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duite dans cette nouvelle carrière peu différente de l'autre : aussi n'y faisait-il pas encore de grands progrès.

Un jour, comme il passait par la rue S.-Jacques, un libraire lui présenta le Traité de l'Homme de Descartes, qui venait de paraître. Il avait vingt-six ans, et ne connaissait Descartes que de nom, et par quelques objections de ses cahiers de philosophie. Il se mit à feuilleter le livre, et fut frappé comme d'une lumière qui en sortit toute nouvelle à ses yeux. Il entrevit une science dont il n'avait point d'idée, et sentit qu'elle lui convenait. Lå philosophie scolastique qu'il avait eu tout le loisir de connaître ne lui avait point fait, en faveur de la philosophie en général, l'effet de la simple vue d'un volume de Descartes : la sympathie n'avait point joué; l'upisson n'y était point; cette philosophie ne lui avait point paru une philosophie. Il acheta le livre, le lut avec empressement, et, ce qu'on aura peut-être peine à croire, avec un tel transport, qu'il lui en prenait des battemens de cœur qui l'obligeaient quelquefois d'interrompre sa lecture. L'invisible et inutile vérité n'est pas accoutumée à trouver tant de sensibilité parmi les hommes, et les objets les plus ordinaires de leurs passions se tiendraient heureux d'y en trouver autant. Il abandonna donc absolument toute autre étude pour la philosophie de Descartes. Quand ses confrères et ses amis, les critiques ou les historiens, à qui tout cela paraissait bien creux, lui en faisaient des reproches, il leur demandait si Adam n'avait pas eu la science parfaite; et comme ils en convenaient selon l'opinion commune des théologiens, il leur disait que la science parfaite n'était donc pas la critique ou l'histoire, et qu'il ne voulait savoir que ce qu'Adam avait su.

Il en apprit en peu d'années du moins autant que Descartes lui-même en savait; car en philosophie, plus on pense, plus on fait de progrès, et un homme dans le même temps pense beaucoup plus qu'un autre : mais pour les sciences de faits, un homme ne lit dans un temps que ce qu'un autre aurait pu lire. Ainsi le génie fait les philosophes aussi-bien que les poëtes, et le temps fait les savans. Le P. Malebranche devint si rapidement philosophe, qu'au bout de dix années de cartésianisme, il avait composé le livre de la recherche de la vérité.

D'abord, pour sonder le goût du public, il en laissa courir le premier volume manuscrit. L'abbé de Saint-Jacques, homme d'une rare vertu, et qui disposait de la librairie sous le chancelier d'Aligre son père, le lut, et aussitôt en fit expédier le privilége gratis en 1674:

Ce livre fit beaucoup de bruit; et quoique fondé sur des principes déjà connus, il parut original. L'auteur était cartésien,

mais comme Descartes, il ne paraissait pas l'avoir suivi, mais rencontré. Il règne en cet ouvrage un grand art de mettre des idées abstraites dans leur jour, de les lier ensemble, de les fortifier par leur liaison. Il s'y trouve même un mélange adroit de quantité de choses moins abstraites, qui étant facilement entendues, encouragent le lecteur à s'appliquer aux autres, le flattent de pouvoir tout entendre, et peut-être lui persuadent qu'il entend tout à peu près. La diction, outre qu'elle est pure et châtiée, a toute la dignité que les matières demandent, et toute la grâce qu'elles peuvent souffrir. Ce n'est pas qu'il eût apporté aucun soin à cultiver les talens de l'imagination; au contraire, il s'est toujours fort attaché à les décrier : mais il en avait naturellement une fort noble et fort vive, qui travaillait pour un ingrat malgré lui-même, et qui ordonnait la raison en se cachant d'elle.

Ce premier volume de la recherche de la vérité eut trop de succès pour n'être pas critiqué. Il le fut par Foucher, chanoine de Dijon, à qui le P. Malebranche répondit dans la préface du second volume qu'il donna l'année suivante.

La recherche de la vérité complète n'en eut que plus d'éclat. De nouvelles vérités naissaient des précédentes; et en cette matière, plus les générations sont nombreuses, plus elles sont nobles. L'ouvrage enleva un grand nombre de suffrages illustres, entr'autres celui d'Arnaud, fort considérable par lui-même, et encore plus par les suites.

Je passe sous silence des répliques de Foucher, et des réponses ou éclaircissemens, soit du P. Malebranche, soit du P. des Gabets, bénédictin, qui avait embrassé son système. Tout cela produisit une suite d'écrits, et presque nulle instruction. Ce n'était que les principes de la recherche peu entendus ou déguisés d'une part, et de l'autre plus développés, ou tournés différemment. Une longue dispute sur des matières philosophiques peut contenir peu de philosophie.

