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Ils pouvaient bien faire que des nations qui ne s'entendaient pas, eussent aisément commerce: mais ils n'avaient pas attrapé les véritablés caractères réels, qui étaient l'instrument le plus fin dont l'esprit humain se pût servir, et qui devaient extrêmement faciliter et le raisonnement, et la mémoire, et l'invention des choses. Ils devaient ressembler, autant qu'il était possible, aux caractères d'algèbre, qui en effet sont très-simples et très -expressifs, qui n'ont jamais ni superfluité, ni équivoque, et dont toutes les variétés sont raisonnées. Il a parlé en quelque endroit d'un alphabet des pensées humaines qu'il méditait. Selon toutes les apparences, cet alphabet avait rapport à sa langue universelle. Après l'avoir trouvée, il eût encore fallu, quel que commode et quelque utile qu'elle eût été, trouver l'art de persuader aux différens peuples de s'en servir; et ce n'eût pas été là le moins difficile. Ils ne s'ac cordent qu'à n'entendre point leurs intérêts communs.

Jusqu'ici nous n'avons vu que la vie savante de Leibnitz, ses talens, ses ouvrages, ses projets : il reste le détail des événemens de sa vie particulière.

Il était dans la société secrète des chymistes de Nuremberg, lorsqu'il rencontra par hasard à la table de l'hôtellerie où il mangeait, le baron de Boinebourg, ministre de l'électeur de Mayence Jean-Philippe. Ce seigneur s'aperçut promptement du mérite d'un jeune homme encore inconnu: il lui fit refuser des offres considérables que lui faisait le comte Palatin, pour récompense du livre de George Vlicovius; et voulut absolument l'attacher à son maître, et à lui. En 1668, l'électeur de Mayence le fit conseiller de la chambre de révision de sa chancellerie.

M. de Boinebourg avait des relations à la cour de France; et de plus, il avait envoyé son fils à Paris pour y faire ses études et ses exercices. Il engagea Leibnitz à y aller aussi en 1672, tant par rapport aux affaires qu'à la conduite du jeune homme. M. de Boinebourg étant mort en 1673, il passa en Angleterre, où, peu de temps après, il apprit aussi la mort de l'électeur de Mayence, qui renversait les commencemens de sa fortune. Mais le duc de Brunswick-Lunebourg se hâta de se saisir de lui pendant qu'il était vacant: il lui écrivit une lettre très-honorable, et trèspropre à lui faire sentir qu'il était bien connu; ce qui est le plus doux et le plus rare plaisir des gens de mérite. Il reçut avec toute la joie et toute la reconnaissance qu'il devait, la place de conseiller et une pension qui lui étaient offertes.

Cependant il ne partit pas sur-le-champ pour l'Allemagne. Il obtint permission de retourner encore à Paris, qu'il n'avait pas épuisé à son premier voyage. De là il repassa en Angleterre, où il fit peu de séjour; et enfin se rendit en 1676 auprès du duc Jean

Frédéric. Il Ꭹ eut une considération qui appartiendrait autant et peut-être plus à l'éloge de ce prince qu'à celui de Leibnitz.

Trois ans après, il perdit ce grand protecteur, auquel succéda le duc Ernest-Auguste, alors évêque d'Osnabruck. Il passa à ce nouveau maître, qui ne le connut pas moins bien. Ce fut sur ses vues et par ses ordres qu'il s'engagea à l'histoire de Brunswick, et en 1687 il commença les voyages qui y avaient rapport. L'électeur Ernest-Auguste le fit en 1696 son conseiller privé de justice. On ne croit point en Allemagne que les savans soient incapables des charges.

En 1699, il fut mis à la tête des associés étrangers de cette académie. Il n'avait tenu qu'à lui d'y avoir place beaucoup plus tôt, et à titre de pensionnaire. Pendant qu'il était à Paris, on voulut l'y fixer fort avantageusement, pourvu qu'il se fit catholique: mais tout tolérant qu'il était, il rejeta absolument cette condition.

Comme il avait une extrême passion pour les sciences, il voulut leur être utile, non-seulement par ses découvertes, mais par la grande considération où il était. Il inspira à l'électeur de Brandebourg le dessein d'établir une académie des sciences à Berlin; ce qui fut entièrement fini en 1700 sur le plan qu'il avait donné. L'année suivante, cet électeur fut déclaré roi de Prusse. Le nouveau royaume et la nouvelle académie prirent naissance presque en même temps. Cette compagnie, selon le génie de son fondateur, embrassait, outre la physique et les mathématiques, l'histoire sacrée et profane, et toute l'antiquité. Il en fut fait président perpétuel, et il n'y eut point de jaloux.

En 1710, parut un volume de l'académie de Berlin, sous le titre de miscellanea berolinensia.

