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père, arrivée en 1677, le laissa entièrement maître de suivre son inclination.

Il profita aussitôt de sa liberté, et parcourut en 1678 les montagnes de Dauphiné et de Savoie, d'où il rapporta quantité de belles plantes sèches, qui commencèrent son herbier.

La botanique n'est pas une science sédentaire et paresseuse, qui se puisse acquérir dans le repos et dans l'ombre d'un cabinet, comme la géométrie et l'histoire, ou qui tout au plus, comme la chymie, l'anatomie et l'astronomie, ne demande que des opérations d'assez peu de mouvement. Elle veut que l'on coure les montagnes et les forêts, que l'on gravisse contre des rochers escarpés, que l'on s'expose aux bords des précipices. Les seuls livres qui peuvent nous instruire à fond de cette matière, ont été jetés au hasard sur toute la surface de la terre ; et il faut se résoudre à la fatigue et au péril de les chercher et de les ramasser. De là vient aussi qu'il est si rare d'exceller dans cette science : le degré de passion qui suffit pour faire un savant d'une autre espèce ne suffit pas pour faire un grand botaniste; et avec cette passion même, il faut encore une santé qui puisse la suivre, et une force de corps qui y réponde. Tournefort était d'un tempérament vif, laborieux, robuste; un grand fonds de gaieté naturelle le soutenait dans le travail, et son corps, aussi-bien que son esprit, avait été fait pour la botanique.

que

En 1679, il partit d'Aix pour Montpellier, où il se perfectionna beaucoup dans l'anatomie et dans la médecine. Un jardin des plantes établi en cette ville par Henri IV, ne pouvait pas, quelriche qu'il fût, satisfaire sa curiosité; il courut tous les environs de Montpellier à plus de dix lieues, et en rapporta des plantes inconnues aux gens même du pays. Mais ces courses étaient encore trop bornées : il partit de Montpellier pour Barcelone au mois d'avril 1681; il passa jusqu'à la Saint-Jean dans les montagnes de Catalogne, où il était suivi par les médecins du pays, et par les jeunes étudians en médecine, à qui il démontrait les plantes. On eût dit presque qu'il imitait les anciens gymnosophistes, qui menaient leurs disciples dans les déserts où ils tenaient leur école.

Les hautes montagnes des Pyrénées étaient trop proches pour ne le pas tenter. Cependant il savait qu'il ne trouverait dans ces vastes solitudes qu'une subsistance pareille à celle des plus austères anachorètes, et que les malheureux habitans qui la lui pouvaient fournir n'étaient pas en plus grand nombre que les voleurs qu'il avait à craindre. Aussi fut-il plusieurs fois dépouillé par les miquelets espagnols. Il avait imaginé un stratagême pour leur dérober un peu d'argent dans ces sortes d'occasions,

Il enfermait des réaux dans du pain qu'il portait sur lui, et qui était si noir et si dur, que quoiqu'ils le volassent fort exactement, et ne fussent pas gens à dédaigner, ils le lui laissaient avec mépris. Son inclination dominante lui faisait tout surmonter; ces rochers affreux et presque inaccessibles qui l'environnaient de toutes parts, s'étaient changés pour lui en une magnifique bibliotheque, où il avait le plaisir de trouver tout ce que sa curiosité demandait, et où il passait des journées délicieuses. Un jour une méchante cabane où il couchait tomba tout coup; il fut deux heures enseveli sous les ruines, et y aurait péri, si l'on eût tardé encore quelque temps à le retirer.

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Il revint à Montpellier à la fin de 1681, et de là il alla chez lui à Aix, où il rangea dans son herbier toutes les plantes qu'il avait ramassées de Provence, de Languedoc, de Dauphiné, de Catalogne, des Alpes et des Pyrénées. Il n'appartient pas à tout le monde de comprendre que le plaisir de les voir en grand nombre, bien entières, bien conservées, disposées selon un bel ordre dans de grands livres de papier blanc, le payait suffisamment de tout ce qu'elles lui avaient coûté.

Heureusement pour les plantes, Fagon, alors premier médecin de la feue reine, s'y était toujours attaché, comme à une partie des plus curieuses de la physique et des plus essentielles de la médecine; et il favorisait la botanique de tout le pouvoir que lui donnaient sa place et son mérite. Le nom de Tournefort vint à lui de tant d'endroits différens, et toujours avec tant d'uniformité, qu'il eut envie de l'attirer à Paris, rendez-vous général de presque tous les grands talens répandus dans les provinces. Il s'adressa cela à madame de Venelle, sous-goupour vernante des enfans de France, qui connaissait beaucoup toute la famille Tournefort. Elle lui persuada donc de venir à Paris; et en 1683, elle le présenta à Fagon, qui dès la même année lui procura la place de professeur en botanique au jardin royal des plantes, établi à Paris par Louis XIII, pour l'instruction des jeunes étudians en médecine.

