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C'était toute la plus sublime géométrie, le calcul intégral joint au différentiel. Apparemment il y fixait ses idées sur la nature de l'infini et sur ses différens ordres; mais quand même il serait possible qu'il n'eût pas pris le meilleur parti bien déterminément, on eût préféré les lumières qu'on tenait de lui à son autorité. C'est une perte considérable pour les mathématiques, que cet ouvrage n'ait pas été fini. Il est vrai que le plus difficile paraît fait; il a ouvert les grandes routes, mais il pouvait encore ou y servir de guide, ou en ouvrir de nouvelles.

De cette haute théorie, il descendait souvent à la pratique, où son amour pour le bien public le ramenait. Il avait songé à rendre les voitures et les carrosses plus légers et plus commodes; et de là un docteur qui se prenait à lui de n'avoir pas eu une pension du duc d'Hanovre, prit occasion de lui imputer dans un écrit public, qu'il avait eu dessein de construire un charriot qui aurait fait en vingt-quatre heures le voyage de Hanovre à Amsterdam: plaisanterie mal entendue, puisqu'elle ne peut tourner qu'à la gloire de celui qu'on attaque, pourvu qu'il ne soit pas absolument insensé.

Il avait proposé un moulin à vent pour épuiser l'eau des mines les plus profondes, et avait beaucoup travaillé à cette machine; mais les ouvriers eurent leurs raisons pour en traverser le succès par toutes sortes d'artifices. Ils furent plus habiles que lui, et l'emporterent.

On doit mettre au rang des inventions plus curieuses qu'utiles, une machine arithmétique différente de celle de Pascal, à laquelle il a travaillé toute sa vie à diverses reprises. Il ne l'a entièrement achevée que peu de temps avant sa mort, et il y a extrêmement dépensé.

Il était métaphysicien, et c'était une chose presque impossible qu'il ne le fût pas; il avait l'esprit trop universel. Je n'entends pas seulement universel , parce qu'il allait à tout, mais encore parce qu'il saisissait dans tout les principes les plus élevés et les plus généraux; ce qui est le caractère de la métaphysique. Il avait projeté d'en faire une toute nouvelle, et il en a répandu çà et là différens morceaux selon sa coutume.

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Ses grands principes étaient, que rien n'existe ou ne se fait sans une raison suffisante; que les changemens ne se font point brusquement et par sauts, mais par degrés et par nuances, comme dans des suites de nombres ou dans des courbes ; que dans tout l'univers, comme nous l'avons déjà dit, un meilleur est mêlé partout avec un plus grand, ou, ce qui revient au même, les lois de convenance avec les lois nécessaires ou géométriques. Ces principes si nobles et si spécieux ne sont pas aisés

à appliquer; car dès qu'on est hors du nécessaire rigoureux et absolu, qui n'est pas bien commun en métaphysique, le suffisant, le convenable, un degré ou un saut, tout cela pourrait bien être un peu arbitraire; et il faut prendre garde que ce ne soit le besoin du système qui décide.

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et

Sa manière d'expliquer l'union de l'ame et du corps par une harmonie préétablie, a été quelque chose d'imprévu et d'inespéré sur une matière où la philosophie semblait avoir fait ses derniers efforts. Les philosophes aussi-bien que le peuple avaient eru que l'âme et le corps agissaient réellement et physiquement l'un sur l'autre. Descartes vint, qui prouva que leur nature ne permettait point cette sorte de communication véritable qu'ils n'en pouvaient avoir qu'une apparente, dont Dieu était le médiateur. On croyait qu'il n'y avait que ces deux systèmes possibles; Leibnitz en imagina un troisième. Une âme doit avoir par elle-même une certaine suite de pensées, de désirs, de VOlontés. Un corps, qui n'est qu'une machine, doit avoir par lui-même une certaine suite de mouvemens, qui seront déterminés par la combinaison de sa disposition machinale avec leș impressions des corps extérieurs. S'il se trouve une âme et un corps tels que toute la suite des volontés de l'âme d'une part, et de l'autre toute la suite des mouvemens du corps, se répondent exactement; et que dans l'instant, par exemple, que l'âme youdra aller dans un lieu, les deux pieds du corps se meuvent machinalement de ce côté-là, cette âme et ce corps auront un mais rapport, non par une action réelle de l'un sur l'autre, par la correspondance perpétuelle des actions séparées de l'un et de l'autre. Dieu aura mis ensemble l'âme et le corps qui avaient entre eux cette correspondance antérieure à leur union, cette harmonie préétablie. Et il en faut dire autant de tout ce qu'il y a jamais eu, et de tout ce qu'il y aura jamais d'âmes et de corps unis.

