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mémoire, aux différens peuples qui se sont succédés les uns aux autres dans ces pays; et traitait de leurs langues et du mélange de ces langues autant qu'on en peut juger par les étymologies, seuls monumens en ces matières. Ensuite les origines de Brunswick commençaient à Charlemagne en 769, et se continuaient par les empereurs descendus de lui, et par cinq empereurs de la maison de Brunswick, Henri I l'oiseleur, les trois Othon, et Henri II, où elles finissaient en 1025. Cet espace de temps comprenait les antiquités de la Saxe par la maison de Witikind, celles de la haute Allemagne par la maison de Guelfe, celles de la Lombardie par la maison des ducs et marquis de Toscane et de Ligurie. De tous ces anciens princes sont sortis ceux de Brunswick. Après ces origines venait la généalogie de la maison de Guelfe ou de Brunswick, avec une courte mais exacte histoire jusqu'au temps présent. Cette généalogie était accompagnée de celle des autres grandes maisons; de la maison Gibeline, d'Autriche ancienne et nouvelle, de Bavière, etc. Leibnitz avançait, et il était trop savant pour être présomptueux, que jusqu'à présent on n'avait rien vu de pareil sur l'histoire du moyen âge; qu'il avait porté une lumière toute nouvelle dans ces siècles couverts d'une obscurité effrayante, et réformé un grand nombre d'erreurs, ou levé beaucoup d'incertitudes. Par exemple, cette papesse Jeanne, établie d'abord par quelques-uns, détruite par d'autres, rétablie, il la détruisait pour jamais, et il trouvait que cette fable ne pouvait s'être soutenue qu'à la faveur des ténèbres de la chronologie qu'il dissipait.

ensuite

Dans le cours de ses recherches, il prétendit avoir découvert la véritable origine des Français, et en publia une dissertation en 1716. L'illustre P. de Tournemine, jésuite, attaqua son sentiment, et en soutint un autre avec toute l'érudition qu'il fallait pour combattre un adversaire aussi savant, et avec toute cette hardiesse qu'un grand adversaire approuve. Nous n'entrerons point dans cette question: elle était même assez indifférente, selon la réflexion polie du P. de Tournemine; puisque, de quelque façon que ce fût, les Français étaient compatriotes de Leibnitz.

Leibnitz était grand jurisconsulte. Il était né dans le sein de ła jurisprudence, et cette science est plus cultivée en Allemagne qu'en aucun autre pays. Ses premières études furent principalement tournées de ce côté-là; la vigueur naissante de son esprit y fut employée. A l'âge de 20 ans, il voulut se faire passer docteur en droit à Leipsick; mais le doyen de la faculté, poussé par sa femme, le refusa, sous prétexte de sa jeunesse. Cette même jeunesse lui avait peut-être attiré la mauvaise humeur de la

femme du doyen. Quoi qu'il en soit, il fut vengé de sa patrie par l'applaudissement général avec lequel il fut reçu docteur la même année à Altorf dans le territoire de Nuremberg. La thèse qu'il soutint était de casibus perplexis in jure. Elle fut imprimée dans la suite avec deux autres petits traités de lui: Specimen encyclopedia in jure, seu questiones philosophic ameniores ex jure collectæ, et specimen certitudinis seu demonstrationum in jure exhibitum in doctrinâ conditionum. Il savait déjà rapprocher les différentes sciences, et tirer des lignes de communication des

unes aux autres.

A l'âge de 22 ans, qui est l'époque que nous avons déjà marquée pour le livre de George Vlicovius, il dédia à l'électeur de Mayence Jean-Philippe de Schomborn, une nouvelle méthode d'apprendre et d'enseigner la jurisprudence. Il y ajoutait une liste de ce qui manque encore au droit, catalogum desideratorum in jure, et promettait d'y suppléer. Dans la même année il donna son projet pour réformer tout le corps du droit, corporis juris reconcinnandi ratio. Les différentes matières du droit sont effectivement dans une grande confusion; mais sa tête, en les recevant, les avait arrangées; elles s'étaient refondues dans cet excellent moule, et elles auraient beaucoup gagné à reparaître sous la forme qu'elles y avaient prise.

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Quand il donna les deux volumes de son codex diplomaticus, il ne manqua pas de remonter aux premiers principes du droit naturel et du droit des gens. Le point de vue où il se plaçait était. toujours fort élevé, et de là il découvrait toujours un grand pays, dont il voyait tout le détail d'un coup-d'œil. Cette théorie de jurisprudence, quoique fort courte, était si étendue, que la question du Quiétisme, alors fort agitée en France, s'y trouvait naturellement dès l'entrée, et la décision de Leibnitz fut conforme à celle du pape.