Cet emploi ne l'empêcha pas de faire différens voyages. Il retourna en Espagne, et alla jusqu'en Portugal. Il vit des plantes, mais presque sans aucun botaniste. En Andalousie, qui est un pays fécond en palmiers, il voulut vérifier ce que l'on dit depuis si long-temps des amours du mâle et de la femelle de cette espèce; mais il n'en put rien apprendre de certain : et ces amours si anciennes, en cas qu'elles soient, sont encore mystérieuses. Il alla aussi en Hollande et en Angleterre, où il vit et des plantes, et plusieurs grands botanistes, dont il gagna facilement l'estime et l'amitié. Il n'en faut point d'autre preuve que l'envie qu'eut

Herman, célèbre professeur en botanique à Leyde, de lui rési gner sa place, parce qu'il était déjà fort âgé. Il lui en écrivit au commencement de la dernière guerre avec beaucoup d'ins tance; et le zèle qu'il avait pour la science qu'il professait, lui faisait choisir un successeur non-seulement étranger, mais d'une nation ennemie. Il promettait à Tournefort une pension de 4000 livres de messieurs les états-généraux, et lui faisait espérer une augmentation quand il serait encore mieux connu. La pension attachée à sa place du jardin royal était fort modique; cependant l'amour de son pays lui fit refuser des offres si utiles et si flatteuses. Il s'y joignit encore une autre raison qu'il disait à ses amis, c'est qu'il trouvait que les sciences étaient ici pour le moins à un aussi haut degré de perfection qu'en aucun autre pays. La patrie d'un savant ne serait pas sa véritable patrie, si les sciences n'y étaient florissantes.

La sienne ne fut pas ingrate. L'académie des sciences ayant été mise en 1692 sous l'inspection de l'abbé Bignon, un des premiers usages qu'il fit de son autorité, deux mois après qu'il en fut revêtu, fut de faire entrer. dans cette compagnie Tournefort et Homberg, qu'il ne connaissait ni l'un ni l'autre que par le nom qu'ils s'étaient fait. Après qu'ils eurent été agréés par le Roi sur son témoignage, il les présenta tous deux ensemble à l'académie, deux premiers nés, pour ainsi dire, dignes de l'être d'un tel père, et d'annoncer toute la famille spirituelle qui les a suivis.

En 1694 parut le premier ouvrage de Tournefort, intitulé: Elémens de botanique, ou méthode pour connaître les plantes, imprimé au Louvre en trois volumes. Il est fait pour mettre de l'ordre dans ce nombre prodigieux de plantes semées si confusément sur la terre, et même sous les eaux de la mer, et pour les distribuer en genres et en espèces, qui en facilitent la connaissance, et empêchent que la mémoire des botanistes ne soit accablée sous le poids d'une infinité de noms différens. Cet ordre si nécessaire n'a point été établi par la nature, qui a préféré une confusion magnifique à la cominodité des physiciens; et c'est à eux à mettre presque malgré elle de l'arrangement et un système dans les plantes. Puisque ce ne peut être qu'un ouvrage de leur esprit, il est aisé de prévoir qu'ils se partageront, et que même quelques-uns ne voudront point de systèmes. Celui que Tournefort a préféré, après une longue et savante discussion, consiste à régler les genres des plantes par les fleurs et par les fruits pris ensemble; c'est-à-dire, que toutes les plantes semblables par ces deux parties seront du même genre; après quoi les différences ou de la racine, ou de la tige, ou des feuilles, feront

leurs différentes espèces. Tournefort a été même plus loin; audessus des genres il a mis des classes qui ne se règlent que par les fleurs, et il est le premier qui ait eu cette pensée beaucoup plus utile à la botanique qu'on ne se l'imaginerait d'abord; car il ne trouve jusqu'ici que 14 figures différentes de fleurs qu'il faille s'imprimer dans la mémoire. Ainsi quand on a entre les mains une plante en fleur dont on ignore le nom, on voit aussitôt à quelle classe elle appartient dans le livre des Élémens de botanique. Quelques jours après, la fleur paraît, le fruit qui détermine le genre dans ce même livre, et les autres parties donnent l'espèce; de sorte que l'on trouve en un moment, et le nom que Tournefort lui donne par rapport à son système, et ceux que d'autres botanistes des plus fameux lui ont donnés, ou par rapport à leur système particulier, ou sans aucun système. Par-la on est en état d'étudier cette plante dans les auteurs qui en ont parlé, sans craindre de lui attribuer ce qu'ils auront dit d'une autre, ou d'attribuer à une autre ce qu'ils auront dit de celle-là. C'est un prodigieux soulagement pour la mémoire, que tout se réduise à retenir 14 figures de fleurs, par le moyen desquelles on descend à 673 genres, qui comprennent soux eux 8846 espèces de plantes, soit de terre, soit de mer, connues jusqu'au temps de ce livre. Que serait-ce s'il fallait connaître immédiatement ces 8846 espèces, et cela sous tous les noms différens qu'il a plu aux botanistes de leur imposer ? Ce que nous venons de dire ici demanderait encore quelques restrictions ou quelques éclaircissemens; maïs nous les avons donnés dans l'histoire de 1700 (p. 70 et suiv.), où le système de Tournefort a été traité plus à fond et avec plus d'étendue.

