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pectable aux Pascals eux-mêmes, et de n'y rien souffrir qu'un bon jugement réprouvât.

Qu'on se représente l'état précis de la poésie française au moment où il parut, et qu'on la prenne chez les meilleurs et chez les plus grands. Molière, avec son génie, rime à bride abattue; La Fontaine, avec son nonchaloir, laisse souvent flotter les rênes, surtout dans sa première manière; le grand Corneille emporte son vers comme il peut, et ne retouche guère. Voilà donc Boileau le premier qui applique au style de la poésie la méthode de Pascal :

Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois

Il reprend la loi de Malherbe et la remet en vigueur ; il l'étend et l'approprie à son siècle; il l'apprend à son jeune ami Racine, qui s'en passerait quelquefois sans cela; il la rappelle et l'inculque á La Fontaine déjà mûr 1; il obtient même que Molière, en ses plus accomplis ouvrages en vers, y pense désormais à deux fois. Boileau comprit et fit comprendre à ses amis que « des vers admirables n'autorisaient point à négliger ceux qui les devaient environnèr. » Telle est son œuvre littéraire dans sa vraie définition.

Mais cette seule pensée tuait cette foule de beaux esprits et de rimeurs à la mode qui ne devaient qu'au hasard et à la multitude des coups de plume quelques traits heureux, et qui ne vivaient que du relâchement et de la tolérance. Elle ne frappait pas moins directement ces oracles cérémonieux et empesés, qui s'étaient fait un crédit imposant en cour, à l'aide d'une érudition sans finesse de jugement et sans goût. Chapelain était le chef de ce vieux parti encore régnant. Un des premiers soins de Boileau fut de le déloger de l'estime de Colbert, sous qui Chapelain était comme le premier commis des lettres, et de le rendre ridicule aux yeux de tous comme écrivain.

Dieu sait quel scandale causa cette audace du jeune homme ! Les Montausier, les Huet, les Pellisson, les Scudéry en frémirent; mais il suffit que Colbert comprît, qu'il distinguât entre tous le judicieux téméraire, qu'il se déridât à le lire et à l'entendre, et qu'au milieu de ses graves labeurs la seule vue de Despréaux lui inspirât jusqu'à la fin de l'allégresse. Boileau était un des rares et justes divertissements de Colbert. On nous a tant fait Boileau sévère et sourcilleux dans notre jeunesse, que nous avons peine à nous le figurer ce qu'il était en réalité, le plus vif des esprits sérieux et le plus agréable des censeurs.

Pour mieux me remettre en sa présence, j'ai voulu revoir,

au

1. Ce fut Boileau, savez-vous bien? qui procura un libraire à La Fontaine pour ses meilleurs ouvrages. La première édition des Fables, contenant les six premiers livres, fut publiée en 1668, chez le libraire Denys Thierry. Ce Thierry d'abord ne voulait point imprimer les ouvrages de La Fontaine : « Je l'en pressaí, ait Boileau, et ce fut à ma considération qu'il lui donna quelque argent. Il y a gagné des sommes infinies.» (Conversation de Boileau du 12 décembre 1703, fecueillie et notée par Mathieu Marais.)

Musée de sculpture, le beau buste qu'a fait de lui Girardon. Il y est traité dans une libre et large manière : l'ample perruque de rigueur est noblement jetée sur son front et ne le surcharge pas; il a l'attitude ferme et même fière, le port de tête assuré; un demi-sourire moqueur erre sur ses lèvres ; le pli du nez un peu relevé, et celui de la bouche, indiquent l'habitude railleuse, rieuse et même mordante; la lèvre pourtant est bonne et franche, entr'ouverte et parlante; elle ne sait pas retenir le trait. Le cou nu laisse voir un double menton plus voisin pourtant de la maigreur que de l'embonpoint; ce cou, un peu creusé, est bien d'accord avec la fatigue de la voix qu'il éprouvera de bonne heure. Mais à voir l'ensemble, comme on sent bien que ce personnage vivant était le contraire du triste et du sombre, et point du tout ennuyeux !

Avant de prendre lui-même cette perruque un peu solennelle, Boileau jeune en avait arraché plus d'une à autrui. Je ne répéterai pas ce que chacun sait, mais voici une historiette qui n'est pas encore entrée, je crois, dans les livres imprimés. Un jour, Racine, qui était aisément malin quand il s'en mêlait, eut l'idée de faire l'excellente niche de mener Boileau en visite chez Chapelain, logé rue des Cinq-Diamants, quartier des Lombards. Racine avait eu à se louer d'abord de Chapelain pour ses premières Odes, et avait reçu de lui des encouragements. Usant donc de l'accès qu'il avait auprès du docte personnage, il lui conduisit le Satirique qui déjà l'avait pris à partie sur ses vers, et il le présenta sous le titre et en qualité de M. le bailli de Chevreuse, lequel, se trouvant à Paris, avait voulu connaître un homme de cette importance. Chapelain ne soupçonne rien du déguisement; mais, à un moment de la visite, le bailli, qu'on avait donné comme un amateur de littérature, ayant amené la conversation sur la comédie, Chapelain, en véritable érudit qu'il était, se déclara pour les comédies italiennes et se mit à les exalter au préjudice de Molière. Boileau ne se tint pas, Racine avait beau lui faire des signes, le prétendu bailli prenait feu et allait se déceler dans sa candeur. Il fallut que son introducteur se hâtât de lever la séance. En sortant ils rencontrèrent l'abbé Cotin sur l'escalier, mais qui ne reconnut pas le bailli. Telles furent les premières espiègleries de Despréaux et ses premières irrévérences. Le tout, quand on en fait, est de les bien placer.

