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La compagnie des mathématiciens étant déjà dans l'état qu'on la pouvait souhaiter, on songea à leur joindre des physiciens, dont le roi laissa le choix à Colbert. Ceux qu'il nomma furent de la Chambre, médecin ordinaire du roi, fameux par ses ouvrages; Perrault, aussi médecin, en qui brillait le génie qui fait les découvertes, Duclos et Bourdelin, habiles chymistes, Pecquet et Gayant, savans anatomistes, et Marchand, qui avait une grande connaissance de la botanique. Le ministre joignit à ces géomètres et à ces physiciens consommés, de jeunes gens propres à les aider dans leurs travaux. Ce furent Niquet, Couplet, Richer, Pivert, de la Voye. Peu de mois auparavant, Duhamel, prêtre, avait été choisi pour être secrétaire de cette académie comme étant d'une assez vaste érudition, pour entendre les différentes langues de tant de savans hommes, et recueillir tout ce qui sortirait de leur bouche. Il semble que l'ordre dans lequel se forma l'académie des sciences, représente celui que les sciences mêmes doivent garder entre elles; les mathématiciens furent les premiers, et les physiciens vinrent ensuite.

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Le roi, pour assurer aux académiciens le repos et le loisir dont ils avaient besoin, leur établit des pensions, que les guerres même n'ont jamais fait cesser; en quoi sa bonté pour l'académie des sciences a surpassé celle du cardinal de Richelieu pour l'académie française, qui lui était néanmoins si chère, et celle de Charles II, roi d'Angleterre, pour la société royale de Londres.

Le roi voulut même qu'il y eût toujours un fonds pour les expériences, si nécessaires dans toute la physique, et dont la dépense est quelquefois au-dessus des forces du physicien. La chymie la plus raisonnable n'opère qu'avec assez de frais, et les mathématiques même, hormis la géométrie pure et l'algèbre, demandent un grand attirail d'instrumens, faits avec un extrême soin. D'ailleurs il se propose quelquefois de nouvelles inventions, que leurs auteurs, séduits par le charme de la production, ont rendu si spécieuses, qu'à peine en peut-on apercevoir les inconvéniens ou les impossibilités; et il est de l'intérêt public qu'il y ait une compagnie toujours en état de les examiner et d'en faire l'épreuve, après quoi les défauts seront découverts, et peut-être même réparés.

Le 22 décembre, les mathématiciens et les physiciens que nous avons nommés, s'assemblèrent, pour la première fois, à la bibliothéque du roi. De Carcavy leur exposa le dessein qu'avait le roi d'avancer et de favoriser les sciences, et ce qu'il attendait d'eux pour l'utilité publique, et pour la gloire de son règne.

On mit d'abord en délibération si les deux sociétés des géomètres et des physicieus demeureraient séparées, ou si elles n'en

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feraient qu'une. Presque toutes les voix allèrent à les mettre ensemble. La géométrie et la physique sont trop unies par ellesmêmes, et trop dépendantes du secours l'une de l'autre, La géométrie n'a presque aucune utilité, si elle n'est appliquée à la physique; et la physique n'a de solidité qu'autant qu'elle est fondée sur la géométrié. Il faut que les subtiles spéculations dé l'une prennent un corps, pour ainsi dire, en se liant avec les expériences de l'autre ; et que les expériences naturellement bornées à des cas particuliers, prennent, par le moyen de la spéculation, un esprit universel, et se changent en principes. En un mot, si toute la nature consiste dans les combinaisons innombrables des figures et des mouvemens, la géométrie, qui seule peut calculer des mouvemens et déterminer des figures, devient indispensablement nécessaire à la physique ; et c'est ce qui paraît visiblement dans les systèmes des corps célestes, dans les lois du mouvement, dans la chute accélérée des corps pesans, dans les réflexions et les réfractions de la lumière, dans l'équilibre des liqueurs, dans la mécanique des organes des animaux; enfin, dans toutes les matières de physique, qui sont susceptibles de précision; car, pour celles qu'on ne peut amener à ce degré dé clarté, comme les fermentations des liqueurs, les maladies des animaux, etc., ce n'est pas que la même géométrie n'y domine, mais c'est qu'elle y devient obscure et presqu'impénétrable par la trop grande complication des mouvemens et des figures. Les plus grands physiciens de notre siècle, Galilée, Descartes, Gassendi, le père Fabry, ont été aussi de grands géomètres ; et sans doute une des principales causes qui avait si long-temps empêché la physique de rien produire que des termes, c'est qu'on l'avait séparée de la géométrie.

