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fait, et jamais il ne l'eût si bien méritée, jamais même il n'en eût si bien soutenu le véritable éclat.

Il se consolait avec ses savantes oisivetés. Il n'épargnait aucune dépense pour amasser la quantité infinie d'instructions et de mémoires dont il avait besoin, et il occupait sans cesse un grand nombre de secrétaires, de dessinateurs, de calculateurs et de copistes. Il donna au roi en 1704 un gros manuscrit, qui contenait tout ce qu'il y a de plus fin et de plus secret dans la conduite de l'attaque des places; présent le plus noble qu'un sujet puisse jamais faire à son maître, et que le maître ne pouvait recevoir que de ce seul sujet.

En 1706, après la bataille de Ramilly, le maréchal de Vauban fut envoyé pour commander à Dunkerque et sur la côte de Flandre. Il rassura par sa présence les esprits étonnés ; il empêcha la perte d'un pays qu'on voulait noyer pour prévenir le siége de Dunkerque, et le prévint d'ailleurs par un camp retranché qu'il fit entre cette ville et Bergues, de sorte que les ennemis eussent été obligés de faire en même temps l'investiture de Dunkerque, de Bergues et de ce camp, ce qui était absolument impraticable.

Dans cette même campagne, plusieurs de nos places ne s'étant pas défendues comme il l'aurait souhaité, il voulut défendre par ses conseils toutes celles qui seraient attaquées à l'avenir, et commença sur cette matière un ouvrage qu'il destinait au roi, et qu'il n'a pu finir entièrement. Il mourut le 30 mars 1707, d'une fluxion de poitrine accompagnée d'une grosse fièvre qui l'emporta en huit jours, quoiqu'il fût d'un tempérament très-robuste, et qui semblait lui promettre encore plusieurs années de vie. Il avait soixante-quatorze ans moins un mois.

Il avait épousé Jeanne d'Aunoy, de la famille des barons d'Espiry en Nivernois, morte avant lui. Il en a laissé deux filles, madame la comtesse de Villebertin, et madame la marquise d'Ussé.

Si l'on veut voir toute sa vie militaire en abrégé, il a fait travailler à trois cents places anciennes, et en a fait trente-trois neuves; il a conduit cinquante-trois siéges, dont trente ont été faits sous les ordres du roi en personne, ou de Monseigneur, ou de monseigneur le duc de Bourgogne, et les vingt-trois autres sous différens généraux; il s'est trouvé à cent quarante actions de vigueur.

Jamais les traits de la simple nature n'ont été mieux marqués qu'en lui, ni plus exempts de tout mélange étranger. Un sens droit et étendu, qui s'attachait au vrai par une espèce de sympathie, et sentait le faux sans le discuter, lui épargnait les longs

circuits par où les autres marchent; et d'ailleurs sa vertu était en quelque sorte un instinct heureux, si prompt qu'il prévenait sa raison. Il méprisait cette politesse superficielle dont le monde se contente, et qui couvre souvent tant de barbarie; mais sa bonté, son humanité, sa libéralité lui composaient une autre politesse plus rare, qui était toute`dans son cœur. Il séyait bien à tant de vertu de négliger des dehors, qui à la vérité lui appartiennent naturellement, mais que le vice emprunte avec trop de facilité. Souvent le maréchal de Vauban a secouru de sommes assez considérables des officiers qui n'étaient pas en état de soutenir le service; et quand on venait à le savoir, il disait qu'il prétendait leur restituer ce qu'il recevait de trop des bienfaits du roi. Il en a été comblé pendant tout le cours d'une longue vie, et il a eu la gloire de ne laisser en mourant qu'une fortune médiocre. Il était passionnément attaché au roi, sujet plein d'une fidélité ardente et zélée, et nullement courtisan; il aurait infiniment mieux aimé servir que plaire. Personne n'a été si souvent que lui, ni avec tant de courage, l'introducteur de la vérité; il avait pour elle une passion presque imprudente, et incapable de ménagement. Ses mœurs ont tenu bon contre les dignités les plus brillantes, et n'ont pas même combattu. En un mot, c'était un romain qu'il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la république.

ÉLOGE

DE L'ABBÉ GALLOIS.

JEAN GALLOIS naquit à Paris le 14 juin 1632, d'Ambroise Gallois, avocat au parlement, et de Françoise de Launay.

