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et quelques philosophes auraient désiré. Ainsi, d'un côté, il décharge l'idée de Dieu de la fausse rigueur que quelques théologiens y attachent; et de l'autre, il la justifie de la véritable rigueur que la religion nous y découvre : et il passe entre les deux écueils d'une théologie trop sévère et désespérante, d'une philosophie trop humaine et trop relâchée. Il finit son livre par prier qu'on ne le juge point sans avoir pris la peine de le lire et de l'entendre; et cette prière renouvelée dans un ouvrage, le dernier de tant d'ouvrages, marque assez combien cette faveur est difficile à obtenir du public.

Jusqu'ici nous n'avons guère représenté le P. Malebranche que comme métaphysicien ou théologien; et en ces deux qualités, il serait étranger à l'académie des sciences, qui passerait témérairement ses bornes en touchant le moins du monde à la théologie, et qui s'abstient totalement de la métaphysique, parce qu'elle paraît trop incertaine et trop contentieuse, ou du moins d'une utilité trop peu sensible. Mais il était aussi grand géomètre et grand physicien; et son savoir en ces matières, répandu avec éclat dans ses principaux ouvrages, lui fit donner une place d'honoraire dans cette compagnie, lorsque le renouvellement s'en fit en 1699. La géométrie et la physique furent même les degrés qui les conduisirent à la métaphysique et à la théologie, et devinrent presque toujours dans la suite ou le fondement, ou l'appui, ou l'ornement de ses plus sublimes spéculations.

En 1712, parut la dernière édition de la recherche de la vérité. Il y a donné une théorie entière des lois du mouvement, sujet sur lequel il avait fort médité, et beaucoup rectifié ses premières pensées, dont il avait reconnu l'erreur: car les hommes se trompent; et les grands hommes reconnaissent qu'ils se sont trompés. Il a de plus ajouté à cette édition un grand morceau de physique tout neuf, qui est le système général de l'univers. C'est celui de Descartes réformé, et cependant fort différent. Il roule sur une idée qui a été très-familière à ce grand inventeur,. et qu'il n'a pas poussée aussi loin qu'il aurait dû. Elle seule, selon le P. Malebranche, rend raison de tout ce qu'il y a de plus général et de plus inconnu dans la physique; de la dureté des corps, leur ressort, de leur pesanteur, de la lumière, de sa propagation instantanée, de ses réflexions et réfractions, de la génération du feu, des couleurs. Il faut bien que cette idée soit une supposition, mais à peine en est-elle une; car elle est copiée d'après une chose incontestable chez les Cartésiens, et que les autres philosophes ne peuvent contester sans tomber dans d'étranges pensées. En un mot, comme l'univers Cartésien est composé d'une infinité de tourbillons presque immenses, dont les étoiles fixes sont les

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centres; qu'ils ne se détruisent point les uns les autres pour en faire un total, mais ajustent leurs mouvemens de manière à pouvoir tourner tous ensemble, et chacun du sens qui convient au tout; que par leurs forces centrifuges ils se compriment sans cesse les uns les autres, mais se compriment également, et se conservent dans l'équilibre où ils se sont mis: de même le P. Malebranche imagine que toute la matière subtile répandue dans un tourbillon particulier, dans le nôtre, par exemple, est divisée en une infinité de tourbillons presque infiniment petits, dont la vitesse est fort grande, et par conséquent la force centrifuge presque infinie, puisqu'elle est le carré de la vitesse divisée par le diamètre du cercle. Voilà un grand fonds de force pour tous les besoins de la physique. Quand les particules grossières sont en repos les unes auprès des autres, et se touchent immédiatement, elles sont comprimées en tous sens par les forces centrifuges des petits tourbillons qui les environnent, et auxquels elle ne résiste par aucune autre force; et de là vient la dureté des corps. Si on les plie de façon que les petits tourbillons contenus dans leurs interstices ne puissent plus s'y mouvoir comme auparavant, ils tendent par leurs forces centrifuges à rétablir ces corps dans leur premier état ; et c'est là le ressort. La lumière est une pression causée par le corps lumineux à toute la sphère des petits tourbillons environnans ; et parce que tout est plein, cette pression se communique en un instant du centre de la sphère jusqu'à sa dernière surface. De plus, comme les pressions du corps lumineux se font par reprise, à cause qu'il est repoussé à chaque instant qu'il pousse, il se fait des vibrations de pression, dont le nombre plus ou moins grand dans un temps déterminé, produit les différentes couleurs; ainsi que le nombre des vibrations de l'air grossier ébranlé par un corps sonore, produit les différens tons. Un petit tourbillon peut recevoir à la fois une infinité de pressions différentes, ce que ne pourrait pas un corps dur ; et par conséquent une infinité de rayons différemment colorés peuvent passer par le même point physique sans se détruire et sans s'altérer. La réfraction vient de l'inégalité des pressions qui agissent sur un rayon, lorsqu'il vient à passer d'un milieu dans un autre. La pesanteur, phénomène si commun, et jusqu'à présent si incompréhensible, suit du même principe: mais l'explication en serait trop longue. Enfin le P. Malebranche regardait ces petits tourbillons comme la clef de toute la physique ; et c'est un grand préjugé en leur faveur, que de pouvoir être mis à tant d'usages.

