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sages que Scipion et Lélius, plus délicats qu'Auguste, plus cruels que Néron! Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchants auteurs? Je vois bien ce qui les afflige ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fâche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier, dans leur vieillesse, ces mêmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d'œuvre de l'art 1. Je les plains. sans doute mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertinences qu'un ridicule aura répandues sur le papier? Et au lieu qu'en certains pays on condamnait les méchants poètes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendront-ils désormais un asile inviolable, où toutes les sottises auront droit de bourgeoisie, où l'on n'osera toucher sans profanation? J'aurais bien d'autres choses à dire sur ce sujet. Mais comme j'ai déjà traité de cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d'y renvoyer le lecteur.

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SATIRE I.
(1660)

LE DÉPART DU POÈTE.3

Damon, ce grand auteur dont la muse fertile

1. Imitation d'Horace :

Ved quod

Imberbes didicere, senes perdenda fateri.

Epit. 1, livre II, v. 82.

2. Dans le temple qui est aujourd'hui l'abbaye d'Ainay à Lyon. (Boileau.) Ce temple avait été bâti par les soixante nations des Gaules en l'honneur d'Auguste. L'Empereur Caligula y institua des jeux, et y fonda des prix pour les concours d'eloquence et de poésie qui s'y faisaient en langue grecque et latine; mais il établit aussi des peines contre ceux qui ne réussiraient pas en ces sortes de disputes. Les vaincus étaient obligés de donner des prix aux vainqueurs, et de composer des discours à leur louange. Mais ceux dont les discours avaient été trouvés les plus mauvais étaient contraints de les effacer avec la langue, ou avec une éponge, pour éviter d'être battus de verges, ou d'être plongés dans le Rhône. Suetone, Vie de Caligula 20. De là ces vers de Juvénal:

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3. C'est une imitation de la 3° satire de Juvénal. Elle contenait d'abord la description des embarras de Paris, Boileau l'en détacha, et réduisit, par diverses retouches cette pièce de 212 vers à 164. Ce fut l'abbé Furetière, si l'on en croit SaintMare, qui engagea Despréaux à publier ce poème.

Boileau dit que sous ce nom de Damoù il a eu en vue Cassandre, celui qui

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Amusa si longtemps et la cour et la ville;
Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau,
Passe l'été sans linge, et l'hiver sans manteau;3
Et de qui le corps sec et la mine affamée

N'en sont pas mieux refaits pour tant de renommée;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D'emprunter en tous lieux, et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent ne sachant plus que faire,
Vient de s'enfuir chargé de sa seule misère;
Et, bien loin des sergents, des clercs, et du palais,
Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais;
Sans attendre qu'ici la justice ennemie
L'enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.

Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême
Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême,
La colère dans l'âme et le feu dans les yeux,
il distilla sa rage en ces tristes adieux :

a traduit la rhétor.que d'Aristote. Boileau fait de lui un poète à la muse fertile, quoiqu'il ait composé peu de vers. « François Cassandre, dit Brossette, auteur célèbre de ce temps-là, était savant en grec et en latin et faisait assez bien des vers français; mais son humeur bourrue et farouche, qui le rendait incapable de toute société, lui fit perdre tous les avantages que la fortune put lui présenter, de sorte qu'il vécut d'une manière très obscure et très misérable.» « Il mourut, écrit Boileau (lettre du 29 avril 1695 à Maucroix), tel qu'il a vécu; c'est-à-dire très misanthrope, et non seulement haïssant les hommes, mais ayant même assez de peine à se réconcilier avec Dieu, à qui, disait-il, si le rapport qu'on m'a fait est véritable, il n'avait aucune obligation. Le confesseur qui l'assistait à sa mort, voulant l'exciter à l'amour de Dieu, par le souvenir des grâces qu'il lui avait faites: Ah! oui, dit Cassandre d'un ton chagrin et ironique, je lui ai de grandes obligations; il m'a fait jouer ici-bas un joli personnage. Et comme son confesseur insistait à lui faire connaître les grâces du Seigneur : Vous savez, dit-il en redoublant l'amertume de ses reproches, et montrant le grabat sur lequel il était couché, vous savez comme il m'a fait vivre; voyez comme il me fait mourir. » 1. Ce tour, qui peut sembler vulgaire et négligé, désiguait des choses alors essentiellement différentes par le goût et les lumières.

2. Bureau, étoffe de serge grossière dont on recouvrait les tables à écrire; de là le nom de Bureau donné à ces tables.

3. Cette allusion ne va pas à l'adresse de Cassandre, qui portait en tout temps un manteau. Brossette indique Tristan l'Hermite qui n'en avait point, si l'on en croit cette épigramme de Montmor, maître des requêtes et académicien :

Élie, ainsi qu'il est écrit,

De sou manteau comme de son esprit
Récompensa son serviteur fidèle (Elisée).
Tristan eût suivi ce modèle;

Mais Tristan qu'on mit au tombeau
Plus pauvre que n'est un prophète,
Et laissant à Quinaut son esprit de poète,

N'a pu lui laisser de manteau.