Son inclination pour les lettres se déclara dès qu'il put laisser. paraître quelque inclination, et elle se fortifia toujours dans la suite; il s'engagea dans l'état ecclésiastique, et reçut l'ordre de prêtrise. Son devoir lui fit tourner ses principales études du côté de la théologie, de l'histoire ecclésiastique, des pères et de l'écriture sainte; il alla même jusqu'aux langues orientales, nécessaires du moins à qui veut remonter jusqu'aux premières sources de la théologie: mais il ne renonça ni à l'histoire profane, ni aux langues vivantes, telles que l'italien, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, ni aux mathématiques, ni à la physique, ni à la médecine même, car son ardeur de savoir embrassait tout; et s'il est vrai qu'une érudition si partagée soit moins propre à faire une réputation singulière, elle l'est du moins beaucoup

plus à étendre l'esprit en tous sens, et à l'éclairer de tous côtés. Outre la connaissance des choses que les livres contiennent, l'abbé Gallois avait encore celle des livres eux-mêmes, science presque séparée des autres, quoiqu'elle en résulte, et produite par une curiosité vive qui ne néglige aucune partie de son objet. Le premier travail que le public ait vu de l'abbé Gallois, a été la traduction latine du traité de paix des Pyrénées, imprimée par ordre du roi; mais bientôt son nom devint plus illustre par le Journal des Savans. Ce fut en 1665 que parut pour la première fois cet ouvrage, dont l'idée était si neuve et si heureuse, et qui subsiste encore aujourd'hui avec plus de vigueur que jamais, accompagné d'une nombreuse postérité issue de lui, répandue par toute l'Europe sous les différens noms de Nouvelles de la république des lettres, d'histoire des ouvrages des savans, de bibliothèque universelle, de bibliothèque choisie, d'acta eruditode transactions philosophiques, de mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux arts, etc. M. de Sallo, conseiller ecclésiastique au parlement, en avait conçu le dessein, et il s'associa l'abbé Gallois, qui, par la grande variété de son érudition, semblait né pour ce travail; et qui de plus, ce qui n'est pas commun chez ceux qui savent tout, savait le français, et écrivait bien.

rum,

Le journal prit dès sa naissance un ton trop hardi, et censura trop librement la plupart des ouvrages qui paraissaient. La république des lettres, qui voyait sa liberté menacée, se souleva, et le journal fut arrêté au bout de trois mois. Mais comme le projet par lui-même en était excellent, on ne voulut pas le perdre; et M. de Sallo l'abandonna entièrement à l'abbé Gallois, qui ouvrit l'année 1666 par un nouveau journal dédié au roi, où il mit son nom, et où il exerça toujours avec toute la modération nécessaire le pouvoir dont il était revêtu.

Colbert, touché de l'utilité et de la beauté du journal, prit du goût pour cet ouvrage, et bientôt après pour l'auteur. En 1668, il lui donna dans cette académie, presque encore naissante, une place avec la fonction de secrétaire en l'absence de feu du Hamel, qui fut deux ans hors du royaume. L'abbé Gallois enrichissait son journal des principales découvertes de l'académie, qui ne se faisaient guère alors connaître au public que par cette voie; et de plus, il en rendait souvent compte à Colbert, lui portait les fruits de la protection qu'il accordait aux sciences. Dans la suite ce ministre, toujours plus content de sa conversation, l'envoyait quérir lorsqu'il venait à Paris : sa curiosité sur quelque matière que ce fût, le trouvait toujours prêt à le satisfaire; et s'il fallait une discussion plus exacte et plus profonde,

personne n'était plus propre que l'abbé Gallois à y réussir en peu de temps, circonstance presque absolument nécessaire auprès de Colbert. Enfin ce ministre, qui se connaissait en hommes, après avoir éprouvé long-temps et l'esprit, et la littérature, et les mœurs de l'abbé Gallois, le prit chez lui en 1673, et lui donna toujours une place et à sa table et dans son carosse. Cette faveur si particulière était en même temps, et une récompense glorieuse de son savoir, et une occasion perpétuelle d'en faire un usage agréable, et une heureuse nécessité d'en acquérir encore tous les jours.

