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autant qu'il est possible, d'un tel interlocuteur. L'art de l'auteur, ou plutôt la disposition naturelle où il se trouvait, a su y répandre un certain sombre auguste et majestueux, propre à tenir les sens et l'imagination dans le silence, et la raison dans l'attention et dans le respect; si la poésie pouvait prêter des ornemens à la philosophie, elle ne lui en pourrait pas prêter de plus philosophiques.

En cette année 83, Arnaud fit le premier acte d'hostilité. Il n'attaquait pas le traité de la nature et de la grâce, mais l'opinion que l'on voit toutes choses en Dieu, exposées dans la recherche de la vérité, qu'il avait lui-même vantée autrefois. Il intitula son ouvrage : Des vraies et des fausses idées. Il prenait ce chemin, qui n'était pas le plus court, pour apprendre, disait – il, au P. Malebranche à se défier de ses plus chères spéculations métaphysiques, et le préparer par-là à se laisser plus facilement désabuser sur la grâce. Le P. Malebranche de son côté se plaignit de ce qu'une matière dont il n'était nullement question, avait été malignement choisie, parce qu'elle était la plus métaphysique, et par conséquent la plus susceptible de ridicule aux yeux de la plupart du monde, Il y eut plusieurs écrits de part et d'autre. Comme ils étaient en forme de lettres à un ami commun, d'abord les deux adversaires, en lui parlant l'un et l'autre, disaient souvent: notre ami. Mais cette expression vient à disparaître dans la suite; il lui succède des reproches assaisonnés de tout ce que la charité chrétienne y pouvait mettre de restrictions et de tours qui ne nuisent guère au fond. Enfin Arnaud en vint à des accusations certainement insoutenables, que son adversaire met une étendue matérielle en Dieu, et veut artificieusement insinuer des dogmes qui corrompent la pureté de la religion. Sur ces endroits le P. Malebranche s'adresse à Dieu, et le prie de retenir sa plume et les mouvemens de son cœur. On sent que le génie de Arnaud était tout-à-fait guerrier, et celui du P. Malebranche fort pacifique. Il dit même en quelque endroit, qu'il était bien las de donner au monde un spectacle aussi dangereux que ceux contre lesquels on déclame le plus. D'ailleurs Arnaud avait un parti nombreux, qui chantait victoire pour son chef dès qu'il paraissait dans la lice. Le P. Malebranche au contraire était, ce qu'il prétendait, sans considération, et même une personne méprisable: mais cela même bien pris, était un avantage qu'il ne manque pas aussi quelquefois de faire valoir. Quant au fond de la question, on peut penser avec quelle subtilité et quelle force elle fut traitée. A peine l'Europe eut-elle fourni encore deux pareils athlètes. Mais où prendre des juges? Il n'y avait qu'un petit nombre de personnes qui pussent être seulement

spectateurs du combat ; et parmi ce petit nombre, presque tous étaient de l'un ou de l'autre parti. Un seul transfuge eût été compté pour une victoire entière; mais il n'y eut point de transfuge.

Pendant la chaleur de cette contestation, parut en 84 le traité de morale, qui n'y avait nul rapport, et qui avait été composé auparavant. Le P. Malebranche y Ꭹ tire tous nos devoirs des principes qui lui sont particuliers. On est surpris et peut-être fâché de se voir conduit par la seule philosophie aux plus rigoureuses obligations du christianisme; on croit communément pouvoir être philosophe à meilleur marché.

Toute la contestation sur les idées n'avait été qu'un prélude; Arnaud n'avait encore attaqué que les dehors: enfin il vint au corps de la place, et publia, en 1685, ses réflexions philosophiques et théologiques sur le traité de la nature et de la grâce. Il y prétendait renverser absolument la nouvelle philosophie ou théologie du P. Malebranche que celui-ci soutenait n'être ni nouvelle ni sienne, parce qu'il n'aurait pas eu, disait-il, l'esprit de l'inventer, louange très-forte qu'il lui donnait. Il croyait en effet que sa philosophie appartenait à Descartes, et sa théologie à saint Augustin: mais s'ils avaient posé les fondemens de l'édifice, c'était lui qui l'avait élevé et porté si haut, qu'eux-mêmes peutêtre en eussent été surpris. Il répondit à Arnaud toujours de la même manière, et avec le même succès. Arnaud fut vainqueur dans son parti, et le P. Malebranche dans le sien. Son système put souffrir des difficultés; mais tout système purement philosophique est destiné à en souffrir, à plus forte raison un système. philosophique et théologique tout ensemble. Celui-ci ressemble à l'univers, tel qu'il est conçu par le P. Malebranche même; ses défectuosités sont réparées par la grandeur, la noblesse, l'ordre, l'universalité des vues.

