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dédié au roi, à qui il marquait par-là sa reconnaissance d'être entré dans l'académie. Le titre du livre est, pour ainsi dire, `double de celui de la Recherche de la vérité ; car celui-ci ne veut que rectifier ou guérir l'esprit, et l'autre entreprend aussi le corps. Avec une bonne logique et une bonne médecine, les hommes n'auraient plus besoin de rien.

Pour donner un exemple de la manière de conduire son esprit dans les sciences, en allant toujours du plus simple au plus composé, et en combinant ensemble les vérités à mesure qu'elles naissent, Tschirnhaus propose une génération universelle dé courbes par des centres ou foyers, dont le nombre croît toujours, et fait croître en même temps le degré don't est la courbe. Il prétend tirer de là une méthode générale pour les tangentes qu'il vante fort, et quantité d'autres théorèmes ou problêmes impor tans; et à cette occasion il insinue qu'il ne croit pas s'être trompé sur la caustique du quart de cercle. De la Hire a démontré depuis en 1694, dans son traité des épicycloïdes, que cette caustique en était une; qu'à la vérité elle était de la longueur déterminée par Tschirnhaus, mais qu'elle ne pouvait pas être décrite de la manière qu'il avait proposée. Il n'est pas étonnant que l'on fasse quelque faux pas dans des routes nouvelles, et que l'on s'ouvre soi-même. L'esprit original qui est ardent, vif et hardi, peut n'être pas toujours assez mesuré ni assez circonspect. On sent dans le livre de Tschirnhaus cette chaleur et cette audace, qui appartiennent au génie de l'invention. Si l'auteur n'avait beaucoup fait, on croirait volontiers qu'il promet trop, et qu'il élève trop haut nos espérances.

Les préceptes de théorie qu'il donne ne sont pas si singuliers que certains préceptes de pratique qu'il y ajoute, ou plutôt certains usages dont il s'était bien trouvé. Nous les rapporterons ici, parce que rien ne saurait mieux représenter le détail de sa vie particulière par rapport à l'étude. Il faisait ses expériences en été, et les mettait en ordre, ou en tirait ses conséquences, ou enfin faisait ses grandes recherches de théorie pendant l'hiver, qu'il trouvait plus propre à la méditation. Sur la fin de l'automne, il donnaît quelques soins particuliers à sa santé, et faisait une espèce de revue de ses forces corporelles, pour entrer dans cette saison destinée aux plus grands travaux de l'esprit. Il relisait les compositions de l'hiver précédent, s'en rappelait des idées, se faisait renaître l'envie de les continuer ; et alors il commençait à se retrancher le repas du soir, et à diminuer même un peu du dîner de jour en jour. Au lieu de souper, ou il lisait sur les matières qu'il avait dessein de traiter, ou s'en entretenait avec quelque ami sayant. Il se couchait à neuf heures, et se fai

sait éveiller à deux heures après minuit. Il se tenait exactement pendant quelque temps dans la même situation, où le réveil l'avait trouvé, ce qui l'empêchait d'oublier le songe qu'il faisait en ce moment; et si, comme il pouvait assez naturellement arriver, ce songe roulait sur la matière dont il était rempli, il en avait plus de facilité à la continuer. Il travaillait dans le silence et le repos de la nuit. Il se rendormait à six heures, mais seulement jusqu'à sept, et reprenait son travail. Il dit qu'il n'a jamais fait de plus grands progrès dans les sciences, qu'il n'a jamais senti son allure plus vigoureuse et plus rapide, que quand il a observé toutes ces pratiques avec le plus de régularité. On y pourra trouver un soin excessif de se ménager tous les avantages possibles; mais toutes les grandes passions vont à l'égard de leur objet jusqu'à une espèce de superstition.

Il lui arrivait souvent pendant la nuit de voir une grande quantité d'étincelles très-brillantes, qui voltigeaient et jouaient en l'air. Quand il voulait les regarder fixement, elles disparaissaient; mais quand il les négligeait, non-seulement elles duraient presque autant que son application au travail, mais elles redoublaient d'éclat et de vivacité. Ensuite il parvint à les voir en plein jour, lorsqu'il eut acquis un certain degré de facilité dans la méditation. Il les voyait sur une muraille blanche, ou sur un papier qu'il avait placé à côté de lui. Ces étincelles visibles pour lui seul, étaient en même temps, et un effet, et une représentation des esprits de son cerveau violemment agités.

