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lière et contraire à celle de Descartes. Il croyait que les causes finales pouvaient quelquefois être employées; par exemple, que le rapport des sinus d'incidence et de réfraction était constant, parce que Dieu voulait qu'un rayon qui doit se détourner, allât d'un point à un autre par deux chemins, qui, pris ensemble, lui fissent employer moins de temps que tous les autres chemins possibles; ce qui est plus conforme à la souveraine sagesse. La puissance de Dieu a fait tout ce qui peut être de plus grand, et sa sagesse tout ce qui peut être de mieux ou de meilleur. L'univers n'est que le résultat total, la combinaison perpétuelle, le mélange intime de ce plus grand et de ce meil-' leur, et on ne peut le connaître qu'en connaissant les deux ensemble. Cette idée, qui est certainement grande et noble, et digne de l'objet, demanderait dans l'application une extrême dextérité, et des ménagemens infinis. Ce qui appartient à la sagesse du créateur, semble être encore plus au-dessus de notre faible portée, que ce qui appartient à sa puissance.

Il serait inutile de dire que Leibnitz était un mathématicien du premier ordre; c'est par-là qu'il est le plus généralement connu. Son nom est à la tête des plus sublimes problêmes qui aient été résolus de nos jours, et il est mêlé dans tout ce que la géométrie moderne a fait de plus grand, de plus difficile et de plus important. Les actes de Leipsick, les journaux des savans, nos histoires sont pleines de lui en tant que géomètre. Il n'a publié aucun corps d'ouvrage de mathématique; mais seulement quantité de morceaux détachés, dont il aurait fait des livres s'il avait voulu, et dont l'esprit et les vues ont servi à beaucoup de livres. Il disait qu'il aimait à voir croître dans les jardins d'autrui des plantes dont il avait fourni les graines. Ces graines sont souvent plus à estimer que les plantes mêmes : l'art de découvrir en mathématique est plus précieux que la plupart des choses qu'on découvre.

L'histoire du calcul différentiel ou des infiniment petits, suffira pour faire voir quel était son génie. On sait que cetté découverte porte nos connaissances jusque dans l'infini, et presque au-delà des bornes prescrites à l'esprit humain, du moins infiniment au-delà de celles où était renfermée l'ancienne géométrie. C'est une science toute nouvelle née de nos jours, très-étendue, trèssubtile et très-sûre. En 1684, Leibnitz donna dans les actes de Leipsick les règles du calcul différentiel; mais il en cacha les démonstrations. Les illustres frères Bernoulli les trouvèrent, quoique fort difficiles à découvrir, et s'exercèrent dans ce calcul avec un succès surprenant. Les solutions les plus élevées, les plus hardies et les plus inespérées, naissaient sous leurs pas.

En 1687, parut l'admirable livre de Newton, des principes mathématiques de la philosophie naturelle, qui était presque entièrement fondé sur ce même calcul; de sorte que l'on crut communément que Leibnitz et lui l'avaient trouvé, chacun de leur côté, par la conformité de leurs grandes humières.

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Ce qui aidait encore à cette opinion, c'est qu'ils ne se rencontraient que sur le fond des choses; ils leur donnaient des noms différens, et se servaient de différens caractères dans leur calcul. Ce que Newton appelait fluxions, Leibnitz l'appelait différences; et le caractère par lequel Leibnitz marquait l'infiniment petit, était beaucoup plus commode et d'un plus grand usage que celui de Newton. Aussi ce nouveau calcul ayant été avidement reçu par toutes les nations savantes, les noms et les caractères de Leibnitz ont prévalu partout, hormis en Angle . terre. Cela même faisait quelque effet en faveur de Leibnitz, et eût accoutumé insensiblement les géomètres à le regarder comme seul ou principal inventeur.

Cependant ces deux grands hommes, sans se rien disputer, jouissaient du glorieux spectacle des progrès qu'on leur devait: mais cette paix fut enfin troublée. En 1699, Fatio ayant dit dans son écrit sur la ligne de la plus courte descente, qu'il était obligé de reconnaître Newton pour le premier inventeur du calcul différentiel, et de plusieurs années le premier ; et qu'il laissait à juger si Leibnitz, second inventeur, avait pris quelque chose de lui: cette distinction si nette de premier et de second inventeur, et ce soupçon qu'on insinuait, excitèrent une contestation entre Leibnitz, soutenu des journalistes de Leipsick, et les géomètres anglais déclarés pour Newton, qui ne paraissait point sur la scène. Sa gloire était devenue celle de la nation, et ses partisans n'étaient que de bons citoyens qu'il n'avait pas besoin d'animer. Les écrits se sont succédés lentement de part et d'autre, peut-être à cause de l'éloignement des lieux : mais la contestation ne laissait pas de s'échauffer toujours; et enfin elle vint au point qu'en 1711 Leibnitz se plaignit à la société royale de ce que Keill l'accusait d'avoir donné sous d'autres noms et d'autres caractères le calcul des fluxions inventé par Newton. Il soutenait que personne ne savait mieux que Newton qu'il ne lui avait rien dérobé ; et il demandait que Keill désavouât publiquement le mauvais sens que pouvaient avoir ses paroles.

