Page images
PDF
EPUB

PLUTON.

Il semble que celui-ci soit devenu amoureux avant que de voir sa maîtresse.

DIOGÈNE.

Assurément il ne l'avait point vue.

PLUTON.

Quoi! il est devenu amoureux d'elle sur son portrait ?

DIOGÈNE.

Il n'avait pas même vu son portrait.

PLUTON.

Si ce n'est là une vraie folie, je ne sais pas ce qui peut l'être. Mais, dites-moi, vous, amoureux Pharamond, n'êtesvous pas content d'avoir fondé le plus florissant royaume de l'Europe, et de pouvoir compter au rang de vos successeurs le roi qui y règne aujourd'hui ? Pourquoi vous êtesvous allé mal à propos embarrasser l'esprit de la princesse Rosemonde?

PHARAMOND.

Il est vrai, seigneur. Mais l'amour...

PLUTON.

Ho! l'amour! l'amour! Va exagérer, si tu veux, les injustices de l'amour dans mes galeries. Mais pour moi, le premier qui m'en viendra encore parler, je lui donnerai de mon sceptre tout au travers du visage. En voilà un qui entre. Il faut que je lui casse la tête.

MINOS.

Prenez garde à ce que vous allez faire. Ne voyez-vous pas que c'est Mercure?

PLUTON.

Ah! Mercure, je vous demande pardon. Mais ne venezvous point aussi me parler d'amour?

MERCURE.

Vous savez bien que je n'ai jamais fait l'amour pour moimême. La vérité est que je l'ai fait quelquefois pour mon père Jupiter, et qu'en sa faveur autrefois j'endormis si bien. le bon Argus, qu'il ne s'est jamais réveillé. Mais je viens vous apporter une bonne nouvelle. C'est qu'à peine l'artillerie que je vous amène a paru, que vos ennemis se sont rangés dans le devoir. Vous n'avez jamais été roi plus paisible de l'enfer que vous l'êtes.

PLUTON.

Divin messager de Jupiter, vous m'avez rendu la vie. Mais, au nom de notre proche parenté, dites-moi, vous qui

êtes le dieu de l'éloquence, comment vous avez souffert qu'il se soit glissé dans l'un ou dans l'autre monde une si impertinente manière de parler que celle qui règne aujourd'hui, surtout en ces livres que l'on appelle romans; et comment vous avez permis que les plus grands héros de l'antiquité parlassent ce langage.

MERCURE.

Hélas! Apollon et moi, nous sommes des dieux qu'on n'invoque presque plus et la plupart des écrivains d'aujourd'hui ne connaissent pour leur véritable patron qu'un certain Phébus, qui est bien le plus impertinent personnage qu'on puisse voir. Du reste, je viens vous avertir qu'on vous a joué une pièce.

PLUTON.

Une pièce à moi ! Comment?

MERCURE.

Vous croyez que les vrais héros sont venus ici?

PLUTON.

Assurément, je le crois, et j'en ai de bonnes preuves, puisque je les tiens encore ici tous renfermés dans les galeries de mon palais.

MERCURE.

Vous sortirez d'erreur, quand je vous dirai que c'est une troupe de faquins ou plutôt de fantômes chimériques, qui, n'étant que de fades copies de beaucoup de personnages modernes, ont eu pourtant l'audace de prendre le nom des plus grands héros de l'antiquité, mais dont la vie a été fort courte, et qui errent maintenant sur les bords du Cocyte et du Styx. Je m'étonne que vous y ayez été trompé. Ne voyez-vous pas que ces gens-là n'ont nul caractère des héros ? Tout ce qui les soutient aux yeux des hommes, c'est un certain oripeau et un faux clinquant de paroles, dont les ont habillés ceux qui ont écrit leur vie, et qu'il n'y a qu'à leur ôter pour les faire paraître tels qu'ils sont. J'ai même amené des champs Élysées, en venant ici, un Français, pour les reconnaître quand ils seront dépouillés; car je me persuade que vous consentirez sans peine qu'ils le soient.

PLUTON.

J'y consens si bien que je veux que sur-le-champ la chose ici soit exécutéc. Et pour ne point perdre de temps, gardes, qu'on les fasse de ce pas sortir tous de mes galeries par les portes dérobées, et qu'on les amène tous dans

la grande place. Pour nous, allons nous mettre sur le balcon de cette fenêtre basse, d'où nous pourrons les contempler et leur parler tout à notre aise. Qu'on y porte nos sièges. Mercure, mettez-vous à ma droite; et vous, Minos, à ma gauche; et que Diogène se tienne derrière nous.

MINOS,

Les voilà qui arrivent en foule.

PLUTON.

Y sont-ils tous?

UN GARDE.

On n'en a laissé aucun dans les galeries.

PLUTON.

Accourez donc, vous tous, fidèles exécuteurs de mes volontés, spectres, larves, démons, furies, milices infernales que j'ai fait assembler. Qu'on m'entoure tous ces prétendus héros, et qu'on me les dépouille.

CYRUS.

Quoi! vous ferez dépouiller un conquérant comme moi ?

PLUTON.

Hé! de grâce, généreux Cyrus, il faut que vous passiez le pas.

HORATIUS COCLÈS.

Quoi! un Romain comme moi, qui a défendu lui seul un pont contre toutes les forces de Porsenna, vous ne le considérerez pas plus qu'un coupeur de bourses?