Le P. Malebranche, quoique d'une mauvaise constitution, avait joui d'une santé égale, non-seulement par le régime que sa piété et son état lui prescrivaient, mais par des attentions parti

lières auxquelles il avait été obligé. Son principal remède, dès qu'il sentait quelque incommodité, était une grande quantité d'eau dont il se lavait abondamment le dedans du corps, persuadé que quand l'hydraulique était chez nous en bon état, tout allait bien. Mais enfin il tomba fort malade en 1715, âgé de soixante-dix-sept ans ; et l'on jugea d'abord qu'il y avait peu à espérer. C'était une défaillance universelle, sans fièvre, sans fluxion, sans obstruction, mais avec de vives douleurs.

Cette maladie lui épargna le chagrin d'entrer dans une contestation qui venait encore le chercher, et troubler son repos. Un nouvel ennemi s'était déclaré, le père du Tertre, jésuite, qui publia cette année une ample réfutation de tout son système. Le P. Malebranche avait passé malgré lui une bonne partie de sa vie les armes à la main, toujours sur la défensive; et il n'y eut que la mort qui le put soustraire à cette fatalité. Il avait eu même à souffrir d'autres contradictions moins éclatantes et plus fâcheuses. On ferait une longue histoire des vérités qui ont été mal reçues chez les hommes, et des mauvais traitemens essuyés par les introducteurs de ces malheureuses étrangères.

Le P. Malebranche. fut malade quatre mois, s'affaiblissant de jour en jour, et se desséchant jusqu'à n'être plus qu'un vrai squelette. Son mal s'accommoda à sa philosophie: le corps qu'il avait tant méprisé, se réduisit presque à rien; et l'esprit, accoutumé à la supériorité, demeura sain et entier. Il n'en faisait usage que pour s'exciter à des sentimens de religion, et quelquefois, par délassement, pour philosopher sur le dépérissement de la machine. Il fut toujours spectateur tranquille de sa longue mort, dont le dernier moment, qui arriva le 13 octobre, fut tel que l'on crut qu'il reposait.

Depuis que la lecture de Descartes l'avait mis sur les bonnes voies, il n'avait étudié que pour s'éclairer l'esprit, et non pour se charger la mémoire; car l'esprit a besoin de lumières, et n'en a jamais trop mais la mémoire est le plus souvent accablée de fardeaux inutiles; aussi ne cherche-t-elle qu'à les secouer. Il avait donc assez peu lu, et cependant beaucoup appris. Il retranchait de ses lectures celles qui ne sont que de pure érudition; un insecte le touchait plus que toute l'histoire grecque ou romaine et en effet un grand génie voit d'un coup-d'œil beaucoup d'histoires dans une seule réflexion d'une certaine espèce. Il méprisait aussi cette espèce de philosophie, qui ne consiste qu'à apprendre les sentimens de différens philosophes. On peut savoir l'histoire des pensées des hommes sans penser. Après cela, on ne sera pas surpris qu'il n'eût jamais pu lire dix vers de suite sans dégoût. Il méditait assidûment, et même avec

