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si applaudi, qu'il dut avoir beaucoup de reconnaissance pour la malignité qu'on avait eue.

En même temps il exerçait la médecine dans Paris avec tout le soin, toute l'application, tout le travail d'un homme fort avide de gain; et cependant il ne recevait jamais aucun paiement, malgré la modicité de sa fortune, non pas même de ces paiemens déguisés sous la forme de présens, et qui sont souvent une agréable violence aux plus désintéressés. Il ne se proposait que d'être utile, et de s'instruire pour l'être toujours davantage. Sa réputation le fit choisir par le feu roi en 1680 pour être premier médecin de madame la Dauphine. Quelques mois après, il le fut aussi de la reine; et après sa mort, il fut chargé par le roi du soin de la santé des enfans de France. Enfin, le roi, après l'avoir approché de lui par degrés, le nomma son premier médecin en 1693; dignité qui jouit auprès de la personne du maître, d'un accès que les plus hautes dignités lui envient.

Depuis qu'il avait été attaché à la cour, il n'avait pu remplir par lui-même les fonctions de professeur en botanique et en chymie au jardin royal; mais du moins il ne les faisait remplir que par les sujets les plus excellens et les plus propres à le représenter. C'est à lui qu'on a dû M. de Tournefort, dont il eût été jaloux, s'il avait pu l'être."

Dès qu'il fut premier médecin, il donna à la cour un spectacle rare et singulier, un exemple qui non-seulement n'y a pas été suivi, mais peut-être y a été blàmé. Il diminua beaucoup les revenus de sa charge; il se retrancha ce que les autres médecins de la cour, ses subalternes, payaient pour leurs sermens; il abolit des tributs qu'il trouvait établis sur les nominations aux chaires royales de professeur en médecine dans les différentes universités, et sur les intendances des eaux minérales du royaume. Il se frustra lui-même de tout ce que lui avait préparé, avant qu'il fût en place, une avarice ingénieuse et inventive, dont il pouvait assez innocemment recueillir le fruit, et il ne voulut point que ce qui appartenait au mérite lui pût être disputé par l'argent, rival trop dangereux et trop accoutumé à vaincre. Le roi, en faisant la maison de feu monseigneur le duc de Berry, donna à Fagon la charge de premier médecin de ce prince, pour la vendre à qui il voudrait. Ce n'était pas une somme à mépriser; mais Fagon ne se démentit point; il représenta qu'une place aussi importante ne devait pas être vénale, et la fit tomber à feu de la Carlière, qu'il en jugea le plus digne.

La surintendance du jardin royal avait été détachée de la charge de premier médecin, et unie à la surintendance des

bâtimens qu'avait Colbert. Le premier médecin n'avait plus que la surintendance des exercices du jardin, sans la nomination des places. Quand de Villacerf eut quitté en 1698 la surintendance des bâtimens, Fagon obtint du roi que celle du jardin royal serait réunie à la charge de premier médecin, en laissant néanmoins au surintendant des bâtimens la disposition des fonds nécessaires à l'entretien du jardin. Il eût pu facilement se faire accorder aussi cette disposition, et tout autré ne l'eût pas négligée; mais ces sortes d'avantages ne touchent pas tant ceux qui ne feraient précisément qu'en bien user.

Il a toujours eu une tendresse particulière pour ce jardin, qui avait été son berceau. Ce fut dans la vue de l'enrichir, et d'avancer la botanique, qu'il inspira au roi le dessein d'envoyer M. de Tournefort en Grèce, en Asie et en Egypte. Quand les fonds destinés au jardin manquaient dans des temps difficiles, Fagon y suppléait, et n'épargnait rien, soit pour conserver les plantes étrangères dans un climat peu favorable, soit pour en acquérir de nouvelles dont le transport coûtait beaucoup. Ce petit coin de terre ignorait presque sous sa protection les malheurs du reste de la France.

Il avait aussi beaucoup d'affection pour la faculté de médecine de Paris, dont il était membre; elle trouvait en lui, dans toutes les occasions, un agent fort zélé auprès du roi; il maintenait en vigueur les priviléges qui lui ont été accordés, et que des usages contraires, si on les tolérait, aboliraient aisément, même sous quelque apparence du bien public. Peut-être dans des cas particuliers n'a-t-il été que trop ferme en faveur de sa faculté contre ceux qui n'en étaient pas; mais tous les cas particuliers seraient d'une discussion infinie, et les exceptions d'une dangereuse conséquence. Si la loi est juste en général, il faut lui passer quelques applications malheureuses.