La société établie juge du procès, nomma des commissaires pour examiner toutes les anciennes lettres des savans mathématiciens que l'on pouvait retrouver, et qui regardaient cette matière. Il y en avait des deux partis. Après cet examen, commissaires trouvèrent qu'il ne paraissait pas que Leibnitz

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eût rien connu du calcul différentiel ou des infiniment petits, avant une lettre de Newton écrite en 1672, qui lui avait été envoyée à Paris, et où la méthode des fluxions était assez expliquée pour donner toutes les ouvertures nécessaires à un homme aussi intelligent; que même Newton avait inventé sa méthode avant 1669, et par conséquent quinze ans avant que Leibnitz n'eût rien donné sur ce sujet dans les actes de Leipsick : et de là ils concluaient que Keill n'avait nullement calomnié Leibnitz.

La société a fait imprimer ce jugement avec toutes les pièces qui y appartenaient sous le titre de commercium epistolicum de analysi promota, 1712. On l'a distribué par toute l'Europe; et rien ne fait plus d'honneur au système des infiniment petits, que cette jalousie de s'en assurer la découverte, dont toute une nation si savante est possédée; car, encore une fois, Newton n'a point paru, soit qu'il se soit reposé de sa gloire sur des compatriotes assez vifs, soit comme on le peut croire d'un aussi grand homme, qu'il soit supérieur à cette gloire même.

Leibnitz ou ses amis n'ont pas pu avoir la même indifférence; il était accusé d'un vol, et tout le commercium epistolicum, ou le dit nettement, ou l'insinue. Il est vrai que ce vol ne peut avoir été que très-subtil, et qu'il ne faudrait pas d'autre preuve d'un grand génie que de l'avoir fait : mais enfin il faut mieux ne l'avoir pas fait, et par rapport au génie, et par rapport aux

mœurs.

Après que le jugement d'Angleterre fut public, il parut un écrit d'une seule feuille volante, du 29 juillet 1713. Il est pour Leibnitz, qui étant alors à Vienne, ignorait ce qui se passait. Il est très-vif, et soutient hardiment que le calcul des fluxions 'a point précédé celui des différences, et insinue même qu'il pourrait en être né.

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Le détail des preuves de part et d'autre serait trop long, et ne pourrait même être entendu sans un commentaire infiniment plus long, qui entrerait dans la plus profonde géométrie.

Leibnitz avait commencé à travailler à un commercium mathematicum, qu'il devait opposer à celui d'Angleterre. Ainsi, quoique la société royale puisse avoir bien jugé sur les pièces qu'elle avait, elle ne les avait donc pas toutes; et jusqu'à ce qu'on ait vu celles de Leibnitz, l'équité veut que l'on suspende son jugement.

En général, il faut des preuves d'une extrême évidence pour convaincre un homme tel que lui d'être plagiaire le moins du monde; car c'est là toute la question. Newton est certainement inventeur, et sa gloire est en sûreté.

Les gens riches ne dérobent pas; et combien Leibnitz l'était-il ?

Il a blámé Descartes de n'avoir fait honneur ni à Kepler de la cause de la pesanteur tirée des forces centrifuges, et de la découverte de l'égalité des angles d'incidence et de réflexion, ni à Snellius du rapport constant des sinus des angles d'incidence et de réfraction: petits artifices, dit-il, qui lui ont fait perdre beaucoup de véritable gloire auprès de ceux qui s'y connaissent. Aurait-il négligé cette gloire qu'il connaissait si bien? Il n'avait qu'à dire d'abord ce qu'il devait à Newton; il lui en restait encore une fort grande sur le fond du sujet, et il y gagnait de plus celle de l'aveu.