4. Pour tant de renommée, pour avoir ou parce qu'il avait tant de renommée. 5. Les sergents, c'est-à-dire huissiers. Etymologie, Servientes.

6. Du temps que cette satire fut faite, un débiteur insolvable pouvait sortir de prison en faisant cession, c'est-à-dire, en souffrant qu'on lui mit, en pleine rue, un bonnet vert sur la tête. Boileau, édit. de 1713.

<< Puisqu'en ce lieu, jadis aux muses si commode, Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode; Qu'un poète, dit-il, s'y voit maudit de Dieu,

Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu;

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Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche,
D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche :
Et, sans lasser le ciel par des vœux impuissants,
Mettons-nous à l'abri des injures du temps,
Tandis que, libre encor, malgré les destinées,
Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
Et qu'il reste à la Parque encor de quoi filer; 3
C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
Que George vive ici, puisque George y sait vivre, *
Qu'un million comptant par ses fourbes acquis,
De clerc, jadis laquais, a fait comte et marquis :
Que Jaquin vive ici, dont l'adresse funcste

A plus causé de maux que la guerre et la peste,
Qui de ses revenus écrits par alphabet
Peu fournir aisément un calepin complet;

1. Imité de Juvénal (satire 111, v. 21):

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Hic tunc Umbritius; Quando artibus, inquit honestis
Nullus in urbe locus, Dulla emolumenta laborum.
Res hodie minor est, here quam fuit, atque eadem cras
Deteret exiguis aliquid.

M. Jules Lacroix traduit ainsi ce passage

Alors Umbritius: Puisqne dans cette ville

Le travail est sans pain, la vertu chose vile,

Et puisque mon avoir en cet ingrat séjour,

Moindre aujourd'hui qu'hier, decroitra chaque jour.

2. Les injures du temps se disent de l'intempérie de l'air, il y a là que impropriété.

3. Juvénal (satire 1, v. 24-27) :

Dum nova canities, dum prima et recta senectus,

Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

4. Imité de Juvénal (satire 111, vers 18):

Et Catulus.

Vivant Artorius istic

« Qu'Artorius vive ici et Catulus. »

On a voulu voir dans George le nom de Gorge fameux traitant. Mais voici ce que dit une note manuscrite de Boileau (dans les papiers de Brossette): George est un mot inventé qui n'a point de rapport à M. Gorge, qui n'avait pas dix ans quand je fis cette satire, et qui depuis a été un de mes meilleurs amis... Jacquin est uu nom pris au hasard. On l'a voulu imputer depuis à M. Jacquier, homme célebre dans les finances, qui a rendu de grands services à l'état; mais je n'ai jamais pensé à lui. »

5. Par alphabet, par ordre alphabétique. Ambroise Calepin ou Calepino, savant talien de l'ordre des Augustins, né en 1435, mort en 1511, auteur d'un dictionnaire des langues latine et italienne en deux gros volumes in-folio. Nos calepins d'aujourd'hui sont de minces carnets. Fournir, dans le sens de remplir.

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Qu'il règne dans ces lieux; il a droit de s'y plaire.
Mais moi, vivre à Paris! Et! qu'y voudrais-je faire?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir; 1
Et quand je le pourrais, je n'y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers;
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière,
Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom ;*
J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

1. Juvénal (satire ш, v. 40):

Quid Romæ faciam ? mentiri nescio : librum,

Si malus est, nequeo laudare et poscere...

Nec volo, nec possum.

«Que ferais-je à Rome? je ne sais point mentir. Un livre, s'il ne vaut rien, je
ne saurais ni le louer ni le demander... je ne le veux, ai ne le puis. »
Régnier dit de son côté, après Juvénal et avant Boileau (satire 11, v. 105):

Je n'ai point tant d'esprit pour tant de menterie,
Je ne puis n'adonner à la cageollerie.

2. Térence a dit, dans l'Eunuque, act. II, sc. 111:

Ast ego infelix, neque ridiculus esse, neque piagas pati
Possum,

J'ai le malheur de ne pouvoir supporter ni les railleries, ni les coups.. 3. J-B. Rousseau rencontre la même idée que Boileau et s'exprime ainsi dans une épître à Bordes, v. 98:

Du riche impertinent je dédaigne l'appui.
S'il le faut mendier en rampant devant lui.

4. Mathurin Régnier avait dit (satire 1, v. 93):

Ce n'est point mon humeur, je suis mélancolique,

Je ne suis point entrant, ma façon est rustique.