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Ce système donne une merveilleuse idée de l'intelligence infinie du créateur; mais peut-être cela même le rend-il trop sublime pour nous. Il a toujours pleinement contenté son auteur; cependant il n'a pas fait jusqu'ici, et il ne paraît pas devoir faire la même fortune que celui de Descartes. Si tous les deux succombaient aux objections, il faudrait, ce qui serait bien pénible pour les philosophes, qu'ils renonçassent à se tourmenter davantage sur l'union de l'âme et du corps. Descartes et Leibnitz les justifieraient de n'en plus chercher le secret.

Leibnitz avait encore sur la métaphysique beaucoup d'autres pensées particulières. Il croyait, par exemple, qu'il y a partout des substances simples, qu'il appelait monades ou unités, qui

sont les vies, les âmes, les esprits qui peuvent dire moi ; qui, selon le lieu où elles sont, reçoivent des impressions de tout l'univers; mais confuses, à cause de leur multitude; ou qui, pour employer à peu près ses propres termes, sont des miroirs sur lesquels tout l'univers rayonne selon qu'ils lui sont exposés. Par-là il expliquait les perceptions. Une monade est d'autant plus parfaite, qu'elle a des perceptions plus distinctes. Les monades, qui sont des âmes humaines, ne sont pas seulement des miroirs de l'univers des créatures, mais des miroirs ou images de Dieu même; et comme en vertu de la raison et des vérités éternelles, elles entrent en une espèce de société avec lui, elles deviennent membres de la cité de Dieu. Mais c'est faire tort à ces sortes d'idées, que d'en détacher quelques-unes de tout le système, et d'en rompre le précieux enchaînement qui les éclaircit et les fortifie. Ainsi nous n'en dirons pas davantage ; et peut-être ce peu que nous avons dit est-il de trop, parce qu'il n'est pas le tout.

On trouvera un assez grand détail de la métaphysique de Leibnitz dans un livre, imprimé à Londres en 1717. C'est une dispute commencée en 1715 entre lui et le fameux Clarke, et qui n'a été terminée que par la mort de Leibnitz. Il s'agit entre eux de l'espace et du temps, du vide et des atomes, du naturel et du surnaturel, de la liberté, etc. Car heureusement pour le public, la contestation en s'échauffant venait toujours à embrasser plus de terrein. Les deux savans adversaires devenaient plus forts à proportion l'un de l'autre, et les spectateurs qu'on accuse d'être cruels seront fort excusables de regretter que ce combat soit sitôt fini on eût vu le bout des matières, ou qu'elles n'ont point de bout.

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Enfin, pour terminer le détail des qualités acquises de Leibnitz, il était théologien, non pas seulement en tant que philosophe ou métaphysicien, mais théologien dans le sens étroit; il entendait les différentes parties de la théologie chrétienne, que les simples philosophes ignorent communément à fond; il avait beaucoup lu et les pères et les scolastiques.

En 1671, année où il donna les deux théories du mouvement abstrait et concret, il répondit aussi à un savant socinien, petitfils de Socin, nommé Wissowatius, qui avait employé contre la trinité la dialectique subtile dont cette secte se pique, et qu'il avait apprise presque avec la langue de sa nourrice. Leibnitz fit voir dans un écrit intitulé: Sacrosancta trinitas per nova inventa logica defensa, que la logique ordinaire a de grandes défectuosités ; qu'en la suivant, son adversaire pouvait avoir eu quelques avantages: mais que si on la réformait,

il les

perdait tous; et que par conséquent la véritable logique était favorable à la foi des orthodoxes.

On était si persuadé de sa capacité en théologie, que, comme on avait proposé vers le commencement de ce siècle un mariage entre un grand prïnce catholique et une princesse luthérienne, il fut appelé aux conférences qui se tinrent sur les moyens de se concilier à l'égard de la religion. Il n'en résulta rien, sinon que Leibnitz admira la fermeté de la princesse.

• Le savant évêque de Salisbury, Burnet, ayant eu sur la réunion de l'église anglicane avec la luthérienne, des vues qui avaient été fort goûtées par des théologiens de la confession d'Augsbourg, Leibnitz fit voir que cet évêque, tout habile qu'il était, n'avait pas tout-à-fait bien pris le nœud de cette controverse, et l'on prétend que l'évêque en convint. On sait assez, qu'il s'agit là des dernières finesses de l'art, et qu'il faut être véritablement théologien, même pour s'y méprendre.