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Ce que nous supposons qu'il eût fait dans cette occasion, il l'a fait dans une autre. L'un des Bernoulli ayant voulu conjecturer quelle était l'histoire de ses méditations mathématiques, il l'expose naïvement dans le mois de septembre 1691 des actes de Leipsick. Il dit qu'il était encore entièrement neuf dans la profonde géométrie étant à Paris en 1672; qu'il y connut l'illustre Huyghens, qui était, après Galilée et Descartes, celui à qui il devait le plus en ces matières; que la lecture de son livre de horologio oscillatorio, jointe à celle des ouvrages de Pascal et de Grégoire de Saint-Vincent, lui ouvrit tout d'un coup l'esprit, et lui donna des vues qui l'étonnèrent lui-même, tous ceux qui savaient combien il était encore neuf; qu'aussitôt il s'offrit à lui un grand nombre de théorêmes, qui n'étaient que des corollaires d'une méthode nouvelle, et dont il trouva depuis une partie dans les ouvrages de Grégory, de Barrou, et de quelques autres; qu'enfin il avait pénétré jusqu'à des sources plus éloignées et plus fécondes, et avait soumis à l'analyse ce qui ne l'avait jamais été. C'est son calcul dont il parle. Pourquoi dans cette histoire, qui paraît si sincère et si exempte de vanité, n'aurait-il pas donné place à Newton? Il est plus naturel de croire que ce qu'il pouvait avoir vu de lui en 1672, il ne l'avait pas entendu aussi finement qu'il en est accusé, puisqu'il n'était pas encore grand géomètre.

Dans la théorie du mouvement abstrait qu'il dédia à l'académie en 1671, et avant que d'avoir encore rien vu de Newton, il pose déjà des infiniment petits plus grands les uns que les autres. C'est là une des clefs du système ; et ce principe ne pouvait guère demeurer stérile entre ses mains.

Quand le calcul de Leibnitz parut en 1684, il ne fut point réclamé. Newton ne le revendiqua point dans son beau livre, qui parut en 1687. Il est vrai qu'il a la générosité de ne le revendiquer pas non plus à présent : mais ses amis, plus zélés que lui pour ses intérêts, auraient pu agir en sa place, comme ils agissent aujourd'hui, Dans tous les actes de Leipsick, Leib

nitz est en une possession paisible et non interrompue de l'in vention du calcul différentiel. Il y déclare même que les Bernoulli l'avaient si heureusement cultivé, qu'il leur appartenait autant qu'à lui. C'est là un acte de propriété, et en quelque sorte de souveraineté.

On ne sent aucune jalousie dans Leibnitz. Il excite tout le monde à travailler; il se fait des concurrens, s'il peut; il ne donne point de ces louanges bassement circonspectes, qui craignent d'en trop dire; il se plaît au mérite d'autrui : tout cela n'est pas d'un plagiaire. Il n'a jamais été soupçonné de l'être en aucune autre occasion; il se serait donc démenti cette seule fois, et aurait imité le héros de Machiavel, qui est exactement vertueux jusqu'à ce qu'il s'agisse d'une couronne. La beauté du système des infiniment petits justifie cette comparaison.

Enfin, il s'en est remis avec une grande confiance au témoignage de Newton, et au jugement de la société royale. L'aurait-il osé?

Ce ne sont là que de simples présomptions, qui devront toujours céder à de véritables preuves. Il n'appartient pas à un historien de décider, et encore moins à moi. Atticus se serait bien gardé de prendre parti entre ce César et ce Pompée.

Il ne faut pas dissimuler ici une chose assez singulière. Si Leibnitz n'est pas de son côté, aussi-bien que Newton, l'inventeur du système des infiniment petits, il s'en faut infiniment peu. Il a connu cette infinité d'ordres d'infiniment petits toujours infiniment plus petits les uns que les autres, et cela dans la rigueur géométrique ; et les plus grands géomètres ont adopté cette idée dans toute cette rigueur. Il semble cependant qu'il en ait ensuite été effrayé lui-même, et qu'il ait cru que ces différens ordres d'infiniment petits n'étaient que des grandeurs incomparables, à cause de leur extrême inégalité, comme le seraient un grain de sable et le globe de la terre, la terre et la sphère qui comprend les planètes, etc. Or, ce ne serait là qu'une grande inégalité, mais non pas infinie, telle qu'on l'établit dans ce système. Aussi ceux mêmes qui l'ont pris de lui, n'ont-ils pas pris cet adoucissement qui gâterait tout. Un architecte a fait un bâtiment si hardi, qu'il n'ose lui-même y loger; et il se trouve des gens qui se fient plus que lui à sa solidité, qui y logent sans crainte, et, qui plus est, sans accident. Mais peut-être l'adoucissement n'était-il qu'une condescendance pour ceux dont l'imagination se serait révoltée. `S'il faut tempérer la vérité en géométrie, que sera-ce en d'autres matières ?

Il avait entrepris un grand ouvrage de la science de l'infini.

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