On peut juger par-là que Fagon n'aura pas fait beaucoup de grâce aux empiriques. Ces sortes de médecins, d'autant plus accrédités qu'ils sont moins médecins, et qui ordinairement se font un titre ou d'un savoir incompréhensible et visionnaire, ou même de leur ignorance, ont trop souvent puni la crédulité de leurs malades; et malgré l'amour des hommes pour l'extraordinaire, malgré quelques succès de cet extraordinaire, un sage préjugé est toujours pour la règle.

Ce n'est pas que Fagon rejetât tout ce qui s'appelle secret; au contraire, il en a fait acheter plusieurs au roi; mais il voulait qu'ils fussent véritablement secrets, c'est-à-dire inconnus jusques-là, et d'une utilité constante. Souvent il a fait voir à des gens qui croyaient posséder un trésor, que leur trésor était

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déjà public; il leur montrait le livre où il était renfermé; car il avait une vaste lecture, et une mémoire qui la mettait toute entière à profit.

pas au

Aussi, pour être parvenu à la première dignité de sa profession, ne s'était-il nullement relâché du travail qui l'y avait élevé. Il voulait la mériter encore de plus en plus après l'avoir obtenu. Les fêtes, les spectacles, les divertissemens de la cour, quoique souvent dignes de curiosité, ne lui causaient aucune distraction. Tout le temps où son devoir ne l'attachait près de la personne du roi, il l'employait ou à voir des malades, ou à répondre à des consultations, ou à étudier. Toutes les maladies de Versailles lui passaient par les mains, et sa maison ressemblait à ces temples de l'antiquité, où étaient en dépôt les ordonnances et les recettes qui convenaient aux maux différens. Il est vrai que les suffrages des courtisans en faveur de ceux qui sont en place, sont assez équivoques; qu'on croyait faire sa cour de s'adresser au premier médecin, qu'on s'en faisait même une espèce de loi; mais heureusement pour les courtisans, ce premier médecin était aussi un grand médecin.

Il avait besoin de l'être pour lui même; il était né d'une trèsfaible constitution, sujet à de grandes incommodités, surtout à un asthme violent. Sa santé, ou plutôt sa vie, ne se soutenait que par une extrême sobriété, par un régime presque superstitieux; et il pouvait donner pour preuve de son habileté, qu'il vivait.

Après la mort du roi, il se retira au jardin royal dont il avait conservé la surintendance. Son art céda enfin à une nécessité inévitable; il mourut le 11 mars 1718, âgé de près de quatrevingts ans.

L'académie des sciences l'avait choisi en 1699 pour être un de ses honoraires.

Outre un profond savoir dans sa profession, il avait une érudition très-variée, le tout paré et embelli par une facilité agréable de bien parler. La raison même ne doit pas dédaigner de plaire quand elle le peut. Il était attaché à ses devoirs jusqu'au scrupule; et quelquefois au milieu de douleurs assez vives, il ne laissait pas d'être auprès du roi dans les temps où il devait être. L'assiduité d'un homme aussi désintéressé, et qui au lieu de demander refusait, n'était pas celle d'un courtisan. Quelquefois il ne se défiait pas assez des instructions qu'il recevait dans les choses de son ministère; car il était dans un poste trop élevé pour avoir la vérité de la première main; et l'amour qu'il se sentait pour la justice, le témoignage qu'il s'en rendait, l'attachaient beaucoup aux idées qu'il avait prises. Il a toujours souffert ses longues

et cruelles infirmités avec tout le courage d'un sage physicien, qui sait à quoi la machine du corps humain est sujette, qui pardonne à la nature.

Il avait épousé Marie Nozereau, dont il a laissé deux fils: l'aîné, évêque de Lombez; et le second conseiller d'état.

CAMILLE

ÉLOGE

DE L'ABBÉ DE LOUVOIS,

AMILLE LE TELLIER naquit le 11 avril 1675 de Michel le Tellier, marquis de Louvois, ministre d'état, et de dame Anne de Souvré. Il était leur quatrième fils, et fut destiné de bonne heure à l'église. Des bénéfices considérables suivirent promptement cette destination. De plus, dès l'âge de neuf ans, il fut pourvu de la charge de maître de la librairie, à laquelle M. de Louvois en fit unir deux autres en sa faveur; celle de garde de la bibliothéque du roi, et celle d'intendant et de garde du cabinet des médailles. Tout le tournait du côté des sciences, et heureusement ses inclinations et ses dispositions naturelles s'y accordaient.