Les Satires de Boileau ne sont pas aujourd'hui ce qui plaît le plus dans ses ouvrages. Les sujets en sont assez petits, ou, quand l'auteur les prend dans l'ordre moral, ils tournent au lieu commun: ainsi la Satire à l'abbé Le Vayer, sur les Folies humaines, ainsi celle à Dangeau sur la Noblesse. Dans la Satire et dans l'Épître, du moment qu'il ne s'agit point en particulier des ouvrages de l'esprit, Boileau est fort inférieur à Horace et à Pope; il l'est incomparablement à Molière et à La Fontaine; ce n'est qu'un moraliste ordinaire, honnête homme et sensé, qui se relève par le détail et par les portraits qu'il introduit. Sa meilleure Satire est la IX, « et c'est peut-être le chef-d'œuvre du genre, »> a dit Fontanes. Ce chef

d'œuvre de satire est celle qu'il adresse à son Esprit, sujet favori encore, toujours le même, rimes, métier d'auteur, portrait de sa propre verve; il s'y peint tout entier avec plus de développement que jamais, avec un feu qui grave merveilleusement sa figure, et qui fait de lui dans l'avenir le type vivant du critique.

La sensibilité de Boileau, on l'a dit, avait passé de bonne heure dans sa raison, et ne faisait qu'un avec elle. Sa passion (car en ce sens il en avait) était toute critique, et s'exhalait par ses jugements. Le vrai dans les ouvrages de l'esprit, voilà de tout temps sa Bérénice à lui, et sa Champmeslé. Quand son droit sens était choqué, il ne se contenait pas, il était prêt plutôt à se faire toutes les querelles :

Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire!
On sera ridicule, et je n'oserai rire !...

Et encore, parlant de la vérité dans la satire :

C'est elle qui, m'ouvrant le chen in qu'il faut suivre,
M'inspira, dès quinze ans, la haine d'un sot livre...

la haine des sots livres, et aussi l'amour, le culte des bons ouvrages et des beaux. Quand Boileau loue à plein cœur et à plein sens, comme il est touché et comme il touche! comme son vers d'Aristarque se passionne et s'affectionne !

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Quelle générosité d'accent! comme le sourcil s'est déridé! Cet œil gris pétille d'une larme; son vers est bien alors ce vers de la saine satire, et qu'elle épure aux rayons du bon sens, car le bon sens chez lui arrive, à force de chaleur, au rayonnement et à la lumière. Il faudrait relire ici en entier l'Epître à Racine après Phèdre (1677), qui est le triomphe le plus magnifique et le plus inaltéré de ce sentiment de justice, chef-d'œuvre de la poésie critique, où elle sait être tour à tour et à la fois étincelante, échauffante, hormonieuse, attendrissante et fraternelle. Il faut surtout relire ces beaux vers au sujet de la mort de Molière sur lesquels a dû tomber unc larme vengeresse, une larme de Boileau. Et quand il fait, à la fin de cette Epître, un retour sur lui-même et sur ses ennemis :

Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire?

Pourvu qu'avec éclat leurs rimes débitées

Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées!

quelle largeur de ton, et, dans une seule image, par la seule combinaison des syllabes, quelle majesté ! · Et dans ces noms qui suivent, et qui ne semblent d'abord qu'une simple énumération, quel choix, quelle, gradation sentie, quelle plénitude poétique! Le roi d'abord, à part et seul dans un vers; Condé de même, qui le méritait bien par son rang royal, par son génie, sa gloire et son goût fin de l'esprit; Enghien, son fils, a un demi-vers: puis vient l'elite

des juges du premier rang, tous ces noms qui, convenablement prononcés, forment un vers si plein et si riche comme certains, vers antiques :

Que Colbert et Vivonne,

Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne, etc.

Mais dans le nom de Montausier, qui vient le dernier à titre d'espoir et de vœeu, la malice avec un coin de grâce reparaît. Ce sont lå de ces tours délicats de flatterie comme en avait Boil eau; ce satirique, qui savait si bien piquer au vif, est le même qui a pu dire :

La louange agréable est l'âme des beaux vers.

