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pas ici. Des que le calcul différentiel eut parú, Bernoulli, fe marquis de l'Hôpital, Varignon, tous les grands géomètres entrèrent avec ardeur dans les routes qui venaient d'être ouvertes, et y marchèrent à pas de géant. L'infini éleva tout à une sublimité, et en même temps amena tout à une facilité, dont on n'eût pas osé auparavant concevoir l'espérance; et c'est là l'époque d'une révolution presque totale arrivée dans la géométrie.

Cette révolution, quelque heureuse qu'elle fût, a pourtant été accompagnée de quelques troubles. Il y a eu un géomètre, qui, voulant bien recevoir les infiniment petits du premier ordre, rejetait absolument ceux du second, et de tous les ordres inférieurs, toujours infiniment plus petits les uns que les autres.

Dans l'académie même des sciences, il s'est élevé quelques contestations sur ce système, et nous n'en avons pas caché l'histoire au public.

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Il y a plus Leibnitz, comme nous l'avons avoué dans son éloge, paraît avoir un peu chancelé. Il semble qu'il se fût relâ→ ché jusqu'au point de réduire les infinis de différens ordres à n'être que des incomparables, dans le sens qu'un grain de sable serait incomparable au globe de la terre, ou ce globe à un globe dont la distance du Soleil à Sirius serait le rayon, ce qui ruinerait l'exactitude géométrique des calculs; et de quel poids ne doit pas être l'autorité de l'inventeur contre l'invention ?

Malgré tout cela, l'infini a triomphé, et s'est emparé de toutes les hautes spéculations des géomètres. Les infinis ou infiniment petits de tous les ordres sont aujourd'hui également établis ; il n'y a plus deux partis dans l'académie; et si Leibnitz a chancelé on se fie plus aux lumières qu'on tient de lui, qu'à son autorité même.

Il faut convenir cependant que toute cette matière est environnée de ténèbres assez épaisses; et de là vient que quelquesuns de ceux qui embrassent les idées de l'infini, ne les prennent pourtant que pour des idées de pure supposition sans réalité, dont on ne se sert que pour arriver à des solutions difficiles, qu'on abandonne dès qu'on y est arrivé, et qui ressemblent à des échafaudages qu'on abat aussitôt que l'édifice est construit. C'est là une façon de penser mitigée, qui rassure un peu contre la frayeur que l'infini cause toujours.

Pour dissiper cette frayeur, du moins en partie, je puis faire souvenir les géomètres d'un infini qu'ils reçoivent tous sans exception; d'où s'ensuivent nécessairement toutes les idées du système moderne, et cela sans aucune des restrictions, sans aucun des adoucissemens qu'on peut imaginer.

Tous les géomètres, anciens et modernes, conviennent que

et

l'espace asymptotique de l'hyperbole est infini, et ils emploient tous ce même terme. Que veulent-ils qu'il signifie ? Certainement ils n'entendent pas que cet espace est étendu à l'infini; car ils démontrent que d'autres espaces asymptotiques pareillement étendus à l'infini, ne sont que finis; et il est à remarquer que lorsqu'ils démontrent que ces derniers espaces ne sont que finis, ils n'en peuvent le plus souvent déterminer la grandeur finie, que pour cela ils ne les traitent pas même d'indéfinis. Il faut donc que l'espace hyperbolique soit infini, parce qu'il est plus grand que tout espace fini, quel qu'il soit; plus grand, par exemple, , que l'aire d'un cercle dont le Soleil serait le centre, et le demi-diamètre la distance du Soleil à Saturné ou à l'étoile de Sirius, etc. Assurément cette vérité démontrée en cent facons et reconnue de tout le monde, est bien contraire à ce qu'on jugerait par les sens, en voyant une hyperbole tracée sur le papier, où il semble qu'au bout d'un très-petit espace elle se confond déjà avec son asymptote.

L'espace hyperbolique est aussi réellement infini, ou plus grand que tout espace fini, qu'un espace parabolique déterminé est les deux tiers de son parallelogramme circonscrit; où serait la différence de ces deux manières d'être ? Il serait trop puéril de dire que l'un de ces espaces peut être actuellement tracé, et que l'autre ne le peut. La géométrie est toute intellectuelle, indépendante de la description actuelle, et de l'existence des figures dont elle découvre les propriétés. Tout ce qu'elle conçoit nécessaire est réel de la réalité qu'elle suppose dans son objet. L'infini qu'elle démontre est donc aussi réel que le fini, et l'idée qu'elle en a n'est point, plus que toutes les autres, une idée de supposition, qui ne soit que commode, et qui doive disparaître des qu'on en a fait usage.