Là, Leibnitz paraît en divers endroits sous presque toutes ses différentes formes, d'historien, d'antiquaire, d'étymologiste, de physicien, de mathématicien : on y peut ajouter celle d'orateur à cause d'une fort belle épître dédicatoire adressée au roi de Prusse. Il n'y manque que celle de jurisconsulte et de théologien, dont la constitution de son académie ne lui permettait pas de se revêtir.

Il avait les mêmes vues pour les états de l'électeur de Saxe roi de Pologne, et il voulait établir à Dresde une académie qui eût correspondance avec celle de Berlin: mais les troubles de Pologne lui ôtèrent toute espérance de succès.

En récompense, il s'ouvrit à lui en 1711 un champ plus vaste, et qui n'avait point été cultivé. Le czar, qui a conçu la plus grande et la plus noble pensée qui puisse tomber dans l'esprit d'un souverain, celle de tirer ses peuples de la barbarie, et d'introduire chez

eux les sciences et les arts, alla à Torgau pour le mariage du prince son fils aîné avec la princesse Charlotte-Christine, et y vit et consulta beaucoup Leibnitz sur son projet. Le sage était précisément tel que le monarque méritait de le trouver.

Le czar fit à Leibnitz un magnifique présent, et lui donna le titre de son conseiller privé de justice, avec une pension considérable. Mais, ce qui est encore plus glorieux pour lui, l'histoire de l'établissement des sciences en Moscovie ne pourra jamais l'oublier, et son nom y marchera à la suite de celui du czar. C'est un honneur rare pour un sage moderne, qu'une occasion d'être législateur de barbares. Ceux qui l'ont été dans les premiers temps, sont ces chantres miraculeux qui attiraient les rochers, et bâtissaient des villes avec la lyre; et Leibnitz eût été travesti par la fable en Orphée ou en Amphion.

Il n'y a point de prospérité continue. Le roi de Prusse mourut en 1713, et le goût du roi, son successeur, entièrement déclaré pour la guerre, menaçait l'académie de Berlin d'une chute prochaine. Leibnitz songea à procurer aux sciences un siége plus assuré, et se tourna du côté de la cour impériale. Il y trouva le prince Eugène, qui, pour être un si grand général, et fameux par tant de victoires, n'en aimait pas moins les sciences, et qui favorisa de tout son pouvoir le dessein de Leibnitz. Mais la peste, survenue à Vienne, rendit inutiles tous les mouvemens qu'il s'était donnés pour y former une académie. Il n'eut qu'une assez grosse pension de l'empereur, avec des offres très-avantageuses, s'il voulait demeurer dans sa cour. Dès le temps du couronnement de ce prince, il avait déjà eu le titre de conseiller aulique.

Il était encore à Vienne en 1714, lorsque la reine Anne mourut, à laquelle succéda l'électeur d'Hanovre, qui réunissait sous sa domination un électorat, et les trois royaumes de la Grande-Bretagne, Leibnitz et Newton. Leibnitz se rendit à Hanovre : mais il n'y trouva plus le roi, et il n'était plus d'âge à le suivre jusqu'en Angleterre. Il lui marqua son zèle plus utilement par des réponses qu'il fit à quelques libelles anglais publiés contre sa majesté.

Le roi d'Angleterre repassa en Allemagne, où Leibnitz eut enfin la joie de le voir roi. Depuis ce temps sa santé baissa toujours; il était sujet à la goutte, dont les attaques devenaient plus fréquentes. Elle lui gagna les épaules: on croit qu'une certaine tisane particulière qu'il prit dans un grand accès, et qui ne passa point, lui causa les convulsions et les douleurs excessives dont il mourut en une heure le 14 novembre 1719. Dans les derniers momens qu'il put parler, il raisonnait sur la manière

dont le fameux Furtenback avait changé la moitié d'un clou de fer en or.

Le savant Eckard, qui avait vécu dix-neuf ans avec lui, qui l'avait aidé dans tous ses travaux historiques, et que le roi d'Angleterre a choisi en dernier lieu pour être historiographe de sa maison, et son bibliothécaire à Hanovre, prit soin de lui faire une sépulture très-honorable, ou plutôt une pompe funèbre. Toute la cour y fut invitée, et personne n'y parut. Eckard dit qu'il en fut étonné; cependant les courtisans ne firent que ce qu'ils devaient le mort ne laissait après lui personne qu'ils eussent à considérer, et ils n'eussent rendu ce dernier devoir qu'au mérite.

Leibnitz ne s'était point marié; il y avait pensé à l'âge de cinquante ans mais la personne qu'il avait en vue voulut avoir le temps de faire ses réflexions. Cela donna à Leibnitz le loisir de faire aussi les 'siennes, et il ne se maria point.

