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LES HÉROS DE ROMAN

DIALOGUE A LA MANIÈRE DE LUCIEN

MINOS, sortant du lieu où il rend justice, proche du palais de Pluton Maudit soit l'impertinent harangueur qui m'a tenu toute la matinée! il s'agissait d'un méchant drap qu'on a dérobé à un savetier, en passant le fleuve; et jamais je n'ai tant ouï parler d'Aristote. Il n'y a point de loi qu'il ne m'ait citée.

PLUTON.

Vous voilà bien en colère, Minos.

MINOS.

Ah! c'est vous, roi des enfers. Qui vous amène ?

PLUTON.

Je viens ici pour vous en instruire; mais auparavant peuton savoir quel est cet avocat qui vous a si doctement ennuyé ce matin? Est-ce que Huot et Martinet sont morts '?

MINOS.

Non, grâce au ciel; mais c'est un jeune mort qui a été sans doute à leur école. Bien qu'il n'ait dit que des sottises, il n'en a avancé pas une qu'il n'ait appuyée de l'autorité de tous les anciens; et quoiqu'il les fit parler de la plus mauvaise grâce du monde, il leur a donné à tous, en les citant, de la galanterie, de la gentillesse et de la bonne grâce. « Platon dit galamment dans son Timée. Sénèque est joli dans son Traité des bienfaits. Ésope a bonne grâce dans un de ses apologues 2. >>

PLUTON.

Vous me peignez là un maître impertinent; mais pourquoi le laissiez-vous parler si longtemps? Que ne lui imposiez vous silence?

MINOS.

Silence, lui! c'est bien un homme qu'on puisse faire taire

1. Deux avocats. Sur Huot, voyez satire 1, vers 123.

2. Manières de parler de ce temps-là, fort communes dans le barreau. (BoiLEAU, 1713, et manuscrit.)

quand il a commencé à parler? J'ai eu beau faire semblant vingt fois de me vouloir lever de mon siège; j'ai eu beau lui crier: Avocat, concluez, de grâce; concluez, avocat. Il a été jusqu'au bout, et a tenu à lui seul toute l'audience. Pour moi, je ne vis jamais une telle fureur de parler; et si ce désordre-là continue, je crois que je serai obligé de quitter la charge.

PLUTON.

Il est vrai que les morts n'ont jamais été si sots qu'aujourd'hui. Il n'est pas venu ici depuis longtemps une ombre qui eût le sens commun; et, sans parler des gens de palais, je ne vois rien de si impertinent que ceux qu'ils nomment gens du monde. Ils parlent tous un certain langage qu'ils appellent galanterie; et quand nous leur témoignons, Proserpine et moi, que cela nous choque, ils nous traitent de bourgeois et disent que nous ne sommes pas galants 1. On m'a assuré même que cette pestilente galanterie avait infecté tous les pays infernaux, et même les champs Élysées; de sorte que les héros et surtout les héroïnes qui les habitent sont aujourd'hui les plus sottes gens du monde, grâce à certains auteurs qui leur ont appris, dit-on, ce beau langage, et qui en ont fait des amoureux transis. A vous dire le vrai, j'ai bien de la peine à le croire. J'ai bien de la peine, dis je, à m'imaginer que les Cyrus et les Alexandre soient devenus tout à coup, comme on me le veut faire entendre, des Thyrsis et des Céladons. Pour m'en éclaircir donc moi-même par mes propres yeux, j'ai donné ordre qu'on fit venir ici aujourd'hui des champs Élysées, et de toutes les autres régions de l'enfer, les plus célèbres d'entre ces héros; et j'ai fait préparer pour les recevoir ce grand salon, où vous voyez que sont postés mes gardes. Mais où est Rhadamante?

MINOS.

Qui? Rhadamante? Il est allé dans le Tartare pour y voir entrer un lieutenant criminel nouvellement arrivé de l'autre monde, où il a, dit-on, été, tant qu'il a vécu, aussi célèbre par sa grande capacité dans les affaires de judicature, que diffamé pour son excessive avarice.

PLUTON.

N'est-ce pas celui qui pensa se faire tuer une seconde fois,

1. Voyez plus loin ce que Sapho dit à Pluton.

2. Le lieutenant criminel Tardieu et sa femme avaient été assassinés à Paris, la même année que je fis ce dialogue (le 24 d'août 1665). (BOILEAU, 1713, et manuscrit.) Voyez satire x, vers 253-340.

pour une obole qu'il ne voulut pas payer à Caron en passant le fleuve?

MINOS.

C'est celui-là même. Avez-vous vu sa femme? C'était une chose à peindre que l'entrée qu'elle fit ici. Elle était couverte d'un linceul de satin.

PLUTON.

Comment! de satin? Voilà une grande magnificence !

MINOS.

Au contraire, c'est une épargne: car tout cet accoutrement n'était autre chose que trois thèses cousues ensemble, dont on avait fait présent à son mari en l'autre monde 1. O la vilaine ombre ! Je crains qu'elle n'empeste tout l'enfer. J'ai tous les jours les oreilles rebattues de ses larcins. Elle vola avant-hier la quenouille de Clothon; et c'est elle qui avait dérobé ce drap, dont on m'a tant étourdi ce matin, à un savetier qu'elle attendait au passage. De quoi vous êtes-vous avisé de charger les enfers d'une si dangereuse créature?

PLUTON.

Il fallait bien qu'elle suivît son mari; il n'aurait pas été bien damné sans elle. Mais, à propos de Rhadamante, le voici lui-même, si je ne me trompe, qui vient à nous. Qu'at-il? Il paraît tout effrayé.