Colbert favorisait les lettres, porté non-seulement par son inclination naturelle, mais par une sage politique. Il savait que les sciences et les arts suffiraient seuls pour rendre un règne glorieux; qu'ils étendent la langue d'une nation peut-être plus que des conquêtes; qu'ils lui donnent l'empire de l'esprit et de l'industrie, également flatteur et utile; qu'ils attirent chez elle une multitude d'étrangers, qui l'enrichissent par leur curiosité, prennent ses inclinations, et s'attachent à ses intérêts. Pendant plusieurs siècles, l'université de Paris n'a pas moins contribué à la grandeur de la capitale, que le séjour des rois. On doit à Colbert l'éclat où furent les lettres, la naissance de cette académie, de celle des inscriptions, des académies de peinture, de sculpture et d'architecture, les nouvelles faveurs que l'académie française reçut du roi, l'impression d'un grand nombre d'excellens livres dont l'imprimerie royale fit les frais, l'augmentation presque immense de la bibliothéque du roi, ou plutôt du trésor public des savans, une infinité d'ouvrages que les grands auteurs ou : les habiles ouvriers n'accordent qu'aux caresses des ministres et des princes, un goût du beau et de l'exquis répandu partout, et qui se fortifiait sans cesse. L'abbé Gallois eut le sensible plaisir d'observer de près un semblable ministère, d'être à la source des desseins qui s'y prenaient, d'avoir part à leur exécution, quelquefois même d'en inspirer, et de les voir suivis. Les gens de lettres avaient en lui auprès du ministre un agent toujours chargé de leurs affaires, sans que le plus souvent ils eussent eu seulement la peine de l'en charger. Si quelque livre nouveau, ou quelque découverte d'auteurs même qu'il ne connût pas, paraissaient au jour avec réputation, il avait soin d'en instruire Colbert, et ordinairement la récompense n'était pas loin. Les libéralités du roi s'étendaient jusques sur le mérite étranger, et allaient quelquefois chercher dans le fond du nord un savant surpris d'être connu.

En 1673, l'abbé Gallois fut reçu dans l'académie française. Quoique l'éloquence ou la poésie soient les principaux taleus

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qu'elle demande, elle admet aussi l'érudition qui n'est pas barbare, et peut-être ne lui manque-t-il que de se parer davantage de l'usage qu'elle en fait, et même du besoin qu'elle en a. L'abbé Gallois quitta le journal en 1674, et le remit en d'autres mains. Il était trop occupé auprès de Colbert, et d'ailleurs ce travail était trop assujétissant pour un génie naturellement aussi libre que le sien. Il ne résistait pas aux charmes d'une nouvelle lecture qui l'appelait, d'une curiosité soudaine qui le saisissait, et la régularité qu'exige un journal leur était sacrifiée.

Les lettres perdirent Colbert en 1683. L'abbé Gallois avait ajouté à la gloire de leur avoir fait beaucoup de bien, celle de n'avoir presque rien fait pour lui-même. Il n'avait qu'une modique pension de l'académie des sciences, et une abbaye si médiocre, qu'il fut obligé de s'en défaire dans la suite. Feu le marquis de Seignelay lui donna la place de garde de la bibliothèque du roi dont il disposait; mais la bibliothéque étant sortie de ses mains, il récompensa l'abbé Gallois par une place de professeur en grec au collégè royal, et par une pension particulière qu'il lui obtint du roi sur les fonds de ce collége, attachée à une espèce d'inspection générale. Seignelay ne crut pas que son père se fût suffisamment acquitté ; et puisqu'on n'en saurait accuser le peu de goût de Colbert pour les lettres, il en faut louer l'extrême modération de l'abbé Gallois.

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Lorsque, sous le ministère de M. de Pontchartrain, aujourd'hui chancelier de France, l'académie des sciences commença par les soins de l'abbé Bignon à sortir d'une espèce de langueur où elle était tombée, ce fut l'abbé Gallois qui mit en ordre les mémoires qui parurent de cette académie en 1692 et 93, et qui eut le soin d'en épurer le style. Mais la grande variété de ses études interrompit quelquefois ce travail qui avait des temps prescrits, le fit enfin cesser. L'académie ayant pris une nouvelle forme en 1699, il y remplit une place de géomètre, et entreprit de travailler sur la géométrie des anciens, et principalement sur le recueil de Pappus, dont il voulait imprimer le texte grec qui ne l'a jamais été, et corriger la traduction latine fort défectueuse. Rien n'était plus convenable à ses inclinations et à ses talens, qu'un projet qui demandait de l'amourpour l'antiquité, une profonde intelligence du grec, la connaissance des mathématiques; et il est fâcheux pour les lettres que ce n'ait été qu'un projet. Une des plus agréables histoires, et sans doute la plus philosophique, est celle des progrès de l'esprit humain.

Le même goût de l'antiquité qui avait porté l'abbé Gallois à cette entreprise, ce goût si difficile à contenir dans de justes bornes, le rendit peu favorable à la géométrie de l'infini, em

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