et pas même faute de bien, n'eussent trouvé que des amans, des monastères; et pourvu que les besoins ne fussent pas toutà-fait disproportionnés à son pouvoir, il ne manquait jamais

sa vie

ni à l'amour des sciences, ni à celui du prochain. Cependant il faut avouer qu'au milieu de la douceur inséparable des bonnes actions,, il n'était point pleinement content: rigoureuse de chanoine sur laquelle il ne se faisait aucun quartier, le gênait trop, il ne sentait point qu'il fût où il aurait voulu être.

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Vers la fin de 1704, il acheta la terre de Montmort. A celle de Mareuil, qui est dans le voisinage, demeurait madame la duchesse d'Angoulême, qui par un paradoxe chronologique était bru de Charles IX, mort il y avait alors 130 ans. De Montmort alla rendre ses respects à cette princesse, et il vit chez elle mademoiselle de Romicourt, sa petite nièce et sa filleule. Après cette visite, son canonicat lui fut plus à charge que jamais; et enfin il se défit de l'importune prébende, pour pouvoir prétendre à cette demoiselle, dont il était toujours plus touché, parce qu'il la connaissait davantage : et il l'épousa en 1706 au château de Mareuil. Avant le mariage, et malgré une extrême envie de conclure, il lui déclara de lui-même et sans aucune nécessité, qu'il avait dépensé vingt-cinq mille écus de son bien, tant il avait peur de tromper, même en cette occasion, où l'usage autorise les tromperies, en ne les punissant pas par le déshonneur qu'elles mériteraient. Il fut facile de juger à quoi ces vingt-cinq mille écus avaient été employés; sans cela, on n'aurait jamais su jusqu'où il avait poussé la générosité ou la charité chrétienne, et il arriva qu'une vertu fut trahie par une

autre.

Etant marié, il continua sa vie simple et retirée; et d'autant plus que par un bonheur assez singulier le mariage lui rendit sa maison plus agréable. Les mathématiques en profitèrent. Plein de différentes vues, il se fixa sur une matière toute neuve; car le peu que Pascal et Huyghens en avaient effleuré ne l'empêchait pas de l'être, et il se mit à en composer un ouvrage qui ne pouvait manquer d'être original. Feu Bernoulli avait eu à peu près le même dessein, et l'avait fort avancé; mais rien n'en avait paru.

la

L'esprit du jeu n'est pas estimé ce qu'il vaut. Il est vrai qu'il est un peu déshonoré par son objet, par son motif, et par plupart de ceux qui le possèdent; mais du reste, il ressemble assez à l'esprit géométrique. Il demande aussi beaucoup d'étendue pour embrasser à la fois un grand nombre de différens rapports, beaucoup de justesse pour les comparer, beaucoup de sûreté pour déterminer le résultat des comparaisons, et de plus une extrême promptitude d'opérer. Souvent les plus habiles joueurs ne jugent qu'en gros, et avec beaucoup d'incertitude, surtout

dans les jeux de hasard, où les partis qu'il faut prendre dépendent du plus ou moins d'apparence que certains cas arrivent, ou n'arrivent pas. On sent assez que ces différens degrés d'apparence ne sont pas faciles à évaluer; il semble que ce serait mesurer des idées purement spirituelles, et leur appliquer la règle et le compas. Cela ne se peut qu'avec des raisonnemens d'une espèce particulière, très-fins, très-glissans, et avec une algèbre inconnue aux algébristes ordinaires. Aussi ces sortes de sujets n'avaient-ils point été traités; c'était un vaste pays inculte, où à peine voyait-on cinq ou six pas d'hommes. De Montmort s'y engagea avec un courage de Christophe Colomb, et en eut aussi le succès. Ce fut en 1708 qu'il donna son essai d'analyse sur les jeux de hasard, où il découvrait ce nouveau monde aux géomètres. Au lieu des courbes qui leur sont familières, des sections coniques, cycloïdes, des spirales, des logarithmiques, c'étaient le pharaon, la bassette, le lansquenet, l'hombre, le trictrac, qui paraissaient sur la scène assujettis au calcul, et domptés par l'algèbre.

Dans ce même temps un autre géomètre tourna ses vues de ce même côté; c'est Nicolas Bernoulli, neveu des deux célèbres Jacques et Jean Bernoulli. Jacques, qui était mort, avait laissé un manuscrit imparfait, intitulé: De arte conjectandi; et quand le neveu soutint à Bâle, en 1709, sa thèse de docteur en droit, il prit pour sujet: De arte conjectandi in jure. Comme il était habile géomètre, aussi-bien que jurisconsulte, il ne put s'empêcher de choisir dans le droit une matière qui admît de la géométrie. Il traitait du prix où l'on doit légitimement mettre des rentes viagères et des usufruits, selon les différens âges; du temps où un absent doit être censé mort, des assurances entre marchands, de la probabilité des témoignages, etc. Il appliquait à tout cela les principes de son oncle qui lui étaient connus; et ensuite, entraîné par le charme de la nouveauté et de la difficulté, il s'enfonça dans les mêmes théories que de Montmort. Cette conformité de goûts et d'études fit naître entre eux l'amitié et l'émulation. Bernoulli vint à Paris, et de Montmort l'emmena chez lui à sa campagne, où ils passèrent trois mois dans un combat continuel de problêmes dignes des plus grands géomètres. Il s'agissait toujours d'estimer les hasards, de régler des paris, de calculer ce qui se dérobait le plus au calcul. Leurs journées passaient comme des momens, grâce à ces plaisirs, qui ne sont pourtant pas compris dans ce qu'on appelle ordinairement les plaisirs.

Les problêmes qui occupaient ces deux géomètres, conduisent nécessairement à des combinaisons très-compliquées, et à des

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