RHADAMANTE.

Puissant roi des enfers, je viens vous avertir qu'il faut songer tout de bon à vous défendre, vous et votre royaume. Il y a un grand parti formé contre vous dans le Tartare. Tous les criminels, résolus de ne plus vous obéir, ont pris les armes. J'ai rencontré là-bas Prométhée avec son vautour sur le poing. Tantale est ivre comme une soupe, et Sisyphe, assis sur son rocher, exhorte tous ses voisins à secouer le joug de votre domination.

MINOS.

O les scélérats! Il y a longtemps que je prévoyais ce malheur.

PLUTON.

Ne craignez rien, Minos; je sais bien le moyen de les réduire. Mais ne perdons point de temps. Qu'on fortifie les avenues; qu'on redouble la garde de mes furies; qu'on arme toutes les milices de l'enfer; qu'on lâche Cerbère. Vous, Rhadamante, allez-vous-en dire à Mercure qu'il nous fasse

1. Vovez satire x, vers 323-328.

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Dans Saint-Evremond, p. 3, on donne à Tardieu lui-même des caleçons de satin faits de trois theses. (B.-S.-P.)

venir l'artillerie de mon frère Jupiter. Cependant, vous, Minos, demeurez avec moi. Voyons nos héros, s'ils sont en état de nous aider. J'ai été bien inspiré de les mander aujourd'hui. Mais quel est ce bonhomme qui vient à nous avec son bâton et sa besace? Ha! c'est ce fou de Diogène. Que viens-tu chercher ici ?

DIOGÈNE.

J'ai appris la nécessité de vos affaires, et, comme votre fidèle sujet, je viens vous offrir mon bâton.

PLUTON.

Nous voilà bien forts avec ton bâton!

DIOGÈNE.

Ne pensez pas vous moquer. Je ne serai peut-être pas le plus inutile de tous ceux que vous avez envoyé chercher.

PLUTON.

Eh quoi! nos héros ne viennent-ils pas ?

DIOGÈNE.

Oui, je viens de rencontrer une troupe de fous là-bas, je crois que ce sont eux. Est-ce que vous avez envie de donner le bal?

Pourquoi le bal ?

PLUTON.

DIOGÈNE.

C'est qu'ils sont en fort bon équipage pour danser. Ils sont jolis, ma foi; je n'ai jamais rien vu de si dameret ni de si galant '.

PLUTON.

Tout beau, Diogène. Tu te mêles toujours de railler. Je n'aime point les satiriques. Et puis ce sont des héros pour lesquels on doit avoir du respect.

DIOGÈNE.

Vous en allez juger vous-même tout à l'heure, car je les vois déjà qui paraissent. Approchez, fameux héros, et vous aussi, héroïnes encore plus fameuses, autrefois l'admiration de toute la terre. Voici une belle occasion de vous signaler. Venez ici tous en foule.

1. Peindre Caton galant et Brutus dameret.

(Art poetique, ch. III, v. 118.)

Dameret, homme dout la toilette et la galanterie ont de l'affectation. « Il estoit fort dameret, s'habillant toujours fort bien.» (BRANTOME, GOUAST.) « Que ce ne soit pas un beau garson et dameret, mais un garson vert et vigoreux. » (MONTAIGNE, I, 183.)

Un vieillard insensé

Qui fait le dameret dans un corps tout cassé.

(MOLIÈRE, Ecole des Maris, I).

PLUTON.

Tais-toi. Je veux que chacun vienne l'un après l'autre, accompagné tout au plus de quelqu'un de ses confidents. Mais avant tout, Minos, passons, vous et moi, dans ce salon que j'ai fait, comme je vous ai dit, préparer pour les recevoir, et où jdi ordonné qu'on mît nos sièges, avec une balustrade qui nous sépare du reste de l'assemblée. Entrons. Bon. Voilà tout disposé ainsi que je le souhaitais. Suis-nous, Diogène : j'ai besoin de toi pour nous dire le nom des héros qui vont arriver. Car de la manière dont je vois que tu as fait connaissance avec eux, personne ne me peut mieux rendre ce service que toi.

Je ferai de mon mieux.

DIOGÈNE.

PLUTON.

Tiens-toi donc ici près de moi. Vous, gardes, au moment que j'aurai interrogé ceux qui seront entrés, qu'on les fasse passer dans les longues et ténébreuses galeries qui sont adossées à ce salon, et qu'on leur dise d'y aller attendre mes ordres. Asseyons-nous. Qui est celui-ci qui vient le premier de tous, nonchalamment appuyé sur son écuyer?

C'est le grand Cyrus.

DIOGÈNE.

PLUTON.

Quoi! ce grand roi qui transféra l'empire des Mèdes aux Perses, qui a tant gagné de batailles? De son temps les hommes venaient ici tous les jours par trente et quarante mille. Jamais personne n'y en a tant envoyé.

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Ce n'est plus son nom. Il s'appelle maintenant Artamène.

PLUTON.

Artamène et où a-t-il pêché ce nom-là 1? Je ne me sou

viens point de l'avoir jamais lu.

1. N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène.

(Art poétique, ch. III, v. 100.)

Artamène ou le Grand Cyrus, roman de Mlle de Scudéri. Paris, 1650, 10 vol. petit in-8°, de douze à treize cents pages chacun.

On lit dans M. V. Cousin, t. I, ch. 11, p. 72: « Cyrus, dit notre chef, est M. le Prince, comme la description d'une partie de ses grandes actions le fait voir dans la suite de l'ouvrage, lorsqu'il était général des armées du roi de France».

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