Nous atteignons par cette Epître à Racine au comble de la gloire et du rôle de Boileau. Il s'y montre en son haut rang, au centre du groupe des illustres poètes du siècle, calme, équitable, certain, puissamment établi dans son genre qu'il a graduellement élargi, n'enviant celui de personne, distribuant sobrement la sentence, classant même ceux qui sont au-dessus de lui... his dantem jura Catonem; le maître de chœur, comme dit Montaigne; un de ces hommes à qui est déférée l'autorité et dont chaque mot porte.

On peut distinguer trois périodes dans la carrière poétique de Boileau la première, qui s'étend jusqu'en 1667 à peu près, est celle du satirique pur, du jeune homme audacieux, chagrin, un peu étroit de vues, échappé du greffe et encore voisin de la basoche, occupé à rimer et à railler les sots rimeurs, à leur faire des riches dans ses hémistiches, et aussi à peindre avec relief et précision les ridicules extérieurs du quartier, à nommer bien haut les masques de sa connaissance :

J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

La seconde période, de 1669 à 1677, comprend le satirique encore, mais qui de plus en plus s'apaise, qui a des ménagements à garder d'ailleurs en s'établissant dans la gloire; déjà sur un bon pied à la cour, qui devient sagement critique dans tous les sens, législateur du Parnasse en son Art poétique, et aussi plus philosophe dans sa vue agrandie de l'homme (Epître à Guilleragues), capable de délicieux loisir et des jouissances variées des champs (Epitre à M. de Lamoignon), et dont l'imagination reposée et nullement refroidie sait combiner et inventer des tableaux désintéressés, d'une forme profonde dans leur badinage, et d'un ingénieux poussé à la perfection suprême, à l'art immortel.

Les quatre premiers chants du Lutrin nous expriment bien la veine, l'esprit de Boileau dans tout son honnête loisir, dans sa sérénité et son plus libre jeu, dans l'agrément rassis et le premier entrain de son après-dînée.

Enfin, comme troisième période, après une interruption de plusieurs années, sous prétexte de sa place d'historiographe et pour cause de maladie, d'extinction de voix physique et poétique, Boileau fait en poésie une rentrée modérément heureuse, mais non

pas si déplorable qu'on l'a bien voulu dire, par les deux derniers chants du Lutrin, par ses dernières Epîtres, par ses dernières Satires, l'Amour de Dieu et la triste Equivoque comme terme

Là même encore, les idées et les sujets le trahissent plus peutêtre que le talent. Jusque dans cette désagréable Satire contre les Femmes, j'ai vu les plus ardents admirateurs de l'école pittoresque moderne distinguer le tableau de la lésine si affreusement retracé dans la personne du lieutenant-criminel Tardieu et sa femme. Il y a là une cinquantaine de vers à la Juvénal qui peuvent se réciter sans pâlir, même quand on vient de lire Eugénie Grandet, ou lorsqu'on sort de voir une des pages éclatantes d'Eugène Delacroix.

Mais de cette dernière période de Boileau, par laquelle il se rattache de plus près à la cause des Jansénistes et de Port-Royal, j'en parlerai peu ici, comme étant trop ingrate et trop particulière. C'est un sujet, d'ailleurs, que je me suis mis dès longtemps en réserve pour l'avenir.

A la cour et dans le monde, qu'était Boileau dans son bon temps, avant les infirmités croissantes et la vieillesse chagrine? Il était plein de bons mots, de reparties et de franchise; il parlait avec feu, mais seulement dans les sujets qui lui tenaient à cœur, c'est-à-dire sur les matières littéraires. Une fois le discours lancé là-dessus, il ne s'y ménageait pas. Madame de Sévigné nous a fait le récit d'un dîner où Boileau, aux prises avec un jésuite au sujet de Pascal, donna, aux dépens du Père, une scène d'excellente et naïve comédie. Boileau retenait de mémoire ses vers, et les récitait longtemps avant de les mettre sur le papier; il faisait mieux que les réciter, il les jouait pour ainsi dire. Ainsi, un jour, étant au lit (car il se levait tard) et débitant au docteur Arnauld, qui l'était venu voir, sa troisième Epître où se trouve le beau passage qui finit par

ces vers:

Hâtons-nous, le temps fuit. et nous traîne avec soi :

Le moment où je parle est déjà loin de moi!

Il récita ce dernier vers d'un ton si léger et rapide, qu'Arnauld, naïf et vif, et qui se laissait faire aisément, de plus assez novice à l'effet des beaux vers français, se leva brusquement de son siège et fit deux ou trois tours de chambre comme pour courir après ce moment qui fuyait. De même, Boileau récitait si bien au Père Lachaise son Epître théologique sur l'Amour de Dieu, qu'il enlevait (ce qui était plus délicat) son approbation entière.

Pour jouir de tout l'agrément du Lutrin, j'aime à me le figurer débité par Boileau avec ses vers descriptifs et pittoresques, taniôt sombres et noirs comme la nuit :

Mais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses;

tantôt frais et joyeux dans leurs rimes toutes matinales:
Les cloches dans les airs, de leurs voix argentines,
Appelaient à grand bruit les chantres à matines;

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