Si l'on conçoit l'espace hyperbolique divisé en parties finies égales, chacune pourra être prise pour l'unité; il y en aura un nombre infini, et leur nombre sera égal à cet infini, qui est l'espace. Or, une somme quelconque de nombres quelconques ne peut être qu'un nombre : l'infini est donc nombre, et doit être traité comme tel; ce qui prouve encore sa réalité, puisqu'il a toute celle des nombres.

Le parallelogramme circonscrit à l'espace asymptotique hyperbolique, c'est-à-dire, le pallélogramme dont un des côtés sera la première et plus grande ordonnée de l'hyperbole, et l'autre l'asymptote ou axe infini, sera visiblement plus grand et beaucoup plus grand que l'espace asymptotique. Voilà donc un infini plus grand qu'un autre, et cet infini je le puis doubler, tripler, etc., en concevant la première ordonnée de l'hyperbole deux fois, trois

fois, etc. plus grande : les infinis peuvent donc avoir entre eux les rapports des nombres.

Si enfin je conçois que la première ordonnée de l'hyperbole soit devenue égale à l'asymptote, le parallelogramme circonscrit est un carré infiniment plus grand que l'espace asymptotique infini, ce qui fait voir et la nécessité et la réalité des différens ordres d'infini; car dès qu'on en tient deux, on voit assez qu'il n'y a plus de bornes.

Ces différens ordres, dont l'ordre du fini est le premier et le plus bas, sont véritablement incomparables; c'est-à-dire, qu'une grandeur de l'un n'est rien par rapport à une grandeur de l'ordre supérieur, non dans le sens qu'un grain de sable ne serait rien par rapport à un globe dont la distance du Soleil à Sirius serait le rayon, mais dans un sens infiniment plus rigoureux; car ce grain de sable et ce globe sont du même ordre, puisque ce globe n'est certainement pas infini, ou plus grand que toute grandeur finie.

Je ne vois pas qu'on puisse rompre en aucun endroit cette chaîne de conséquences qui naissent si simplement et si naturellement de la propriété incontestable de l'espace hyperbolique; elles naîtraient de même de plusieurs autres vérités démontrées en géométrie et par conséquent ne pas recevoir l'infini tel qu'on vient de le représenter, et avec toutes ses suites nécessaires, c'est rejeter des démonstrations géométriques; et qui en rejète une, les doit rejeter toutes.

Mais si la certitude est entière, il semble que l'évidence ne le soit pas; par exemple, un infini moindre qu'un autre a beau être démontré, il paraît toujours enfermer une contradiction. Cet infini moindre est nécessairement limité par rapport au plus grand, et dès qu'il est limité, il n'est plus infini; mais il faut prendre garde que cette contradiction apparente vient de l'idée d'un autre infini que celui qu'on a posé.

la

Nous avons naturellement une certaine idée de l'infini, comme d'une grandeur sans bornes en tout sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n'y a rien. On peut appeler cet infini métaphysique; mais l'infini géométrique, c'est-à-dire, celui que géométrie considère, et dont elle a besoin dans ses recherches, est fort différent; c'est seulement une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais non pas plus grande que toute grandeur. Il est visible que cette définition permet qu'il y ait des infinis plus petits ou plus grands que d'autres infinis, et que celle de l'infini métaphysique ne le permettrait pas. On n'est donc pas en droit de tirer de l'infini métaphysique des objections contre le géométrique, qui n'est comptable que de ce qu'il renferme

dans son idée, et nullement de ce qui n'appartient qu'à l'autre. Je puis dire encore plus : l'infini métaphysique ne peut s'appliquer ni aux nombres, ni à l'étendue, il y devient un pur être de raison, dont la fausse idée ne sert qu'à nous troubler et à nous égarer.