Cette passion ardente pour l'étude doit assez naturellement donner l'idée d'un homme extrêmement avide de gloire; car enfin il n'y a point de grands travaux sans de grands motifs, et les savans sont des ambitieux de cabinet. Cependant Tschirnhaus ne l'était point; il n'aspirait point par toutes ses veilles à cette immortalité qui nous touche tant, et nous appartient si peu ; et il a dit à ses amis, que dès l'âge de vingt-quatre ans il croyait s'être affranchi de l'amour des plaisirs, des richesses et même de la gloire. Il y a des hommes qui ont droit de rendre témoignage d'euxmêmes. Il aimait donc les sciences de cet amour pur et désintéressé qui fait tant d'honneur, et à l'objet qui l'inspire, et au cœur qui le ressent. La manière dont il s'exprime en quelques endroits sur les ravissemens que cause la jouissance de la vérité, est si vive et si animée, qu'il aurait été inexcusable de se proposer une autre récompense.

Le traité de Mediciná mentis et corporis, contient aussi ses principes sur la santé. Il n'était pas si sequestré du monde par son goût pour les sciences, qu'il ne fût quelquefois obligé de vivre avec les autres, et à leur manière, et par conséquent de

manger et de boire trop. Il propose plutôt des précautions pour prévenir les maux de ce genre de vie, que des remèdes pour les guérir, si ce n'est que la sueur, dont il fait grand cas et à laquelle il a toujours recours, est en même temps une précaution et un remède. Du reste, il traite de poison tout ce qui ne peut pas être aliment. Il veut que l'on écoute et que l'on suive ce goût simple et exempt de toute réflexion, qui nous porte à certaines viandes, ou un dégoût pareil qui nous en éloigne : ce sont des avis secrets de la nature, si cependant la nature a un soin de nous si exact, et auquel on puisse tant se fier. Il dit qu'étant dans l'obligation de manger beaucoup, il mangeait du moins alternativement des choses fort opposées, chaudes et froides, salées et douces, acides et amères, et que ce mélange, qui paraissait bizarre aux autres convives, et qu'ils prenaient même pour un effet d'intempérance, servait à corriger les excès des qualités les uns par les autres. On doit dire à son honneur, que ces sortes de singularités où le jetait le soin de sa santé, n'étaient pas si grandes que celles où l'amour de l'étude l'avait conduit.

Après la publication de son ouvrage, étant chez lui en Saxe, il commença à songer à l'exécution d'un grand dessein qu'il méditait depuis long-temps. Il croyait qu'à moins que l'on ne rendît l'optique plus parfaite, nos progrès dans la physique étaient arrêtés à peu près au point où nous sommes ; et que pour mieux connaître la nature, il la fallait mieux voir. D'ailleurs, lui qui était l'inventeur des caustiques, il prévoyait bien que de plus grands et de meilleurs verres convexes exposés au soleil, seraient de nouveaux fourneaux qui donneraient une chymie nouvelle. Mais dans toute la Saxe il n'y avait point de verrerie propre à l'exécution de ces grandes idées. Il obtint de l'électeur, son maître, roi de Pologne, la permission d'y en établir; et comme on s'aperçut bientôt de l'utilité que le pays en recevait, il établit jusqu'à trois. De là sortirent des nouveautés et de dioptrique et de physique presque miraculeuses. Nous les annonçâmes sur la parole de Tschirnhaus dans les histoires de 1699 (p. 9 et suiv.), et de 1700 (p. 128 et suiv. ). Quelques-unes étaient de nature à pouvoir trouver des incrédules; car en perfectionnant la dioptrique, elles la renversaient: mais enfin, le miroir ardent que S. A. R. monseigneur le duc d'Orléans a acheté de Tschirnhaus, est du moins un témoin irréprochable d'une grande partie de ce qu'il avait avancé.

y en

Ce miroir est convexe des deux côtés, et est portion de deux sphères, dont chacune a douze pieds de rayons. Il a trois pieds rhinlandiques de diamètre, et pèse cent soixante livres, ce qui est une grandeur énorme par rapport aux plus grands verres

convexes qui aient jamais été faits. Les bords en sont aussi parfaitement travaillés que le milieu; et ce qui le marque bien, c'est que son foyer est exactement rond. Ce verre est une énigme pour les habiles gens. A-t-il été travaillé dans des bassins, comme les verres ordinaires de lunettes? A-t-il été jeté en moule? On peut se partager sur cette question; les deux manières ont de grandes difficultés, et rien ne fait mieux l'éloge de la mécanique dont Tschirnhaus doit s'être servi. Il a dit, mais peutêtre n'a-t-il pas voulu révéler son secret, qu'il l'avait taillé dans des bassins, et que la masse de verre dont il l'avait tiré pesait sept cents livres ; ce qui serait encore une merveille dans la verrerie. Il en avait fait un autre de quatre pieds de diamètre, mais il fut endommagé par quelque accident.