Cependant, pour mettre quelque distinction entré ces deux sciences, il fut arrêté que les mercredis on traiterait des mathématiques, et que les samedis appartiendraient à la physique.

Il fut résolu aussi que l'on ne révèlerait rien de ce qui se dirait dans l'académie, à moins que la compagnie n'y consentît. Mais comme il est difficile que dans un assez grand nombre d'académiciens, il n'y ait quelqu'un qui confie à quelque ami des vues ou des découvertes nouvelles qui auront été proposées dans l'assemblée, il est arrivé assez souvent que ce qui avait été trouvé par l'académie, et gardé pour être publié dans un certain temps; lui a été enlevé par des étrangers qui s'en sont fait honneur. Čar quelquefois, à des gens versés dans certaine matière, il ne faut qu'un mot pour leur faire comprendre toute la finesse d'uné invention, et peut-être ensuite la pousseront-ils plus loin que les premiers auteurs. C'est ce que fit Galilée à l'égard des lunettes.

On lui apprit qu'un Hollandais, qui ne savait point de mathématiques, ajustait de telle sorte deux verres, qu'il voyait les objets plus grands et plus distincts. Galilée fut suffisamment instruit en apprenant la possibilité d'une chose si nouvelle et si étonnante. Il se mit à chercher, par voie de mathématique, comment des objets pouvaient paraître plus distincts et plus grands ; et enfin le raisonnement lui fit trouver ce que le hasard seul avait donné aux Hollandais. Aussitôt se découvrirent à ses yeux les satellites de Jupiter, les taches du Soleil, les phases de Vénus, cette innombrable multitude de petites étoiles qui font la voie lactée; et il ne s'en est pas fallu de beaucoup, que le même qui a trouvé les lunettes, n'ait fait le miracle de les porter à leur dernière perfection. Le télescope dónt Galilée s'est servi, est conservé dans le cabinet de l'académie, à qui un savant Italien en a fait présent.

Ce n'est pas qu'il importe extrêmement au public de savoir qui est l'auteur d'une nouvelle invention, pourvu qu'elle soit utile; mais, comme il lui importe qu'il y ait des inventions nouvelles, il en faut conserver la gloire à leurs auteurs, qui sont excités au travail par cette récompense.

Rien ne peut plus contribuer à l'avancement des sciences, que l'émulation entre les savans, mais renfermée dans de certaines bornes. C'est pourquoi l'on convint de donner aux con→ férences académiques une forme bien différente des exercices publics de philosophie, où il n'est pas question d'éclaircir la vérité, mais seulement de n'être pas réduit à se taire. Ici l'on voulut que tout fût simple, tranquille, sans ostentation d'esprit ni de science; que personne ne se crût engagé à avoir raison, et que l'on fût toujours en état de céder sans honte; surtout qu'aucun système ne dominât dans l'académie à l'exclusion des autres, et qu'on laissât toujours toutes les portes ouvertes à la vérité.

Enfin il fut résolu dans l'académie que l'on examinerait avec soin les livres, ou de mathématique, ou de physique, qui paraî traient au jour, et que l'on ferait toutes les expériences considé→ rables qui y seraient rapportées; ce que l'on jugea devoir étre d'une grande utilité, surtout dans la chymie et dans l'anatomie, qui sont de toutes les parties de la physique les plus fécondes en découvertes, et celles aussi dont les découvertes veulent être examinées de plus près.

DE L'ANALYSE

DES INFINIMENT PETITS, DU MARQUIS DE L'HÔPITAL.

L'ANALYSE qu'on explique dans cet ouvrage, suppose la commune; mais elle en est fort différente. L'analyse ordinaire ne traite que des grandeurs finies; celle-ci pénètre jusques dans l'infini même. Elle compare les différences infiniment petites de grandeurs finies; elle découvre les rapports de ces différences; et par-là elle fait connaître ceux des grandeurs finies, qui, comparées avec ces infiniment petits, sont comme autant d'infinies. On peut même dire que cette analyse s'étend au-delà de l'infini; car elle ne se borne pas aux différences infiniment petites, mais elle découvre les rapports des différences de ces différences, ceux encore des différences troisièmes, quatrièmes, et ainsi de suite, sans trouver jamais le terme qui la puisse arrêter; de sorte qu'elle n'embrasse pas seulement l'infini, mais l'infini de l'infini, ou une infinité d'infinis.