On alla chercher pour lui les maîtres que la voix de la renommée indiquait. Tous ceux qui brillaient le plus dans la littérature, et qu'on ne pouvait pas lui attacher de si près, on les attirait chez lui, ou plutôt on les y admettait; car il n'était guère besoin de violence ni d'adresse pour les mettre en liaison avec le fils d'un ministre tel que Louvois. Ils n'arrivaient là que parés de tout ce qu'ils avaient de plus exquis: ils y apportaient les prémices de leurs ouvrages, leurs projets, leurs réflexions, le fruit de leurs longues lectures; et le jeune homme qu'ils voulaient instruire, et à qui ils ne cherchaient guère moins à plaire, n'était nourri que de sucs et d'extraits les plus fins et les plus agréables. Il fit des exercices publics sur Virgile, Homère et Théocrite, qui répondirent à une si excellente éducation. Aussi Baillet ne l'oublia-t-il pas dans son livre des enfans célèbres par leur savoir cet enfant avait bien des titres pour y tenir une place.

Il achevait sa première année de philosophie en 1691, lorsqu'il perdit avec beaucoup de douleur M. de Louvois son père. Il prouva bien que ses études jusques-là n'avaient pas été forcées; il les continua avec la même ardeur, et embrassa même celles qui ne lui étaient pas absolument nécessaires. Il apprit de la Hire la géométrie, et de du Verney l'anatomie. Il ne crut pas, ce que bien d'autres auraient cru volontiers en sa place, que son nom,

sa richesse, le crédit d'une famille très-puissante, fussent un mérite suffisant.

Dans son cours de théologie, il trouva un concurrent redoutable, l'abbé de Soubise, aujourd'hui cardinal de Rohan. Il se mit entre eux une émulation dont ils profitèrent tous deux ; et par une espèce de reconnaissance de l'utilité dont ils avaient été l'un à l'autre, ils contractèrent une étroite liaison.

Après que l'abbé de Louvois eut terminé cette carrière, en recevant le bonnet de docteur de Sorbonne, feu l'archevêque de Rheims, son oncle, lui donna de l'emploi dans son diocèse, pour se former aux affaires ecclésiastiques. L'école était bonne, mais sévère, à tel point, qu'elle eût pu le corriger des défauts mêmes que l'on reprochait au prélat qui le formait.

Ce fut dans l'assemblée du clergé, tenue en 1700, à laquelle présida l'archevêque de Rheims, que l'abbé de Louvois parut pour la première fois sur un grand théâtre. Son caractère y fut généralement goûté : on retrouvait en lui la capacité, le savoir, l'esprit de gouvernement : enfin toutes les bonnes qualités de son oncle, accompagnées de quelques autres qu'il pouvait avoir apprises de lui, mais qu'il n'en avait pas imitées.

Vers la fin de la même année, il partit pour l'Italie. Il y fut reçu par les princes et les gouverneurs en fils de M. de Louvois, et en frère de M. de Barbezieux, secrétaire d'état de la guerre, et par les savans et les illustres en homme déjà fort instruit, et digne de leur commerce. Il fit partout, et principalement à Rome, une dépense aussi noble que son nom la demandait; il y joignait une extrême politesse, et ce qui acheva de lui gagner les cœurs des Italiens, leurs manières mêmes, qu'il sut prendre en assez peu de temps, quoique Français.

Il chercha dans toute l'Italie les bons livres qu'il savait qui manquaient à la bibliothéque du roi, et il en acheta environ 3000 volumes qu'il fit apporter en France. Dans le cours de son voyage, il eut la douleur d'apprendre la mort de M. de Barbezieux, arrivée en 1701.

Après son retour d'Italie, il reprit, il reprit, sous l'archevêque de Rheims, l'administration de ce grand diocèse. Il fut plusieurs années grand-vicaire et official; mais le prélat étant mort en 1710, l'abbé de Louvois sentit plus que jamais, par tant de pertes importantes, combien il est à propos d'avoir un mérite qui

soit à soi..

Quoiqu'il se fut toujours conduit avec sagesse entre les deux partis, qui depuis un siècle font tant de bruit dans l'église, l'archevêque, peu favorable au plus puissant des deux, lui avait rendu son neveu fort suspect. L'abbé de Louvois eut beau garder

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