autre

Il parut être fort approuvé des physiciens, c'est-à-dire ( et cela ne doit jamais s'entendre autrement), du plus grand nombre des physiciens. Il fut attaqué sur quelques points par Rai, célèbre botaniste et physicien anglais, auquel Tournefort répondit en 1697 par une dissertation latine adressée à Sherard, anglais habile dans la même science. La dispute fut sans aigreur, et même assez polie de part et d'autre, ce qui est assez à remarquer. On dira peut-être que le sujet ne valait guère la peine qu'on s'échauffât: car de quoi s'agissait-il? De savoir si les fleurs et les fruits suffisaient pour établir les genres; si une certaine plante était d'un genre ou d'un autre. Mais on doit tenir compte aux hommes, et plus particulièrement aux savans, de ne s'échauffer pas beaucoup sur de légers sujets. Tournefort, dans un ouvrage postérieur à la dispute, a donné de grands éloges à Rai, et même sur son système des plantes.

11 se fit recevoir docteur en médecine de la faculté de Paris; et

en 1698, il publia un livre intitulé: Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris, avec leur usage dans la médecine. Il est facile de juger que celui qui avait été chercher des plantes sur les sommets des Alpes et des Pyrénées, avait diligemment herborisé dans tous les environs de Paris, depuis qu'il y faisait son séjour. La botanique ne serait qu'une simple curiosité, si elle ne se rapportait à la médecine; et quand on veut qu'elle soit utile, c'est la botanique de son pays qu'on doit le plus étudier, non que la nature ait été aussi soigneuse qu'on le dit quelquefois, de mettre dans chaque pays les plantes qui devaient convenir aux maladies des habitans; mais parce qu'il est plus commode d'employer ce qu'on a sous sa main, et que souvent ce qui vient de loin n'en vaut pas mieux. Dans cette histoire des plantes des environs de Paris, Tournefort rassemble, outre leurs différens noms et leurs descriptions, les analyses chymiques que l'académie en avait faites, et leurs vertus les mieux prouvées. Ce livre seul répondrait suffisamment aux reproches que l'on fait quelquefois aux médecins de n'aimer pas les remèdes tirés des simples, parce qu'ils sont trop faciles et d'un effet trop prompt. Certainement Tournefort en produit ici un grand nombre; cependant ils sont la plupart assez négligés, et il semble qu'une certaine fatalité ordonne qu'on les désirera beaucoup, et qu'on s'en servira peu.

On peut compter parmi les ouvrages de Tournefort un livre, ou du moins une partie d'un livre, qu'il n'a pourtant pas fait imprimer. Il porte pour titre : Schola botanica, sive catalogus plantarum, quas ab aliquot annis in horto regio Parisiensi studiosis indigitavit vir clarissimus Josephus Pitton de Tournefort, doctor medicus, ut et Pauli Hermanni paradisi batavi Prodromus, etc. Amstelodami, 1699. Un anglais nommé Simon Warton, qui avait étudié trois ans en botanique au jardin du roi, sous Tournefort, fit ce catalogue des plantes qu'il y avait

yues.

Comme les Élémens de botanique avaient eu tout le succès que l'auteur même pouvait désirer, il en donna en 1700 une traduction latine en faveur des étrangers, et plus ample, sous le titre d'institutione rei herbaric, en trois volumes in-4° dont le premier contient les noms des plantes distribuées selon le système de l'auteur, et les deux autres leurs figures très-bien gravées. A la tête de cette traduction est une grande préface, ou introduction à la botanique, qui contient avec les principes du système de Tournefort ingénieusement et solidement établis, une histoire de la botanique et des botanistes, recueillie avec beaucoup de soin et agréablement écrite. On n'aura pas de peine à s'imaginer qu'il

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