Nous voici enfin arrivés à la partie de son mérite, qui intéresse le plus cette compagnie. Il était excellent philosophe et mathématicien. Tout ce que renferment ces deux mots, il l'était.

Quand il eut été reçu docteur en droit à Altorf, il alla à Nuremberg pour y voir des savans. Il apprit qu'il y avait dans cette ville une société fort cachée de gens qui travaillaient en chymie, et cherchaient la pierre philosophale. Aussitôt le voilà possédé du désir de profiter de cette occasion pour devenir chymiste : mais la difficulté était d'être initié dans les mystères. Il prit des livres de chymie, en rassembla les expressions les plus obscures, et qu'il entendait le moins, en composa une lettre inintelligible pour lui-même, et l'adressa au directeur de la société secrète, demandant à y être admis sur les preuves qu'il donnait de son

grand savoir: On ne douta point que l'auteur de la lettre ne fût un Adepte, ou à peu près. Il fut reçu avec honneur dans le laboratoire, et prié d'y faire les fonctions de secrétaire; on lui offrit même une pension. Il s'instruisit beaucoup avec eux, pendant qu'ils croyaient s'instruire avec lui: apparemment il leur donnait pour des connaissances acquises par un long travail, les vues que son génie naturel lui fournissait; et enfin il paraît hors de doute que quand ils l'auraient reconnu, ils ne l'auraient pas

chassé.

En 1670, Leibnitz, âgé de 24 ans, se déclara publiquement philosophe dans un livre, dont voici l'histoire.

Marius Nizolius, de Bersello, dans l'état de Modène, publia en 1553 un traité de veris principiis et verá ratione philosophandi contra pseudophilosophos. Les faux philosophes étaient tous les scolastiques passés et présens, et Nizolius s'élevait avec la dernière hardiesse contre leurs idées monstrueuses et leur langage barbare, jusques-là qu'il traitait saint Thomas luimême de borgne entre des aveugles. La longue et constante admiration qu'on a eue pour Aristote ne prouve, disait-il, que la multitude des sots, et la durée de la sottise. La bile de l'auteur était encore animée par quelques contestations particulières avec des aristotéliciens.

Ce livre, qui dans le temps où il parut n'avait pas dû être indifférent, était tombé dans l'oubli, soit parce que l'Italie avait eu intérêt à l'étouffer, et qu'à l'égard des autres pays, ce qu'il avait de vrai n'était que trop clair et trop prouvé ; soit parce qu'effectivement la dose des paroles y est beaucoup trop forte par rapport à celle des choses. Leibnitz jugea à propos de le mettre au jour avec une préface et des notes.

La préface annonce un éditeur et un commentateur d'une espèce fort singulière. Nul respect aveugle pour son auteur, nulles raisons forcées pour en relever le mérite, ou pour en couvrir les défauts. Il le loue, mais seulement par la circonstance du temps où il a écrit, par le courage de son entreprise, par quelques vérités qu'il a aperçues : mais il Ꭹ reconnaît de faux raisonnemens et des vues imparfaites; il le blâme de ses excès et de ses emportemens à l'égard d'Aristote, qui n'est pas coupable des rêveries de ses prétendus disciples, et même à l'égard de saint Thomas, dont la gloire pouvait n'être pas chère à un luthérien. Enfin, il est aisé de s'apercevoir que commentateur doit avoir un mérite fort indépendant de celui de l'auteur original.

si

le

Il paraît aussi qu'il avait lu des philosophes sans nombre. L'histoire des pensées des hommes, certainement curieuse par

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le spectacle d'une variété infinie, est aussi quelquefois instructive. Elle peut donner de certaines idées détournées du chemin ordinaire, que le plus grand esprit n'aurait pas produites de son fonds: elle fournit des matériaux de pensées; elle fait connaître les principaux écueils de la raison humaine, marque les routes les plus sûres, et ce qui est le plus considérable; elle apprend aux plus grands génies, qu'ils ont eu des pareils, et que leurs pareils se sont trompés. Un solitaire peut s'estimer davantage que ne fera celui qui vit avec les autres, et qui s'y compare.

