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brassée par tous les modernes. On ne peut même dissimuler, puisque nos histoires l'ont dit, qu'il l'attaqua ouvertement. En général, il n'était pas ami du nouveau ; et de plus, il s'élevait par une espèce d'ostracisme contre tout ce qui était trop éclatant dans un état libre tel que celui des lettres. La géométrie de l'infini avait ces deux défauts, surtout le dernier car au fond elle n'est pas tout-à-fait si nouvelle; et les partisans zélés de l'antiquité, s'il en est encore à cet égard, trouveraient bien mieux leur compte à soutenir que les anciens géomètres en ont connu et mis en œuvre les premiers fondemens, qu'à la combattre, parce qu'elle leur était inconnue.

Comme toutes les objections faites contre les infiniment petits avaient été suivies d'une solution démonstrative, l'abbé Gallois commençait à en proposer sous la forme d'éclaircissemens qu'il demandait, et peut-être les différentes ressources que l'esprit peut fournir n'auraient-elles pas été sitôt épuisées; mais d'une santé parfaite et vigoureuse dont il jouissait, il tomba tout d'un coup au commencement de cette année dans une maladie, dont il mourut le 19 avril.

Il était d'un tempérament vif, agissant et fort gai; l'esprit courageux, prompt à imaginer ce qui lui était nécessaire, fertile en expédiens, capable d'aller loin par des engagemens d'honneur. Il n'avait d'autre occupation que les livres, ni d'autre divertissement que d'en acheter. Il avait mis ensemble plus de 12000 volumes, et en augmentait encore le nombre tous les jours. Si une aussi nombreuse bibliothéque peut être nécessaire, elle l'était à un homme d'une aussi vaste littérature, et dont la curiosité se portait à mille objets différens, et voulait se contenter sur-le-champ. Ses mœurs, et surtout son désintéressement, ont paru dans toute sa conduite auprès de Colbert. La charité chrétienne donnait à son désintéressement naturel la dernière perfection; il ne s'était réservé sur l'abbaye de SaintMartin de Cores, qu'il avait possédée, qu'une pension de 600 livres, et il les laissait à son successeur pour être distribuées aux pauvres du pays.

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DENIS DODART, conseiller-médecin du roi, de S. A. S. madame la princesse de Conti la douairière, et de S. A S. monseigneur le prince de Conti, docteur-régent en la faculté de

médecine de Paris, naquit en 1634 de Jean Dodart, bourgeois de Paris, et de Marie Dubois, fille d'un avocat. Jean Dodart, quoique sans lettres, avait beaucoup d'esprit, et, ce qui est préférable, un bon esprit. Il s'était fait même un cabinet de livres, et savait assez pour un homine qui ne pouvait guère savoir. Marie Dubois était une femme aimable par un caractère fort doux, et par un cœur fort élevé au-dessus de sa fortune. Nous ne faisons ici ce petit portrait du père et de la mère, qu'à cause du rapport qu'il peut avoir à celui du fils. Il est juste de leur tenir compte de la part qu'ils ont eue à son mérite naturel, et d'en faire honneur à leur mémoire.

Ils ne se contentèrent pas de faire apprendre à leur fils le latin et le grec, ils y joignirent le dessin, la musique, les instrumens, qui n'entrent que dans les éducations les plus somptueuses, et qu'on ne regarde que trop comme des superfluités agréables. Il réussit à tout de manière à donner les plus grandes espérances; et il eut achevé ses études de si bonne heure, qu'il eut le temps de s'appliquer également au droit et à la médecine, pour se déterminer mieux sur la profession qu'il embrasserait. Il est peut-être le seul qui ait voulu choisir avec tant de connaissance de cause; il est vrai qu'il satisfaisait aussi son extrême avidité de savoir.

Il prit enfin parti pour la médecine; son inclination naturelle l'y portait mais ce qui le détermina le plus puissamment, c'est qu'il n'y vit aucun danger pour la justice, et une infinité d'occasions pour la charité; car il était touché dès-lors de ces mêmes sentimens de religion, dans lesquels il a fini sa vie.

