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a eu besoin de se faire jour à elle-même. Désormais Vauban est connu, et son histoire devient une partie de l'histoire de France.

Après la paix des Pyrénées, il fut occupé ou à démolir des places, ou à en construire. Il avait déjà quantité d'idées nouvelles sur l'art de fortifier, peu connu jusques-là. Ceux qui l'avaient pratiqué, ou qui en avaient écrit, s'étaient attachés servilement à certaines règles établies, quoique peu fondées, et à des espèces de superstitions, qui dominent toujours long-temps en chaque genre, et ne disparaissent qu'à l'arrivée de quelque génie supérieur. D'ailleurs ils n'avaient point vu de siéges, ou n'en avaient pas assez vu; leurs méthodes de fortifier n'étaient tournées que par rapport à certains cas particuliers qu'ils connaissaient, et ne s'étendaient point à tout le reste. De Vauban avait déjà beaucoup vu, et avec de bons yeux; il augmentait sans cesse son expérience par la lecture de tout ce qui avait été écrit sur la guerre ; il sentait en lui ce qui produit les heureuses nouveautés, ou plutôt ce qui force à les produire; et enfin il osa se déclarer inventeur dans une matière si périlleuse, et le fut toujours jusqu'à la fin. Nous n'entrerons point dans le détail de ce qu'il inventa; il serait trop long, et toutes les places fortes du royaume doivent nous l'épargner.

Quand la guerre recommença en 1667, il eut la principale conduite des siéges que le roi fit en personne. S. M. voulut bien faire voir qu'il était de sa prudence de s'en assurer ainsi le succès. Il reçut au siége de Douay un coup de mousquet à la joue, dont il a toujours porté la marque. Après le siége de Lille, qu'il prit sous les ordres du Roi en neuf jours de tranchée ouverte, il eut une gratification considérable, beaucoup plus nécessaire pour contenter l'inclination du maître, que celle du sujet. Il en a reçu encore en différentes occasions un grand nombre, et tou-› jours plus fortes; mais pour mieux entrer dans son caractère, nous ne parlerons plus de ces sortes de récompenses, qui n'en. étaient presque pas pour

lui.

Il fut occupé en 1668 à faire des projets de fortifications pour les places de la Franche-Comté, de Flandre et d'Artois. Le roi lui donna le gouvernement de la citadelle de Lille qu'il venait de construire, et ce fut le premier gouvernement de cette nature en France. Il ne l'avait point demandé; et il importe et à la gloire du roi et à la sienne, que l'on sache que de toutes les graces qu'il a jamais reçues, il n'en a demandé aucune, à la réserve de celles qui n'étaient pas pour lui. Il est vrai que le nombre en a été si grand, qu'elles épuisaient le droit qu'il avait de demander.

La paix d'Aix-la-Chapelle étant faite, il n'en fut pas moins

occupé. Il fortifia des places en Flandre, en Artois, en Provence, en Roussillon, ou du moins fit des dessins qui ont été depuis exécutés. Il alla même en Piémont avec M. de Louvois, et donna au duc de Savoie des dessins pour Vérue, Verceil et Turin. A son départ, S. A. R. lui fit présent de son portrait enrichi de diamans. Il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait toujours été aussi laborieuse que la guerre même.

Quoique son emploi ne l'engageât qu'à travailler à la sûreté des frontières, son amour pour le bien public lui faisait porter ses vues sur les moyens d'augmenter le bonheur du dedans du royaume. Dans tous ses voyages, il avait une curiosité dont ceux qui sont en place ne sont communément que trop exempts. I s'informait avec soin de la valeur des terres, de ce qu'elles rapportaient, de la manière de les cultiver, des facultés des paysans, de leur nombre, de ce qui faisait leur nourriture ordinaire, de ce que leur pouvait valoir en un jour le travail de leurs mains; détails méprisables et abjects en apparence, et qui appartiennent cependant au grand art de gouverner. Il s'occupait ensuite à imaginer ce qui aurait pu rendre le pays meilleur, des grands chemins, des ponts, des navigations nouvelles; projets dont il n'était pas possible qu'il espérât une entière exécution; espèces de songes, si l'on veut, mais qui du moins, comme la plupart des véritables songes, marquaient l'inclination dominante. Je sais tel intendant de province qu'il ne connaissait point, et à qui il a écrit pour le remercier d'un nouvel établissement utile qu'il avait vu en voyageant dans son département. Il devenait le débiteur particulier de quiconque avait obligé le public.