On voit par l'exemple du P. des Gabets, que la recherche de la vérité avait déjà vivement persuadé quelques esprits. L'auteur qui avait songé sincèrement à instruire, ne goûtait pas les applaudissemens du public sans cette persuasion, parce qu'il ne tournait qu'à sa gloire; au lieu que la persuasion eût tourné à celle de la vérité mais il fallait souvent qu'il prît patience, et se contentât de n'être qu'applaudi. Aussi sa doctrine impose-t-elle des conditions fort dures: elle veut qu'on se dépouille sans cesse de ses sens et de son imagination; que par l'effort d'une méditation suivie on s'élève à une certaine région d'idées, dont l'accès est si difficile, que même parmi les philosophes, pour

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qui tous les autres hommes sont peuple, il y a encore un peuple qui ne peut guère aller jusques-là. Cependant ce système, quoique si intellectuel et si délié, s'est répandu avec le temps, et le nombre de ses sectateurs fait assez d'honneur à l'esprit numain. Il est vrai que ce sont quelquefois ces conditions si dures qui ont de l'attrait pour lui, et qui le gagnent.

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Le livre de la recherche de la vérité est plein de Dieu. Dieu est le seul agent, et cela dans le sens le plus étroit; toute vertu d'agir, toute action lui appartient immédiatement: les causes secondes ne sont point des causes; ce ne sont que des occasions qui déterminent l'action de Dieu, des causes occasionnelles. D'ailleurs quelques points de la religion chrétienne, comme le péché originel, sont prouvés ou expliqués dans ce livre. Cependant le P. Malebranche n'avait pas encore exposé son système entier par rapport à la religion, ou plutôt la manière dont il accordait la religion avec son système de philosophie. Il le fit à la sollicitation du duc de Chevreuse, dans ses conversations chrétiennes en 1677. Là, il introduit trois Théopersonnages: dore, qui est lui-même; Aristafque, homme du monde, qui a peu d'habitude avec les idées précises, qui a beaucoup lu, et n'en sait que moins penser; et Eraste, jeune homme qui n'est gâté ni par le monde, ni par la science, et qui saisit, par une attention exacte et docile, ce qui échappe à l'imagination tumultueuse d'Aristarque. Le dialogue en est bien entendu, les caractères finement observés; et Aristarque y est, comme il devait être, philosophiquement comique. Théodore sait encore mieux que le Socrate de Platon, faire accoucher ses auditeurs des vérités cachées qui étaient en eux; il leur prouve, ou leur fait découvrir par eux-mêmes l'existence de Dieu, la corruption de la nature humaine par le péché originel, la nécessité d'un réparateur ou médiateur, et celle de la grâce. Le fruit de ces entretiens est la conversion d'Aristarque au système chrétien du père Malebranche, et l'entrée d'Eraste dans un monastère.

Dans une édition suivante de ces conversations chrétiennés, le P. Malebranche ajouta des méditations, où d'une considération philosophique il tire toujours une élévation à Dieu. Peut-être voulut-il par là répondre à quelques bonnes âmes, qui lui reprochaient que sa philosophie abstraite, et par conséquent sèche, ne pouvait produire des mouvemens de piété assez affectueux et assez tendres. Il y a cependant assez d'apparence qu'à cet égard les idées métaphysiques seront toujours pour la plupart du monde comme la flamme de l'esprit de vin, qui est trop subtile pour brûler du bois.