On imagine aisément avec quelle ardeur et quelle persévérance s'attache à une étude un homme d'esprit, dont elle est le plus grand plaisir; et un homme de bien, dont elle est devenue le devoir essentiel. Il se distingua fort sur les bancs des écoles de médecine, et il nous en reste des témoignages authentiques, aussi-bien que du caractère dont il était dans sa plus grande jeunesse. Guy Patin parle ainsi dans sa 186 lettre de l'édition de 1692: Ce jourd'hui 5 juillet (1692), nous avons fait la licence de nos vieux bacheliers; ils sont sept en nombre, dont celui qui est le second, nommé Dodart, âgé de vingt-cinq ans, est un des plus sages et des plus savans hommes de ce siècle. Ce jeune homme est un prodige de sagesse et de science, monstrum sine vitio, comme disait Adr. Turnebus de Josepho Scaligero. Il dit ensuite dans sa lettre 190: Notre licencié, qui est si savant, s'appelle Dodart. Il est fils d'un bourgeois de Paris, fort honnête homme. C'est un grand garçon, fort sage, fort modeste, qui sait Hippocrate, Galien, Aristote, Cicéron, Sénèque

et Fernel par cœur. C'est un garçon incomparable, qui n'a pas encore 26 ans; car la faculté lui fit grace au premier examen de quelques mois qui lui manquaient pour son âge, sur la bonne opinion qu'on avait de lui dès auparavant. Toutes les circonstances du témoignage de Patin sont assez dignes d'attention. Il était médecin, fort savant, passionné pour la gloire de la médecine. Il écrivait à un de ses amis avec une liberté non-seulement entière, mais quelquefois excessive. Les éloges ne sont pas fort communs dans ses lettres; et ce qui y domine, c'est une bile de philosophe très-indépendant. Il n'avait avec Dodart nulle liaison ni de parenté ni d'amitié, et n'y prenait aucun intérêt; il n'a remarqué aucun autre des jeunes étudians. Enfin il ne se donne pas pour dévot; et un air de dévotion, qui n'était pas un démérite à ses yeux, devait être bien sincère et même bien aimable. Si l'amour-propre était un peu plus délicat, on ne compterait pour louanges que celles qui auraient de pareils assaisonnemens. Patin, dans ses lettres 207, 208, 219, continue à rendre compte à son ami de ce que fait Dodart. Tantôt il l'appelle notre licencié si sage et si savant, tantôt notre savant jeune docteur. Il ne le perdait point de vue, toujours poussé par une simple curiosité, d'autant plus flatteuse qu'elle était indifférente.

Des suffrages naturellement les plus opposés se réunissaient sur Dodart. Le P. Deschamps, d'une société fort peu aimée de Patin, ayant un jour entendu par hasard le jeune docteur dans une leçon aux écoles de médecine, fut si touché de sa belle latinité, que, sur le rapport qu'il en fit au comte de Brienne, alors secrétaire d'état pour les affaires étrangères, ce ministre commença à penser à lui; et s'en étant informé d'ailleurs, il eut une extrême envie de se l'attacher en qualité de son premier commis. Les commencemens de ceux qui n'ont pour eux que le mérite, sont assez obscurs et assez lents, et l'établissement de Dodart était alors fort médiocre ; cependant ni une fortune considérable qui venait s'offrir d'elle-même, ni l'éclat séduisant d'un emploi de cour, ne purent le faire renoncer à son premier choix. Sa fermeté était soutenue par des principes plus élevés, qui lui persuadaient que le ciel l'avait placé où il était. M. de Brienne, pour l'engager insensiblement, exigea qu'il lui fit du moins quelques lettres plus importantes et plus secrètes. Il eut cette déférence, mais il se défendit d'un piége que tout autre n'aurait pas attendu.

Sa constance pour sa profession fut récompensée. Il vint assez promptement à être connu, et madame la duchesse de Longueville le prit pour son médecin. Elle était alors dans cette

grande piété où elle a fini ses jours; et l'on sait que dans l'un et l'autre temps de sa vie, elle a fait un cas infini de l'esprit, non pas seulement de cet esprit qui rend un homme habile dans un certain genre, et qui y est attaché, mais principalement de celui qu'on peut porter partout avec soi. Elle y était trop accoutumée pour s'en pouvoir passer, et toute autre langue lui eût été trop étrangère. Un bon médecin, mais qui n'eût eu ni cette sorte d'esprit, ni beaucoup de piété, n'eût été guère de son goût. Bientôt elle honora Dodart de sa confiance; j'entends de celle que l'on a pour un ami. La grande inégalité des conditions ne lui en retrancha que le titre.