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La guerre, qui commença en 1672, lui fournit une infinité d'occasions glorieuses, surtout dans ce grand nombre de siéges que le roi fit en personne, et que Vauban conduisit tous. Ce fut à celui de Mastricht en 1673, qu'il commença à se servir d'une méthode singulière pour l'attaque des places, qu'il avait imaginée par une longue suite de réflexions, et qu'il a depuis toujours pratiquée. Jusques-là il n'avait fait que suivre avec plus d'adresse et de conduite les règles déjà établies; mais alors il en suivit d'inconnues, et fit changer de face à cette importante partie de la guerre. Les fameuses parallèles et les places d'armes parurent au jour: depuis ce temps il a toujours inventé sur ce sujet, tantôt les cavaliers de tranchée, tantôt un nouvel usage des sapes et des demi-sapes, tantôt les batteries en ricochet; et par-là il avait porté son art à une telle perfection, que le plus souvent ce qu'on n'aurait jamais osé espérer devant les places les mieux défendues, il ne perdait pas plus de monde que les assiégés.

C'était là son but principal, la conservation des hommes. Non

seulement l'intérêt de la guerre, mais aussi son humanité naturelle les lui rendait chers. Il leur sacrifiait toujours l'éclat d'une conquête plus prompte, et une gloire assez capable de séduire; et ce qui est encore plus difficile, quelquefois résistait en leur faveur à l'impatience des généraux, et s'exposait aux redoutables discours du courtisan oisif. Aussi les soldats lui obéissaient-ils avec un entier dévouement, moins animés encore par l'extrême confiance qu'ils avaient à sa capacité, que par la certitude et la reconnaissance d'être ménagés autant qu'il était possible.

Pendant toute la guerre que la paix de Nimègue termina, sa vie fut une action continuelle et très-vive former des dessins de siéges, conduire tous ceux qui furent faits, du moins des qu'ils étaient de quelque importance; réparer les places qu'il avait prises, et les rendre plus fortes; visiter toutes les frontières; fortifier tout ce qui pouvait être exposé aux ennemis; se transporter dans toutes les armées, et souvent d'une extrémité du royaume à l'autre.

Il fut fait brigadier d'infanterie en 1664, maréchal de camp en 1676, et en 1678 commissaire général des fortifications de France, charge qui vaquait par la mort du chevalier de Clerville. Il se défendit d'abord de l'accepter; il en craignait ce qui l'aurait fait désirer à tout autre, les grandes relations qu'elle lui donnait avec le ministre. Cependant le roi l'obligea d'autorité à prendre la charge; et il faut avouer que malgré toute sa droiture, il n'eut pas lieu de s'en repentir. La vertu ne laisse pas de réussir quelquefois, mais ce n'est qu'à force de temps et de preuves redoublées.

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La paix de Nimègue lui ôta le pénible emploi de prendre des places, mais elle lui en donna un plus grand nombre à fortifier. Il fit le fameux port de Dunkerque, son chef-d'œuvre, et par conséquent celui de son art. Strasbourg et Casal, qui passèrent en 1681 sous le pouvoir du roi, furent ensuite ses travaux les plus considérables. Outre les grandes et magnifiques fortifications de Strasbourg, il y fit faire pour la navigation de la Bruche, des écluses, dont l'exécution était si difficile, qu'il n'osa la confier à personne, et la dirigea toujours par lui-même.

La guerre recommença en 1683, et lui valut l'année suivante la gloire de prendre Luxembourg, qu'on avait cru jusques-là imprenable, et de le prendre avec fort peu de perte. Mais la guerre naissante ayant été étouffée par la trêve de 1684, il reprit ses fonctions de paix, dont les plus brillantes furent l'aqueduc de Maintenon, de nouveaux travaux qui perfectionnent le canal de la communication des mers, Mont-Royal et Landau.

Il semble qu'il aurait dû trahir les secrets de son art par la grande quantité d'ouvrages qui sont sortis de ses mains. Aussi a-t-il paru des livres dont le titre promettait la véritable manière de fortifier selon Vauban; mais il a toujours dit, et il a fait voir par sa pratique, qu'il n'avait point de manière. Chaque place différente lui en fournissait une nouvelle, selon les différentes circonstances de sa grandeur, de sa situation, de son terrain. Les plus difficiles de tous les arts sont ceux dont les objets sont changeans, qui ne permettent point aux esprits bornés l'application commode de certaines règles fixes, et qui demandent à chaque moment les ressources naturelles et imprévues d'un génie heureux.