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certaines précautions, comme de fermer ses fenêtres. Il avait si bien acquis la pénible habitude de l'attention, que quand on lui proposait quelque chose de difficile, on voyait dans l'instant son esprit se pointer vers l'objet, et le pénétrer. Ses délassemens étaient des divertissemens d'enfant; et c'était par une raison très-digne d'un philosophe, qu'il y recherchait cette puérilité honteuse en apparence; il ne voulait point qu'ils laissassent aucune trace dans son ame: dès qu'ils étaient passés, il ne lui restait rien, que de ne s'être pas toujours appliqué. Il était extrêmement ménager de toutes les forces de son esprit, et soigneux de les conserver à la philosophie. Cette simplicité que les grands hommes osent presque seuls se permettre, et dont le contraste relève tout ce qu'ils ont de rare, était parfaite en lui. Une piété fort éclairée, fort attentive et fort sévère, perfectionnait des mœurs que la nature seule mettait déjà, s'il était possible, en état de n'en avoir pas beaucoup de besoin. Sa conversation roulait sur les mêmes matières que ses livres seulement, pour ne pas trop effaroucher la plupart des gens, il tâchait de la rendre un peu moins chrétienne; mais il ne relâchait rien du philosophique. On la recherchait beaucoup, quoique si sage et si instructive. Il y affectait autant de se dépouiller d'une supériorité qui lui appartenait, que les autres affectent d'en prendre une qui ne leur appartient pas. Il voulait être utile à la vérité; et il savait que ce n'est guère qu'avec un air humble et soumis qu'elle peut se glisser chez les hommes. Il ne venait presque point d'étrangers savans à Paris, qui ne lui rendissent leurs hommages. On dit que des princes allemands y sont venus exprès pour lui; et je sais que dans la guerre du roi Guillaume, un officier Anglais prisonnier se consolait de venir ici, parce qu'aussi-bien il avait toujours eu envie de voir Louis XIV et Malebranche. Il a eu l'honneur de recevoir une visite de Jacques II, roi d'Angleterre. Mais ces curiosités passagères ne sont pas si glorieuses pour lui que l'assiduité constante de ceux qui voulaient véritablement le voir, et non pas seulement l'avoir vu. Mylord Quadrington, qui est mort vice-roi de la Jamaïque, pendant plus de deux ans de séjour qu'il fit à Paris, venait passer avec lui deux ou trois heures presque tous les matins. Je ne sais par quel hasard la nation Anglaise nous fournit tant de suffrages on y pourrait joindre encore une traduction Anglaise de la recherche de la vérité, faite par Taylor, parent du fameux Taylor. Mais enfin ce hasard, si c'en est un, est heureux; c'est une estime précieuse que celle d'une nation si éclairée, et si peu disposée à estimer légèrement. Les compatriotes du P. Malebranche sentaient aussi ce qu'il yalait, et un

assez grand nombre de gens de mérite se rassemblaient autour de lui. Ils étaient la plupart ses disciples et ses amis en même temps; et l'on ne pouvait guère être l'un sans l'autre. Il eût été difficile d'être en liaison particulière avec un homme toujours' plein d'un système qu'on eût rejeté ; et si l'on recevait le système, il n'était pas possible qu'on ne goûtât infiniment le caractère de l'auteur, qui n'était, pour ainsi dire, que le système vivant. Aussi jamais philosophe, sans en excepter Pythagore, n'a-t-il eu des sectateurs plus persuadés; et l'on peut soupçonner que pour produire cette forte persuasion, les qualités personnelles du P. Malebranche aidaient à ses raisonnemens.

JOSEPH

ÉLOGE

DE SAUVEUR.

OSEPH SAUVEUR naquit à la Flèche le 24 mars 1653 de Louis Sauveur, notaire, et de Renée des Hayes, qui étaient alliés aux meilleures familles du pays. Il fut absolument muet jusqu'à l'âge de sept ans, par le défaut des organes de la voix, qui ne commencèrent à se débarrasser qu'en ce temps-là, mais lentement et par degrés, et n'ont jamais été bien libres. Cette impossibilité de parler lui épargna tous les petits discours inutiles de l'enfance; mais peut-être l'obligea-t-elle à penser davantage. Il était déjà machiniste; il construisait de petits moulins; il faisait des syphons avec des chalumeaux de paille, des jets d'eau; et il était l'ingénieur des autres enfans, comme Cyrus devint le roi de ceux avec qui il vivait.

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On le mit au collége des Jésuites. Il n'était guère propre y briller; il ne parlait qu'avec beaucoup de peine, et en avait encore plus à apprendre par cœur. Sa mémoire se refusait à tout ce qui n'est que de pure mémoire, et ne saisissait rien qu'avec le secours du jugement. Il fut extrêmement négligé d'un premier régent qu'il eut, et n'avança guère sous lui. Il fit beaucoup mieux sous un second, qui démêla ce qu'il valait. On ne peut guère blâmer le premier, et il faut beaucoup louer le

second.

Les oraisons de Cicéron, les poésies de Virgile, que sa rhétorique fit passer en revue devant lui, ne le touchèrent point. Par hasard l'arithmétique de Pelletier du Mans se présenta, il en fut charmé et l'apprit seul.

Sa passion naissante pour les sciences lui en donna une violente pour venir à Paris; car il ne sentait que trop tout ce qui lui manquait à la Flèche. Il avait un oncle chanoine et grand

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