Une analyse de cette nature pouvait seulement nous conduire jusqu'aux véritables principes des lignes courbes; car les courbes n'étant que des polygones d'une infinité de côtés, et ne différant entre elles que par la différence des angles que ces côtés infiniment petits font entre eux, il n'appartient qu'à l'analyse des infiniment petits de déterminer la position de ces côtés pour avoir la courbure qu'ils forment, c'est-à-dire les tangentes de ces courbes, leurs perpendiculaires, leurs points d'inflexion ou de rebroussement, les rayons qui s'y réfléchissent, ceux qui s'y rompent, etc.

Les polygones inscrits ou circonscrits aux courbes, qui, par la multiplication infinie de leurs côtés, se confondent enfin avec elles, ont été pris de tout temps pour les courbes mêmes : mais on en était demeuré là. Ce n'est que depuis la découverte de l'analyse dont il s'agit ici, que l'on a bien senti l'étendue et la fécondité de cette idée.

Ce que nous avons des anciens sur ces matières, principalement d'Archimède, est assurément digne d'admiration. Mais, outre qu'ils n'ont touché qu'à fort peu de courbes, qu'ils n'y

ont même touché que légèrement, ce ne sont presque partout que des propositions particulières et sans ordre, qui ne font apercevoir aucune méthode régulière et suivie. Ce n'est pas cependant qu'on leur en puisse faire un reproche légitime : ils ont eu besoin d'une extrême force de génie pour percer à travers de tant d'obscurités, et pour entrer les premiers dans des pays entièrement inconnus. S'ils n'ont pas été loin, s'ils ont marché par de longs circuits; du moins, quoi qu'en dise Viette, ils ne se sont point égarés; et plus les chemins qu'ils ont tenus étaient difficiles et épineux, plus ils sont admirables de ne s'y être pas perdus. En un mot, il ne paraît pas que les anciens en aient faire davantage pour leur temps; ils ont fait ce que nos bons esprits auraient faits en leur place; et, s'ils étaient à la nôtre, il est à croire qu'ils auraient les mêmes vues que nous. Tout cela est une suite de l'égalité naturelle des esprits et de la succession nécessaire des découvertes.

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Ainsi, il n'est pas surprenant que les anciens n'aient pas été plus loin; mais on ne saurait assez s'étonner que de grands hommes, et sans doute d'aussi grands hommes que les anciens, en soient si long-temps demeurés là, et que, par une admiration presque superstitieuse pour leurs ouvrages, ils se soient contentés de les lire et de les commenter, sans se permettre d'autre usage de leurs lumières, que ce qu'il en fallait pour les suivre, sans oser commettre le crime de penser quelquefois par eux-mêmes, et de porter leurs vues au-delà de ce que les anciens avaient découvert. De cette manière, bien des gens travaillaient, ils écrivaient; les livres se multipliaient, et cependant rien n'avançait : tous les travaux de plusieurs siècles n'ont abouti qu'à remplir le monde de respectueux commentaires, et de traductions répétées d'originaux souvent assez méprisables.

Tel fut l'état des mathématiques, et surtout de la philosophie, jusqu'à Descartes. Ce grand homme, poussé par son génie et par la supériorité qu'il se sentait, quitta les anciens pour ne suivre que cette même raison que les anciens avaient suivie ; et cette heureuse hardiesse, qui fut traitée de révolte, nous valut une infinité de vues nouvelles et utiles sur la physique et sur la géométrie. Alors on ouvrit les yeux, et l'on s'avisa de penser.

Pour ne parler que des mathématiques, dont il est seulement ici question, Descartes commença où les anciens avaient fini, et il débuta par la solution d'un problême, où Pappus dit qu'ils étaient tous demeurés. On sait jusqu'où il a porté l'analyse et la géométrie, et combien l'alliage qu'il en a fait rend facile la solution d'une infinité de problêmes, qui paraissaient

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