Il parut ici en 1692 un livre intitulé: De la tolérance des religions. Leibnitz la soutenait contre feu Pelisson, devenu avec succès théologien et controversiste. Ils disputaient par lettres, et avec une politesse exemplaire. Le caractère naturel de Leibnitz le portait à cette tolérance, que les esprits doux souhaiteraient d'établir; mais dont, après cela, ils auraient assez de peine à marquer les bornes, et à prévenir les mauvais effets. Malgré la grande estime qu'on avait pour lui, on imprima tous ses raisonnemens avec privilége, tant on se fiait aux réponses de Pelisson.

Le plus grand ouvrage de Leibnitz, qui se rapporte à la théologie, est sa Théodicée, imprimée en 1710. On connaît assez les difficultés que Bayle avait proposées sur l'origine du mal, soit physique, soit moral. Leibnitz qui craignit l'impression qu'elles pouvaient faire sur quantité d'esprits, entreprit d'y répondre.

Il commence par mettre dans le ciel Bayle, qui était mort. Celui dont il voulait détruire les dangereux raisonnemens il lui applique ces vers de Virgile :

Candidus insueti miratur limen olympi,

Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis.

Il dit que Bayle voit présentement le vrai dans sa source; charité rare parmi les théologiens, à qui il est fort familier de damner leurs adversaires.

Voici le gros du système. Dieu voit une infinité de mondes ou univers possibles, qui tous prétendent à l'existence. Celui en qui la combinaison du bien métaphysique, physique et

moral, avec les maux opposés, fait un meilleur, semblable aux plus grands géométriques, est préféré : de là le mal quelconque permis, et non pas voulu. Dans cet univers, qui a mérité la préférence, sont comprises les douleurs et les mauvaises actions des hommes; mais dans le moindre nombre, et avec les suites les plus avantageuses qu'il soit possible.

Cela se fait encore mieux sentir par une idée philosophique, théologique et poétique tout ensemble. Il y a un dialogue de Laurent Valla, où cet auteur feint que Sextus, fils de Tarquinle-Superbe, va consulter Apollon à Delphes sur sa destinée. Apollon lui prédit qu'il violera Lucrèce.

Sextus se plaint de la prédiction. Apollon répond que ce n'est pas sa faute, qu'il n'est que devin ; que Jupiter a tout réglé ; et que c'est à lui qu'il faut se plaindre. Lå finit le dialogue, où l'on voit que Valla sauve la prescience de Dieu aux dépens de sa bonté mais ce n'est pas là comme Leibnitz l'entend; il continue, selon son système, la fiction de Valla. Sextus và à Dodone se plaindre à Jupiter du crime auquel il est destiné. Jupiter lui répond qu'il n'a qu'à ne point aller à Rome: mais Sextus déclare nettement qu'il ne peut renoncer à l'espérance d'être roi, et s'en va. Après son départ le grand-prêtre Théodore demande à Jupiter pourquoi il n'a pas donné une autre volonté à Sextus. Jupiter envoie Théodore à Athènes consulter Minerve. Elle lui montre le palais des destinées, où sont les tableaux de tous les univers possibles, depuis le pire jusqu'au meilleur. Théodore voit dans le meilleur le crime de Sextus, d'où naît la liberté de Rome, un gouvernement fécond en vertus; un empire utile à une grande partie du genre humain, etc. Théodore n'a plus rien à dire.

La Théodicée seule suffirait pour représenter Leibnitz. Une lecture immense, des anecdotes curieuses sur les livres ou les pérsonnes, beaucoup d'équité et même de faveur pour tous les auteurs cités, fût-ce en les combattant, des vues sublimes et lumineuses, des raisonnemens au fond desquels on sent toujours l'esprit géométrique, un style où la force domine, et où cependant sont admis les agrémens d'une imagination heureuse. Nous devrions présentement avoir épuisé Leibnitz; il ne l'est pourtant pas encore, non parce que nous avons passé sous silence un très-grand nombre de choses particulières qui auraient peutêtre suffi pour l'éloge d'un autre, mais parce qu'il en reste une d'un genre tout différent : c'est le projet qu'il avait langue philosophique et universelle. Wilkins, évêque de Chester, et Dalgarme, y avaient travaillé : mais dès le temps qu'il était en Angleterre, il avait dit à Boyle et d'Oldenbourg, qu'il ne croyait pas que ces grands hommes eussent encore frappé au but.

conçu

d'une

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