En 1688, la guerre s'étant rallumée, il fit sous les ordres de Monseigneur, les siéges de Philisbourg, de Manheim et de Frankendal. Ce grand prince fut si content de ses services, qu'il lui donna quatre pièces de canon à son choix, pour mettre en son château de Bazoche: récompense vraiment militaire, privilége unique, et qui, plus que tout autre, convenait au père de tant de places fortes. La même année, il fut fait lieutenant-général.

L'année suivante, il commanda à Dunkerque, Bergues et Ypres, avec ordre de s'enfermer dans celle de ces places qui serait assiégée; mais son nom les en préserva.

L'année 1690 fut singulière entre toutes celles de sa vie ; il n'y fit presque rien, parce qu'il avait pris une grande et dangereuse maladie à faire travailler aux fortifications d'Ypres, qui étaient fort en désordre, et à être toujours présent sur les travaux. Mais cette oisiveté, qu'il se serait presque reprochée, finit en 1691 par la prise de Mons, dont le roi commanda le siége en personne. Il commanda aussi l'année d'après celui de Namur, et Vauban le conduisit de sorte qu'il prit la place en trente jours de tranchée ouverte, et n'y perdit que huit cents hommes, quoiqu'il s'y fût fait cinq actions de vigueur très-considérables.

Il faut passer par-dessus un grand nombre d'autres exploits, tels que le siége de Charleroi en 93, la défense de la basse-Bretagne contre les descentes des ennemis en 94 et 95, le siége d'Ath en 97, et nous hâter de venir à ce qui touche de plus près cette académie. Lorsqu'elle se renouvela en 99, elle demanda au roi M. de Vauban pour être un de ses honoraires; et si la bienséance nous permet de dire qu'une place dans cette compagnie soit la récompense du mérite, après toutes celles qu'il avait reçues du roi en qualité d'homme de guerre, il fallait qu'il en reçût une d'une société de gens de lettres en qualité de mathématicien. Personne n'avait mieux que lui rappelé du ciel les mathématiques, pour les occuper aux besoins des hommes, et elles avaient

pris entre ses mains une utilité aussi glorieuse peut-être que leur plus grande sublimité. De plus, l'académie lui devait une reconnaissance particulière de l'estime qu'il avait toujours eue pour elle; les avantages solides que le public peut tirer de cet établissement, avaient touché l'endroit le plus sensible de son âme.

Comme après la paix de Riswick il ne fut plus employé qu'à visiter les frontières, à faire le tour du royaume, et à former de nouveaux projets, il eut besoin d'avoir encore quelque autre occupation, et il se la donna selon son cœur. Il commença à mettre par écrit un prodigieux nombre d'idées qu'il avait sur différens sujets qui regardaient le bien de l'état, non-seulement sur ceux qui lui étaient les plus familiers, tels que les fortifications, le détail des places, la discipline militaire, les campemais encore sur une infinité d'autres matières qu'on aurait cru plus éloignées de son usage; sur la marine, sur la course par mer en temps de guerre, sur les finances mêmes, sur la culture des forêts, sur le commerce et sur les colonies françaises en Amérique. Une grande passion songe à tout. De toutes ces différentes vues, il a composé douze gros volumes manuscrits, qu'il a intitulés ses oisivetés. S'il était possible que les idées qu'il y propose s'exécutassent, ses oisivetés seraient plus utiles que tous

mens,

ses travaux.

La succession d'Espagne ayant fait renaître la guerre, il était à Namur au commencement de l'année 1703, et il y donnait ordre à des réparations nécessaires, lorsqu'il apprit que le roi. l'avait honoré du bâton de maréchal de France. Il s'était opposé lui-même, quelque temps auparavant, à cette suprême élévation que le roi lui avait annoncée; il avait représenté qu'elle empêcherait qu'on ne l'employât avec des généraux du même rang, et ferait naître des embarras contraires au bien du service. Il aimait mieux être plus utile, et moins récompensé; et pour suivre son goût, il n'aurait fallu payer ses premiers travaux que par d'autres encore plus nécessaires.

Vers la fin de la même année, il servit sous monseigneur le duc de Bourgogne au siége du Vieux-Brisac, place très-considérable, qui fut réduite à capituler au bout de treize jours et demi de tranchée ouverte, et qui ne coûta pas trois cents hommes.

C'est par ce siége qu'il a fini, et il fit voir tout ce que pouvait son art, comme s'il eût voulu le résigner alors tout entier entre les mains du prince qu'il avait pour spectateur et pour chef,

Le titre de maréchal de France produisit les inconvéniens qu'il avait prévus; il demeura deux ans inutile. Je l'ai entendu souvent s'en plaindre; il protestait que pour l'intérêt du roi et de l'état, il aurait foulé aux pieds la dignité avec joie. Il l'aurait

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