Leibnitz avait tiré ce fruit de sa grande lecture: il en avait l'esprit plus exercé à recevoir toutes sortes d'idées, plus susceptible de toutes les formes, plus accessible à ce qui lui était nouveau, et même opposé; plus indulgent pour la faiblesse humaine, plus disposé aux interprétations favorables, et plus industrieux à les trouver. Il donna une preuve de ce caractère dans une lettre, de Aristotele recentioribus reconciliabili, qu'il imprima avec le Nizolius. Là, il ose parler avantageusement d'Aristote; quoique ce fût une mode assez générale que de le décrier, et presque un titre d'esprit. Il va même jusqu'à dire qu'il approuve plus de choses dans ses ouvrages que dans ceux de Descartes.

Ce n'est pas qu'il ne regardât la philosophie corpusculaire ou mécanique comme la seule légitime, mais on n'est pas cartésien pour cela; et il prétendait que le véritable Aristote, et non pas celui des scolastiques, n'avait pas connu d'autre philosophie. C'est par-là qu'il fait la réconciliation. Il ne le justifie que sur les principes généraux, l'essence de la matière, le mouvement, etc. Mais il ne touche point à tout le détail immense de la physique, sur quoi il semble que les modernes seraient bien généreux, s'ils voulaient se mettre en communauté de biens avec Aristote.

Dans l'année qui suivit celle de l'édition du Nizolius, c'està-dire en 1671, âgé de 25 ans, il publia deux petits traités de physique, theoria motús abstracti, dédiée à l'académie des sciences; et theoria motûs concreti, dédiée à la société royale de Londres. Il semble qu'il ait craint de faire de la jalousie.

Le premier de ces traités est une théorie très-subtile et presque toute neuve du mouvement en général, le second est une application du premier à tous les phénomènes. Tous deux ensemble font une physique générale complète. Il dit lui-même qu'il croit que son système réunit et concilie tous les autres, supplée à leurs imperfections, étend leurs bornes, éclaircit leurs obscurités ; et que les philosophes n'ont plus qu'à travailler de concert sur ces principes, et à descendre dans des explications plus particulières qu'ils porteront dans le trésor d'une solide

philosophie. Il est vrai que ses idées sont simples, étendues, vastes. Elles partent d'abord d'une grande universalité, qui en est comme le tronc, et ensuite se divisent, se subdivisent, et, pour ainsi dire, se ramifient presque à l'infini, avec un agrément inexprimable pour l'esprit, et qui aide à la persuasion. C'est ainsi que la nature pourrait avoir pensé.

Dans ces deux ouvrages, il admettait du vide, et regardait la matière comme une simple étendue absolument indifférente au mouvement et au repos. Il a depuis changé de sentiment sur ces deux points. A l'égard du dernier, il était venu à croire que pour découvrir l'essence de la matière, il fallait aller audelà de l'étendue, et y concevoir une certaine force qui n'est plus une simple grandeur géométrique. C'est la fameuse et obscure entéléchie d'Aristote, dont les scolastiques ont fait les formes substantielles, et toute substance a une force selon sa nature. Celle de la matière est double; une tendance naturelle au mouvement, et une résistance au mouvement, imprimé d'ailleurs. Un corps peut paraître en repos, parce que l'effort qu'il fait pour se mouvoir est réprimé ou contrebalancé par les corps environnans mais il n'est jamais réellement ou absolu ment en repos, parce qu'il n'est jamais sans cet effort pour se mouvoir.

Descartes avait vu très-ingénieusement que, malgré les chocs innombrables des corps, et les distributions inégales de mouvement qui se font sans cesse des uns aux autres, il devait y avoir au fond de tout cela quelque chose d'égal, de constant, de perpétuel; et il a cru que c'était la quantité de mouvement, dont la mesure est le produit de la masse par la vitesse. Au lieu de cette quantité de mouvement, Leibnitz mettait la force, dont la mesure est le produit de la masse par les hauteurs auxquelles cette force peut élever un corps pesant: or, ces hauteurs sont comme les carrés des vitesses. Sur ce principe, il prétendait établir une nouvelle dymatique, ou science des forces; et il soutenait que de celui de Descartes s'ensuivait la possibilité du mouvement perpétuel artificiel, ou d'un effet plus grand que sa cause; conséquence qui ne peut se digérer ni en mécanique, ni en métaphysique.

Il fut fort attaqué par les cartésiens, surtout par l'abbé Catelan et Papin. Il répondit avec vigueur : cependant il ne paraît pas que son sentiment ait prévalu; la matière est demeurée sans force, du moins active, et l'entéléchie sans application et sans usage. Si Leibnitz ne l'a pas rétablie, il n'y a guère d'apparence qu'elle se relève jamais.

Il avait encore sur la physique générale une pensée particu

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