L'infini géométrique étant bien entendu, ses principes bien inébranlables, les conséquences bien liées, la plupart des recherches un peu élevées ne laissent pas de nous jeter encore dans des abîmes d'une obscurité profonde, ou tout au moins dans des pays où le jour est extrêmement faible. L'asymptotime des courbes toujours fort étonnant, quoique fort ordinaire, les espaces asymptotiques que d'assez légères différences rendent finis, ou infinis, leurs solides que des espaces infinis donnent finis, et que des espaces finis donnent infinis, des sommes de suites infinies, qui, d'infinies qu'elles étaient, deviennent finies par la seule élévation des suites au carré, une infinité d'autres merveilles incompréhensibles par elles-mêmes naissent à chaque moment sous les pas des géomètres, et il semble que la géométrie, qui se pique d'avoir la clarté en partage, devrait être exempte de merveilles. Quelquefois même des méthodes, quoique finies et ingénieuses, ne donnent aucune idée nette. Je n'ai point vu, par exemple, de géomètre qui entendît précisément ce que c'est dans la règle des inflexions et des rebroussemens, qu'une différence seconde devenue égale à l'infini. J'en puis dire autant de la courbure infinie, que l'on démontre telle sans savoir aucunement en quoi elle consiste. Ajouterai-je qu'il semble quelquefois que les géomètres se fassent honneur de leurs conclusions surprenantes, et qu'ils seraient fâchés qu'elles fussent plus vraisemblables? Quoi qu'il en soit, il est arrivé dans la haute géométrie une chose bizarre; la certitude a nui à la clarté. On tient toujours le fil du calcul, guide infaillible : il n'importe où l'on arrive ; il y fallait arriver, quelques ténèbres qu'on y trouve. De plus, la gloire a toujours été attachée aux grandes recherches, aux solutions des problêmes difficiles, et non à l'éclaircissement des idées.

J'ai cru que cet éclaircissement, négligé par les habiles géomètres, pourrait être utile à la géométrie; on n'en marchera pas plus sûrement, mais on verra plus clair autour de soi : avec le fil qu'on avait dans des labyrinthes sombres, on aura un flambeau, dont la lueur ne saurait être si petite, qu'elle ne soit toujours de quelque usage ; et même si cette petite lueur que je présente n'est pas fausse, rien n'empêchera qu'on ne l'augmente beaucoup.

J'avoue qu'on peut me reprocher qu'au lieu d'éclaircir l'infini,

j'y porte une obscurité nouvelle, un paradoxe inoui, qui est exposé dans la section 3, et qui ensuite se retrouve souvent dans tout l'ouvrage; mais si ce paradoxe est vrai, s'il suit nécessairement de la nature de l'infini, je la fais mieux connaître, j'en fais mieux connaître les propriétés, qui, quoiqu'obscures, sont la source de tout ce que le calcul nous donne de plus étonnant; on arrivera aux plus grandes merveilles bien préparé, et sans cette espèce de surprise, qui, dans le fond, n'est point honorable à une vraie science. C'est toujours un degré de lumière, que de voir sûrement à quel principe, fût-il peu connu, tiennent certains effets. Ainsi, quand les physiciens ont demandé comment se fait la génération perpétuelle des plantes et des animaux, qui sont des corps d'une organisation si admirable et si constante, ceux qui ont dit que ces corps sont déjà tout formés de la main du souverain Être dans les graines ou dans les œufs, et qu'ils ne font que se développer, ont apporté dans la physique une connaissance nouvelle et utile, accompagnée qu'elle est de difficultés embarrassantes; elles ne font pas abandonner le principe, et on se contente d'admirer. Je remarquerai, en passant, que, dans cet exemple même, la principale difficulté vient de l'infini.

Ceux qui ont le plus traité l'infini géométrique ne l'ont fait jusqu'à présent qu'avec un reste de timidité, qui les a empêchés de l'approfondir autant qu'ils le pouvaient. Il m'a semblé qu'au point où l'on en était venu, cette timidité n'était plus guère de saison, et que ma témérité serait excusable, si je tâchais d'avancer encore de quelques pas, pourvu que je suivisse exactement les routes déjà ouvertes. Il s'est offert à moi une infinité de nouveaux infinis ignorés et cependant importans; et en général l'infini s'étend beaucoup plus qu'il ne faisait sur toute la géométrie, ne fût-ce que par cette seule raison que c'est lui qui fait les incommensurables, dont le nombre est infiniment plus grand que celui des commensurables. On rapporte qu'il y a dans les Pays-Bas de grandes étendues de terres qui ont été couvertes par la mer, et dont il ne reste que quelques pointes de clochers éparses çà et là, qui sortent de l'eau. C'est ainsi à peu près que l'Océan de l'infini a abîmé tous les nombres et toutes les grandeurs, dont il ne reste que les commensurables que nous puissions connaître parfaitement. Huyghens, qui était du moins autant homme d'esprit que grand géomètre, a dit en quelques endroits de son Cosmothéoros, qu'il soupçonnait que tout notre calcul ne roulait que sur les commencemens des suites des nombres. Wallis a cru aussi que tous nos signes radicaux ne suffiraient pas pour exprimer certains nombres qu'il entrevoyait, plus singuliers et

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