Le dessein qu'il a eu de hier la religion à la philosophie,

a

toujours été celui des plus grands hommes du christianisme. Ce n'est pas qu'on ne puisse assez raisonnablement les tenir toutes deux séparées, et pour prévenir tous les troubles, régler les limites des deux empires: mais il vaut encore mieux réconcilier les puissances, et les amener à une paix sincère. Quand on y a travaillé, on a toujours traité avec la philosophie dominante, les anciens pères avec celle de Platon, S. Thomas avec celle d'Aristote; et à leur exemple, le P. Malebranche a traité avec celle de Descartes, d'autant plus nécessairement, qu'à l'égard de ses principes essentiels, il n'a pas cru qu'elle dût être comme les autres, dominante pour un temps. Il n'a pas seulement accordé cette philosophie avec la religion; il a fait voir qu'elle produit plusieurs vérités importantes de la religion, peut-être un seul point lui a-t-il donné presque tout. On sait que la preuve de la spiritualité de l'âme, apportée par Descartes, le conduit nécessairement à croire que les pensées de l'âme ne peuvent être causes physiques des mouvemens du corps, ni les mouvemens du corps causes physiques des pensées de l'âme; que seulement ils sont réciproquement causes occasionnelles, et que Dieu seul est la cause réelle et physique déterminée à agir par ces causes occasionnelles. Puisqu'un esprit supérieur à un corps, et plus noble, ne le peut mouvoir, un corps ne peut non plus en mouvoir un autre; leur choc n'est que la cause occasionnelle de la communication des mouvemens, que Dieu distribue entre eux selon cercaines lois établies par lui-même, et certainement inconnues aux corps. Dieu est donc le seul qui agisse, soit sur les corps, soit sur les esprits; et de là il suit que lui seul, et absolument parlant, il peut nous rendre heureux ou malheureux, principe très-fécond de toute la morale chrétienne. Puisque Dieu agit sur les corps par des lois générales, il agit de même sur les esprits. Des lois générales règnent donc partout, c'est-à-dire, des volontés générales de Dieu, et c'est par elles qu'il entre, tant dans l'ordre de la nature, que dans celui de la grâce, des défauts que Dieu n'aurait pu empêcher que par des volontés particulières peu dignes de lui. Cela répond aux plus grandes' objections qui se fassent contre la Providence. C'est là tout le système, dans un raccourci qui ne lui est pas avantageux. Plus on le verra développé, plus la chaîne des idées sera longue, et en même temps étroite. Jamais philosophe n'a si bien su l'art d'en former une.

Elle l'avait conduit à des vues particulières sur la grâce, non à l'égard du dogme, mais de la manière de l'expliquer. Il ne s'accordait nullement avec le fameux P. Quesnel, qui était encore de l'Oratoire, et qui avait embrassé les sentimens d'Arnaud. Le P. Quesnel, pour savoir mieux à quoi s'en tenir, sou

haita que son maître eût connaissance des pensées du P. Malebranche, et lia une partie entre eux chez un ami commun. Le fond du système dont il s'agissait, est que l'âme humaine de Jésus-Christ est la cause occasionnelle de la distribution de la grâce, par le choix qu'elle fait de certaines personnes pour demander à Dieu qu'il da leur envoie; et que, comme cette âme, toute parfaite qu'elle est, est finie, il ne se peut que l'ordre de la grâce n'ait ses défectuosités, aussi-bien que celui de la nature. Il n'y avait guère d'apparence qu'Arnaud dût recevoir `avec docilité ces nouvelles leçons. A peine le P. Malebranche avait-il commencé à parler, qu'on disputa, et par conséquent on ne s'entendit guère; on ne convint de rien, et on se sépara avec assez de mécontentement réciproque. Le seul fruit de sa conférence fut que le P. Malebranche promit de mettre ses sentimens par écrit, et M. Arnaud d'y répondre; ou, ce qui revient à peu près au même, il promit la guerre au P. Malebranche.

Malgré la grande réputation d'Arnaud, son extrême vivacité sur la matière de la grâce, qui était presque son domaine, le P. Malebranche osa tenir sa parole, et composer son traité de la nature et de la grâce. Il en fit faire une copie pour Arnaud; mais ce docteur se retira de France en ce temps - là. On la lui envoya en Hollande, et le P. Malebranche fut plus d'un an sans en entendre parler. Ses amis le pressèrent de publier son ouvrage, et il consentit qu'on l'envoyât à Elzevir, qui l'imprima en 16 1680. Arnaud, qui était sur les lieux, en vit quelques feuillets, et par zèle, ou pour son opinion, ou pour le P. Malebranche, il voulut arrêter cette impression: mais il n'en put venir à bout, et il ne songea plus qu'à répondre.

Dans cet intervalle, le P. Malebranche fit ses méditations chrétiennes et métaphysiques, qui parurent en 1683. C'est un dialogue entre le verbe et lui. Il était persuadé que le verbe est la raison universelle; que tout ce que voient les esprits créés; ils le voient dans cette substance incréée, même les idées des corps; que le verbe est donc la seule lumière qui nous éclaire, et le seul maître qui nous instruit; et sur ce fondement, il l'introduit parlant à lui comme à son disciple, et lui découvrant les plus sublimes vérités de la métaphysique et de la religion. Il n'a pas manqué d'avertir dans sa préface, qu'il ne donne pas cependant pour vrais discours du verbe tous ceux qu'il lui fait tenir; qu'à la vérité ce sont les réponses qu'il croit avoir reçues lorsqu'il l'a interrogé, mais qu'il peut ou l'avoir mal interrogé, ou avoir mal entendu ses réponses; et qu'enfin tout ce qu'il veut dire, c'est qu'il ne faut s'adresser qu'à ce maître commun et unique. Du reste, on peut s'assurer que le dialogue a une noblesse digne,

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