Il était d'une forte complexion. Il n'avait guère eu de maladies, excepté quelques vertiges dont il était quelquefois incommodé, et la goutte. Il mangeait beaucoup et buvait peu, quand on ne le forçait pas ; et jamais de vin sans eau. Chez lui il était absolument le maître, car il y mangeait toujours seul. Il ne réglait pas ses repas à de certaines heures, mais selon ses études. Il n'avait point de ménage, et envoyait quérir chez un traiteur la première chose trouvée. Depuis qu'il avait la goutte, il ne dînait que d'un peu de lait; mais il faisait un grand souper, sur lequel il se couchait à une heure ou deux après minuit. Souvent il ne dormait qu'assis sur une chaise, et ne s'en réveillait pas moins frais à sept ou huit heures du matin. Il étudiait de suite, et il a été des mois entiers sans quitter le siége; pratique fort propre à avancer beaucoup un travail, mais fort malsaine. Aussi croit-on qu'elle lui attira une fluxion sur la jambe droite, avec un ulcère ouvert. Il y voulut remédier, à sa manière, car il consultait peu les médecins ; il vint à ne pouvoir presque plus marcher, ni quitter le lit.

Il faisait des extraits de tout ce qu'il lisait, et y ajoutait ses réflexions, après quoi il mettait tout cela à part, et ne le regardait plus. Sa mémoire, qui était admirable, ne se déchargeait point, comme à l'ordinaire, des choses qui étaient écrites; mais seulement l'écriture avait été nécessaire pour les y graver à jamais. Il était toujours prêt à répondre sur toutes sortes de matières, et le roi d'Angleterre l'appelait son dictionnaire vivant.

Il s'entretenait volontiers avec toutes sortes de personnes, gens de cour, artisans, laboureurs, soldats. Il n'y a guère d'ignorant qui ne puisse apprendre quelque chose au plus savant homme

du monde; et en tout cas le savant s'instruit encore, quand il sait bien considérer l'ignorant. Il s'entretenait même souvent avec les dames, et ne comptait point pour perdu le temps qu'il donnait à leur conversation. Il se dépouillait parfaitement avec elles du caractère de savant et de philosophe; caractère cependant presque indélébile, et dont elles aperçoivent bien finement et avec bien du dégoût les traces les plus légères. Cette facilité de se communiquer le faisait aimer de tout le monde. Un savant illustre qui est populaire et familier, c'est presque un prince qui le serait aussi le prince a pourtant beaucoup d'avantage.

Leibnitz avait un commerce de lettres prodigieux. Il se plaisait à entrer dans les travaux ou dans les projets de tous les savans de l'Europe; il leur fournissait des vues; il les animait, et certainement il prêchait d'exemple. On était sûr d'une réponse dès qu'on lui écrivait, ne se fût-on proposé que l'honneur de lui écrire. Il est impossible que ses lettres ne lui aient emporté un temps très-considérable : mais il aimait autant l'employer au profit ou à la gloire d'autrui, qu'à son profit ou à sa gloire particulière.

Il était toujours d'une humeur gaie, et à quoi serviriat sans cela d'être philosophe? on l'a vu fort affligé à la mort du feu roi de Prusse et de l'électrice Sophie. La douleur d'un tel homme est la plus belle oraison funèbre.

Il se mettait aisément en colère, mais il en revenait aussitôt. Ses premiers mouvemens n'étaient pas d'aimer la contradiction sur quoi que ce fût, mais il ne fallait qu'attendre les seconds; et en effet ses seconds mouvemens, qui sont les seuls dont il reste des marques, lui feront éternellement honneur.

On l'accuse de n'avoir été qu'un grand et rigide observateur du droit naturel. Ses pasteurs lui en ont fait des réprimandes. publiques et inutiles.

On l'accuse aussi d'avoir aimé l'argent. Il avait un revenu très-considérable en pensions du duc de Volfembutel, du roi d'Angleterre, de l'empereur, du czar, et vivait toujours assez grossièrement. Mais un philosophe ne peut guère, quoiqu'il devienne riche, se tourner à des dépenses inutiles et fastueuses qu'il méprise. De plus, Leibnitz laissait aller le détail de sa maison comme il plaisait à ses domestiques, et il dépensait beaucoup en négligence. Cependant la recette était toujours la plus forte; et on lui trouva après sa mort une grosse somme d'argent comptant qu'il avait cachée. C'étaient deux années de son revenu. Ce trésor lui avait causé pendant sa vie de grandes inquiétudes qu'il avait confiées à un ami; mais il fut encore plus funeste à la femme de son seul héritier, fils de sa sœur, qui était curé d'une paroisse près de Leipsick. Cette femme, en

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