Feu madame la princesse de Conti douairière, mère de messeigneurs les princes de Conti et de la Roche-sur-Yon, voulut partager Dodart avec madame de Longueville; et en lui donnant chez elle la même qualité, elle lui donna ce qui en était inséparable à son égard, la même confiance et les mêmes agrémens. Mais ce qui est encore, à le bien considérer, plus glorieux pour lui que les bontés mêmes de ces deux grandes et vertueuses princesses, il eut l'amitié de tous ceux qui étaient à elles. Il n'est pas besoin de connaître beaucoup les maisons des grands, pour savoir que d'y être bien avec tout le monde, c'est un chef-d'œuvre de conduite et de sagesse, et souvent d'autant plus difficile, que l'on a d'ailleurs de plus grandes qualités. Le grand secret pour y réussir est celui qu'il pratiquait; il obligeait autant qu'il lui était possible, et ne ménageait point sa faveur dans les affaires d'autrui. Avoir besoin de son crédit, c'était être en droit de l'employer. Heureusement pour un grand nombre de gens de mérite, les deux postes qu'il occupait le. firent connaître de plusieurs autres personnes du premier rang, ou de la première dignité. J'oserai dire que malgré leur élévation, ils avaient pour lui cette sorte de respect qui n'a point été établi par les hommes, et dont la nature s'est réservé le droit de disposer en faveur de la vertu.

Après la mort de madame la princesse de Conti, il demeura attaché aux deux princes ses enfans, et après la mort de l'aîné, à madame la princesse de Conti sa veuve, et à monseigneur le prince de Conti. Rien n'est au-dessus du zèle, de la fidélité, du désintéressement qu'il a apportés à leur service; mais on ne peut dire si de pareils maîtres n'ont pas encore rendu en lui ces qualités plus parfaites qu'elles ne l'étaient naturellement. Il a eu le bonheur de réussir auprès de la princesse dans des maladies dangereuses qu'elle a eues, et celui de plaire au prince de Conti, par les charmes solides de sa conversation. On sait combien ce grand prince est un grand homme, et un grand juge des hommes.

En 1673, Dodart entra dans l'académie des sciences, par le moyen de Perrault. Ils avaient beaucoup de crédit auprès de Colbert, et en faisaient un usage assez extraordinaire; ils s'en servaient à faire connaître au ministre ceux qui avaient de grands talens aussi-bien qu'eux, et à leur attirer ses grâces.

L'académie avait déjà entrepris l'histoire des plantes, ouvrage d'une vaste étendue, et Dodart s'attacha à ce travail. Au bout de trois ans, c'est-à-dire en 1676, il mit à la tête d'un volume que l'académie imprima sous le titre de mémoire pour servir à l'histoire des plantes, une préface où il rendait compte et du dessein, et de ce qu'on en avait exécuté jusques-là. Nous n'avons point de lui un si grand morceau imprimé, et par bonheur la matière lui a donné lieu d'y peindre parfaitement son caractère. Il s'agissait d'une longue recherche et d'une subtile discussion, et il possédait au souverain degré l'esprit de discussion et de recherche. Il savait de quel côté, ou plutôt de combien de côtés différens il fallait porter sa vue et pointer, pour ainsi dire, sa lunette. Tout le monde ne sait pas voir : on prend pour l'objet entier la première face que le hasard nous en a présentée; mais Dodart avait la patience de chercher toutes les autres, et l'art de les découvrir, ou du moins la précaution de soupçonner celles qu'il ne découvrait pas encore. Ce ne sont pas seulement les grands objets qui en ont plusieurs ; ce sont aussi les plus petits, et une grande attention est une espèce de microscope qui les grossit. Il est vrai que cette attention scrupuleuse qui ne croit jamais avoir assez bien vu, que ce soin de tourner un objet de tous les sens, en un mot, que l'esprit de discus sion est assez contraire à celui de décision; mais l'académie doit plus examiner que décider, suivre attentivement la nature par des observations exactes, et non pas la prévenir par des jugemens précipités. Rien ne sied mieux à notre raison que des conclusions un peu timides; et même quand elle a le droit de décider, elle ferait bien d'en relâcher quelque chose. On peut prendre la préface que nous venons de citer pour un modèle de théorie embrassée dans toute son étendue, suivie jusques dans ses moindres dépendances, très-finement discutée, et assaisonnée de la plus aimable modestie.

Il n'était pas possible que Dodart ne portât dans l'exercice de sa profession ce même esprit, fortifié encore par son extrême délicatesse de conscience. Un malade n'avait à craindre ni son inapplication, ni même une application légère et superficielle; mais seulement, car il faut tout dire, sa trop grande application, qui pouvait le rendre irrésolu sur le choix d'un parti. La pratique n'admet pas toujours les sages lenteurs de la spé

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