Après avoir satisfait à Arnaud, du moins après s'être satisfait lui-même de bonne foi, il se résolut à abandonner la dispute, tant parce qu'il en était naturellement ennemi, que parce qu'il croyait que rien n'était plus propre à faire perdre le fil important des vérités, et que les lecteurs, long-temps promenés çà et là dans le vaste pays du pour et du contre, ne savaient plus à la fin où ils en étaient. Il ramassa toutes les matières contestées, ou plutôt tout son système, dans un nouvel ouvrage, qui n'eut aucun air de contestation. Ce furent les entretiens sur la métaphysique et sur la religion, imprimés en 1688. Ce livre n'était, comme il en convenait lui-même, que les livres précédens, et tous ensemble n'étaient que la recherche de la vérité. Mais il présentait les mêmes choses dans de nouveaux jours, les appuyait

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de nouvelles preuves, en tirait des conséquences nouvelles, et cela même pouvait faire voir combien ce système était arrêté et fixe, facile à prouver, fertile en conséquences. Il savait que la vérité, sous une certaine forme, frappera tel esprit, qu'elle n'aurait pas touché sous une autre. C'est ainsi à peu près que la nature est si prodigue en semences de plantes; il lui suffit que sur un grand nombre de perdues, il y en ait quelqu'une qui vienne à bien.

J'ai parlé ailleurs de la contestation qu'eut le P. Malebranche avec Regis, sur la grandeur apparente de la lune, et en général sur celle des objets; et sans me mêler de décider la question, ce qui n'appartiendrait pas à un historien, et encore moins à moi, j'ai rapporté qu'elle fut jugée, par quatre des plus grands géomètres, en faveur du P. Malebranche, et cela dans l'éloge même de Regis, parce que ces éloges ne sont qu'historiques, c'est-àdire, vrais. Regis renouvela la dispute des idées, et attaqua de plus le père Malebranche sur ce qu'il avait avancé que le plaisir rend heureux. Ainsi, malgré sa vie plus que philosophique et trèschrétienne, il se trouva le protecteur des plaisirs. A la vérité la question devint si subtile et si métaphysique, que leurs plus grands partisans auraient mieux aimé y renoncer pour toute leur vie, que d'être obligés à les soutenir comme lui.

Nous ne parlons point de quelques adversaires moins illustres qu'il a eus, ou de quelques contestations moins intéressantes qu'il a essuyées. Il était assez naturel que non-seulement la nouveauté et la singularité de ses vues, mais aussi que sa réputation seule lui attirât des contradictions. On pouvait l'attaquer pour la gloire de l'avoir attaqué; mais il lui survint une nouvelle guerré par une voie toute différente. Le P. Dom François Lamy, bénédictin, dans son livre de la connaissance de soi-même, voulut appuyer, de l'autorité du P. Malebranche, l'idée qu'il s'était faite de l'amour désintéressé qu'on doit avoir pour Dieu. Ces deux pères étaient amis; et même le P. Lamy passait pour disciple du P. Malebranche. Celui-ci trouva mauvais d'avoir été cité pour garant d'un sentiment qu'il prétendait n'être nullement le sien; et il faut remarquer que cette matière était alors plus délicate que jamais, parce qu'elle avait rapport au Quiétisme dont on faisait beaucoup de bruit, et que l'amour désintéressé en paraissait une branche. Il était par cette raison fort décrié; et les théologiens combattaient un monstre dont il est vrai que la réalité n'était point à craindre, mais dont le nom était fort dangereux. Le P. Malebranche, pour donner une déclaration publique de ce qu'il pensait, fit son traité de l'amour de Dieu en 1697. Là, sans attaquer personne, et sans nommer seulement

le P. Lamy, il expose selon ses principes quel doit être cet amour, et comment il est toujours intéressé: mais il faut convenir qu'il ne le met guère plus à la portée du commun des hommes, que l'amour désintéressé du P. Lamy. Après cet ouvrage, qui n'est nullement sur le ton de dispute, et qui renferme tout ce que le P. Malebranche pouvait dire d'instructif sur ce sujet, il en parut d'autres qui ne sont que de dispute avec peu d'instruction. Le P. Lamy soutint qu'il avait bien pris la pensée du P. Malebranche, mais que celui-ci en changeait. Le P. Malebranche nia fortement l'un et l'autre. Il se plaignait qu'après que Regis l'avait accusé de favoriser le sentiment d'Epicure sur les plaisirs, le P. Lamy l'accusait d'une morale si pure, qu'elle excluait tout plaisir de l'amour de Dieu. Il a fait souvent cette plainte de n'être pas entendu, et même de Arnaud. Ses idées métaphysiques sont des espèces de points indivisibles; si on ne les attrape pas tout-à-fait juste, on les manque tout-à-fait.