PLUTON.

Je n'en vais te faire chanter.

ASTRATE.

Quoi! un galant aussi tendre et aussi passionné que moi, vous le ferez maltraiter?

PLUTON.

Je m'en vais te faire voir la reine. Ah! les voilà dépouillés.

MERCURE.

Où est le Français que j'ai amené ?

LE FRANÇAIS.

Me voilà, seigneur, que souhaitez-vous?

MERCURE.

Tiens, regarde bien tous ces gens-là; les connais-tu ?

LE FRANÇAIS.

Si je les connais? Hé! ce sont tous la plupart des bourgeois de mon quartier. Bonjour, madame Lucrèce. Bonjour,

mon

LES HÉROS DE ROMAN.

443

sieur Brutus. Bonjour, mademoiselle Clélie. Bonjour, monsieur Horatius Coclès. 1

PLUTON.

Tu vas voir accommoder tes bourgeois de toutes pièces. Allons, qu'on ne les épargne point, et qu'après qu'ils auront été abondamment fustigés, on me les conduise tous, sans différer, droit aux bords du fleuve de Léthé; 2 puis, lorsqu'ils y seront arrivés, qu'on me les jette tous, la tête la première, dans l'endroit du fleuve le plus profond, eux, leurs billets doux, leurs lettres galantes, leurs vers passionnés, avec tous les nombreux volumes, ou, pour mieux dire, les monceaux de ridicule papier où sont écrites leurs histoires. Marchez donc, faquins, autrefois si grands héros. Vous voilà arrivés à votre fin, ou, pour mieux dire, au dernier acte de la comédie que vous avez jouée si peu de temps.

CHŒUR DE HÉROS, s'en allant chargés d'escourgées. Ah! La Calprenède! Ah! Scudéri !

PLUTON.

3

Eh! que ne les tiens-je! que ne les tiens-je ! Ce n'est pas tout, Minos. Il faut que vous vous en alliez tout de ce pas donner ordre que la même justice se fasse sur tous leurs pareils dans les autres provinces de mon royaume.

MINOS.

Je me charge avec plaisir de cette commission.

MERCURE.

Mais voici les véritables héros qui arrivent et qui demandent à vous entretenir. Ne voulez-vous pas qu'on les introduise?

PLUTON.

Je serai ravi de les voir; mais je suis si fatigué des sottises que m'ont dites tous ces impertinents usurpateurs de leurs noms, que vous trouverez bon qu'avant tout j'aille faire un somme.

1. Dans l'édition de ce dialogue qui parut dans les œuvres de Saint-Évremond, c'était Scarron qui démasquait tous ces héros. On comprend les raisons qui firent disparaître ce personnage.

2. Fleuve de l'oubli. (BOILEAU, 1713.)

3. Fouet composé de plusieurs brins de cordes ou de plusieurs lanières de cuir. Coups donnés avec ce fouet. Il est un peu vieux et peu en usage. (FURETIÈRE, 1704.) - Scoria ou scoriata, flagellum ex scorto seu corio. (DUCANGE.) Italien, scorreggia, scorregiata. Escorgie, XIIe siècle; xe, corgies; escourgiées,

XV siecle.

-

FRAGMENT D'UN DIALOGUE

CONTRE

LES MODERNES QUI FOnt des verS LATINS 1

APOLLON, HORACE, DES MUSES ET DES POÈTES

HORACE.

Tout le monde est surpris, grand Apollon, des abus que vous laissez régner sur le Parnasse.

APOLLON.

Et depuis quand, Horace, vous avisez-vous de parler français ?

HORACE.

Les Français se mêlent bien de parler latin. Ils estropient quelques-uns de mes vers; ils en font de même à mon ami Virgile; et quand ils ont accroché, je ne sais comment, Disjecti membra poetæ, 2 ainsi que je parlais autrefois, ils veulent figurer avec nous.

APOLLON.

Je ne comprends rien à vos plaintes. De qui donc me parlez-vous?

HORACE.

Leurs noms me sont inconnus. C'est aux Muses de nous les apprendre.

1. « M. Despréaux, dans sa préface de son édition de 1674, après avoir parlé de ce qu'il y avait ajouté, dit : « J'avais dessein d'y joindre aussi quelques dialogues en prose que j'ai composés. » A quoi M. Brossette ajoute dans ses remarques sur cette préface: Il n'a donné dans la suite que le dialogue sur les « romans. Il en avait composé un autre, pour montrer qu'on ne saurait bien parler, ou du moins s'assurer qu'on parle bien une langue morte. Mais il ne « l'a jamais voulu publier, de peur d'offenser plusieurs de nos poètes latins, qui « étaient ses amis et ses traducteurs. Il ne l'a pas même confié au papier. Ce« pendant, il m'en récita un jour ce que sa mémoire lui put fournir, et j'allai «sur-le-champ écrire ce que j'en avais retenu. Quoique je n'aie conservé ni les «grâces de sa diction, ni toute la suite de ses pensées, peut-être ne sera-t-on pas fâché de voir mon extrait, pour juger du tour qu'il avait imaginé. (SAINTMARC.)

2. Horace, liv. I, sat. IV, v. 62:

[ocr errors]

Invenias etiam disjecti membra poeta.

« PreviousContinue »