Il présenta un miroir de cette espèce à l'empereur Léopold, qui pour reconnaître son présent, et encore plus son mérite, lui voulut donner le titre et les prérogatives de libre baron: mais il les refusa avec tout le respect qui doit accompagner un semblable refus; et des grâces de l'Empereur, il n'accepta que le portrait de sa majesté impériale, avec une chaîne d'or. Pour rendre ce trait moins fabuleux, il est bon d'y en joindre un pareil qui le soutiendra. Il refusa de même les fonctions de conseiller d'état, dont le roi Auguste le voulait honorer. On peut soupçonner que qui ne recherche pas les honneurs, veut s'épargner ou beaucoup de peine, ou la honte de ne pas réussir : mais à qui les renvoie quand ils viennent s'offrir d'eux-mêmes, la malignité la plus ingénieuse n'a rien à dire.

Il revint à Paris pour la quatrième fois en 1701, et fut assez 'assidu à l'académie. Il y annonça plusieurs méthodes qu'il avait trouvées pour la géométrie la plus sublime; mais il n'en donna pas les démonstrations, et il se contenta d'exciter une certaine curiosité inquiète, et peut-être des doutes honorables à ses découvertes, en cas qu'elles fussent bien sûres. Nous avons donné dans l'histoire de 1701 (p. 89 et 90), une liste de ses propositions. Il prétendait pouvoir se passer de la méthode 'des infiniment petits, et donna à l'académie, sur les rayons des développées, un échantillon de celle qu'il mettait en la place. Rien ne prouve mieux la grande utilité des infiniment petits, que l'honneur qu'on ́se fait de n'en avoir pas besoin en certaines occasions. En géné`ral, Tschirnhaus voulait rendre la géométrie plus aisée, persuadé que les véritables méthodes sont faciles, que les plus ingénieuses ne sont point les vraies dès qu'elles sont trop composées, et que la nature doit fournir quelque chose de plus simple. Tout cela est vrai: reste à déterminer le degré de simplicité; on croit présentement y être parvenu.

Pendant ce séjour de Paris, Tschirnhaus fit part à Homberg d'un secret qu'il avait trouvé, aussi surprenant que celui de tailler ses grands verres; c'est de faire de la porcelaine toute pareille à celle de la Chine, et qui par conséquent épargnerait beaucoup d'argent à l'Europe. On a cru jusqu'ici que la porcelaine était un don particulier dont la nature avait favorisé les Chinois, et que la terre dont elle est faite n'était qu'en leur pays. Cela n'est point ainsi; c'est un mélange de quelques terres qui se trouvent communément partout ailleurs, mais qu'il faut s'aviser de mettre ensemble. Un premier inventeur trouve ordinairement un secret par hasard, et sans le chercher : mais un second, qui cherche ce que le premier a trouvé, ne le peut guère trouver que par raisonnement. Tschirnhaus avait donné à Homberg sa porcelaine en échange de quelques autres secrets de chymie qu'il en avait reçus, et il lui fit promettre que de son vivant il n'en ferait nul usage.

Quand il fut retourné chez lui, il se trouva perpétuellement environné de chagrins domestiques, et sa vie ne fut plus qu'une suite de malheurs. Comme la santé de l'âme tient à celle de l'esprit, sur laquelle il avait tant médité, et qu'il y a moins de maux pour qui sait raisonner, ou des maux moins douloureux, il soutint les siens avec constance, et fit voir ce qu'on ne voit presque jamais en cette matière, l'usage de sa théorie et l'application de ses préceptes. Son humeur ne fut pas altérée, ni ses études seulement interrompues. Il se soumettait à une providence à laquelle il est inutile de résister, et infiniment avantageux de se soumettre. Enfin, après avoir passé cinq ans à combattre et à vaincre le chagrin, il tomba malade, peut-être parce qu'on ne peut le vaincre si long-temps sans en être fort affaibli. Il ne craignait point la fièvre, la phthisie, l'hydropisie, la goutte, parce qu'il se tenait sûr d'en avoir les remèdes; mais il avait beaucoup de peur de la pierre, qu'il ne s'assurait pas de pouvoir prévenir ou guérir si aisément. Il avait pourtant trouvé une préparation de petit-lait qu'il croyait très-bonne, et qu'il a donnée dans une édition allemande de son livre. Mais elle n'empêcha, pas qu'au mois de septembre 1708, il ne fût attaqué de grandes douleurs de gravelle, suivies d'une suppression d'urine. Les médecins, qui ne le trouvaient pas assez obéissant, parce qu'il s'était rendu médecin lui-même, l'abandonnèrent bientôt. Il se traita comme il l'entendit`; il ne perdit jamais ni sa fermeté, ni sa résignation à la Providence, ni l'usage de sa raison, et enfin il mourut le 11 octobre suivant. Ses dernières paroles furent triomphe, victoire. Apparemment il se regardait comme vainqueur des maux de la vie humaine.

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