La mort d'Arnaud était arrivée en 1694; mais cinq ans après on vit renaître la guerre de ses cendres par deux lettres posthumes de ce docteur sur la matière déjà tant traitée des idées et des plaisirs. Le P. Malebranche y répondit, et joignit à sa réponse un petit traité contre la prévention. Ce n'est point, comme on pourrait se l'imaginer, un traité moral contre la maladie du genre humain la plus ancienne, la plus générale, et la plus incurable; ce sont uniquement différentes démonstrations géométriques par la forme, et, selon l'auteur, par leur évidence, de ce paradoxe surprenant, que Arnaud n'a fait aucun des livres qui ont paru sous son nom contre le P. Malebranche. Il n'a be'soin que d'une seule supposition, qui est que Arnaud a dit vrai lorsqu'il a protesté devant Dieu, qu'il avait toujours eu un désir sincère de bien prendre les sentimens de ceux qu'il combattait, et qu'il s'était toujours fort éloigné d'employer les artifices pour donner de fausses idées de ces auteurs et de leurs livres. Cela supposé, les preuves sont victorieuses. Des passages du P. Malebranche manifestement tronqués, des sens mal rendus avec un dessein visible, des artifices trop marqués pour être involon taires, démontrent que celui qui a fait le serment n'a fait les livres. Tout au plus Arnaud n'aurait écrit que comme cause générale déterminée par des causes occasionnelles, défectueuses et imparfaites, c'est-à-dire par les extraits de quelque copiste.

pas

Tandis que le P. Malebranche avait taut de contradictions à souffrir dans son pays, sa philosophie pénétrait à la Chine, et l'évêque de Rosalie l'assura qu'elle y était goûtée. Un missionnaire jésuite écrivit même à ceux de France, qu'ils n'envoyassent à la Chine que des gens qui sussent les mathématiques, et les

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ouvrages du P. Malebranche. Il est certain que cette nation, tant vantée jusqu'à présent pour l'esprit, paraît avoir beaucoup plus de goût que de talent pour les mathématiques: mais peutêtre, en récompense, la subtilité dont on la loue est-elle celle que la métaphysique demande. Quoi qu'il en soit, Rosalie pressa fort le P. Malebranche d'écrire pour les Chinois. Il le fit en 1708 par un petit dialogue intitulé: Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur la nature de Dieu. Le Chinois tient que la matière est éternelle, infinie, incréée, et qu'un ly, espèce de forme de la matière, est l'intelligence et la sagesse souveraine, quoiqu'il ne soit pas un être intelligent et sage, distinct de la matière, et indépendant d'elle. Le chrétien n'a pas beaucoup de peine à détruire cet étrange ly, ou plutôt à en rectifier l'idée, et à la changer en celle du vrai Dieu. Il y 'a même cela d'heureux, que le ly étant, selon le Chinois, la raison universelle, il est tout disposé à devenir celle qui, selon le P. Malebranche, éclaire tous les hommes, et dans laquelle on voit tout. Quoiqu'à cause du grand éloignement des philosophes Chinois, seuls intéressés à cet ouvrage, il ne parût pas devoir attirer de querelle au P. Malebranche, il lui en attira pourtant une ; et ce fut avec les journalistes de Trévoux. Ils ne convinrent pas de l'athéisme qu'on attribuait aux lettrés de la Chine: mais le père Malebranche soutint, par quantité de livres des missionnaires jésuites, que cette accusation n'était que trop fondée.

Son dernier livre, qui a paru en 1715, à été les réflexions sur la prémotion physique, pour répondre à un livre intitulé: De l'action de Dieu sur les créatures, où l'on prétendait établir cette prémotion. L'auteur s'appuyait quelquefois du P. Malebranche, et l'amenait à lui : mais celui-ci ne voulut ni le suivre où il avait dessein de le mener, ní convenir qu'il s'égarait quand ils n'allaient pas ensemble. En un mot, le système de l'action de Dieu, en conservant le nom de la liberté, anéantissait la chose; et le P. Malebranche s'attacha à expliquer comment il la conservait entière. Il représente la première physique par une comparaison aussi concluante peut-être, et certainement plus touchante que tous les raisonnemens métaphysiques. Un ouvrier a fait une statue dont la tête, qui se peut mouvoir par une charnière, s'incline respectueusement devant lui, pourvu qu'il tire un cordon. Toutes les fois qu'il le tire il est fort content des hommages de la statue : mais un jour qu'il ne le tire point, elle ne le salue point, et il la brise de dépit. Le P. Malebranche prouve aisément que dans ce système Dieu ne serait pas assez bon ni assez juste; il entreprend de prouver d'ailleurs que dans le sien il l'est assez ́et autant qu'il le doit être, quoiqu'il ne le soit pas comme Bayle

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