5. Boileau n'a pas été le premier à réclamer le droit de donner aux choses et aux personnes leur véritable nom, vera rerum vocabula, comme dit Caton dans Salluste. Nous lisons dans les Colloques d'Erasme : « Istam artem nos crassiores solemus vocare furtum, qui ficum vocamus ficum et scapham scapham! Nous autres gens épais et grossiers qui appelons figue une figue et barque une barque, nous avons aussi l'habitude de nommer vol ce genre d'habileté. » Cè n'es que la traduction d'un proverbe grec cité par Lucien dans son Traité sur la nanière d'écrire l'histoire : τὰ σῦκα σῦκα τὴν σκάφην σκάφην λέγων. « Nous sommes simples gens, puisqu'il plaist à Dien, et appelons les figues figues. »> Rabelais, liv. IV, 54.

6. Procureur très décrié, qui a été dans la suite condamné à faire amende honorable et banni à perpétuité. (Note de Boileau, édition de 1713.)

Brossette va nous édifier sur ce Rolet. «Charles Rolet, procureur au Parlement, était fort décrié et on l'appelait communément au Palais l'âme damnée. M. le premier président de Lamoignon employait le nom de Rolet pour signifier un fripon insigne : c'est un Rolet, disait-il ordinairement; il avait été souvent noté en justice; mais enfin, ayant été convaincu d'avoir fait revivre une obligation de 500 livres, dont il avait déjà reçu le paiement, il fut condamné, par arrêt, au bannissement pour neuf ans, en 4,000 livres de répara tion civile, en diverses amendes et aux dépens. Rolet fut ensuite déchargé de la

Et je suis à Paris, triste, pauvre, et reclus,
Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus. 1

<«< Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage Qui court à l'hôpital, et n'est plus en usage?

La richesse permet une juste fierté;
Mais il faut être souple avec la pauvreté :
C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence
Peut des astres malins corriger l'influence,
Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer,
D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.
Ainsi de la vertu la fortune se joue:

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Tel aujourd'hui triomphe au plus haut de sa roue,
Qu'on verrait, de couleurs bizarrement orné,
Conduire le carrosse où l'on le voit traîné,
Si dans les droits du roi sa funeste science
Par deux ou trois avis n'eût ravagé la France.
Je sais qu'un juste effroi l'éloignant de ces lieux
L'a fait pour quelques mois disparaître à nos yeux :
Mais en vain pour un temps une taxe l'exile;

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peine du bannissement et obtint une place de garde au château de Vincennes, où il mourut. » Boileau, dans la seconde édition de ses satires, avait mis à côté du nom de Rolet en note: Hôtelier du pays blaisois. Le hasard voulut qu'il y eût dans ce pays même un hôtelier du nom de Rolet, lequel jeta les hauts cris. La note disparut, mais le vrai Rolet garda son stigmate.

1.

Tanquam

Mancus et exstincta corpus non utile dextra.
(JUVENAL, Satire ш, v. 47.)

2. Le duc de Montausier ne pardonnait pas à Despréaux de qualifier ainsi le temps où régnait Louis XIV. Cet austere courtisan donnait le mot d'ordre à Desmarets de Saint-Sorlin, qui s'écriait de son côté (Remarques, p. 81): << Se peutil rien ajouter à la hardiesse et à l'injustice de ce satirique? Sans respect du grand et sage roi sous lequel nous vivons, qui, portant la guerre au dehors, nous fait jouir d'une heureuse tranquillité au dedans, peut-on appeler le siècle d'un tel prince un siècle de fer, et condamner son choix dans les grandes dignités qu'il donne, puisque cela ne se fait point par un sort burlesque, mais par la volonté expresse du roi? »

3. Juvénal (satire vii, v. 147) :

Si Fortuna volet, fies de rhetore cousul;
Si volet hæc eadem fies de consule rhetor.

Et Pline le Jeune :

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Quos tibi, Fortuna, ludos facis? Facis enim ex professoribus senatores, ex senatoribus professores. >>

L'abbé de La Rivière, dans ce temps-là fut fait évêque de Langres. Il avait été régent dans un collège. Boileau.

4. C'est-à-dire portant la livrée d'un laquais. La Bruyère appelle les gens de cette condition des hommes rouges ou feuille morte. L'adverbe bizarrement orné désigne la variété des couleurs qui composaient la livrée. Bizarre donne lieu à cette remarque dans Vaugelas : «Les espagnols disent aussi bizarro, mais ce mot signifie parmy eux leste et brave ou galant. En français, selon la raison, il faudrait dire bigearre par ce que bigearre vient de bigarrer, et bigarrer, scion quelques-uns, vient de bis variare. M. Chassang, Vaugelas, t. I, p. 6.

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