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On voit sous les lauriers haleter les Orphées.
Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment.
Et se fait de sa peine un noble amusement,
Mais je ne trouve point de fatigue si rude
Que l'ennuyeux loisir d'un mortel sans étude, 1
Qui, jamais ne sortant de sa stupidité,
Soutient, dans les langueurs de son oisiveté,
D'une lâche indolence esclave volontaire, 2
Le pénible fardeau de n'avoir rien à faire. 3
Vainement offusqué de ses pensers épais,
Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix
Dans le calme odieux de sa sombre paresse,
Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse,
Usurpant sur son âme un absolu pouvoir,
De monstrueux désirs le viennent émouvoir,
Irritent de ses sens la fureur endormie,
Et le font le jouet de leur triste infamie.
Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords;
Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps,
La pierre, la colique et les gouttes cruelles;
Guénaud, Rainssant, Brayer, presque aussi tristes qu'elles,

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siasme de Le Brun. « Comme ces fugitives fées, dit-il, sont d'une touche vapo« reuse ! l'imagination les poursuit malgré elles. >> N'oublions pas non plus que ces mots de fées, de sorcières sont suggérés à Boileau par la nécessité de se rendre intelligible. Antoine les connaissait par la lecture des contes populaires et des romans de chevalerie.

1. « Otium sine litteris mors est, et hominis vivi sepultura. » (SÉNÈQUE, épi re LXXXII.)

2.

De leur joug rigoureux esclaves volontaires.

3. Voltaire a dit depuis:

(VOLTAIRE, Henriade, ch. IV, v. 324.)

Je plains l'homme accablé du poids de son loisir.
(IVe Disc., v. 116.)

Condillac (de l'Art d'écrire, 1798, liv. I, ch. 1er, p. 140), en reconnaissant que le dernier vers est beau, prétend que le poète n'y arrive que bien fatigué. 4. Tous les commentateurs mettent en note sur ce vers ce passage de Perse, satire V, v. 129:

Nascuntur domini.

Sed si intus, et in jecore ægro

Le rapprochement est obscur, présenté de cette manière. Il faut savoir que Per e démontre à un homme qui se vante d'ètre libre et de ne recevoir d'ordres de personne qu'il a dans son cœur des maîtres non moins impérieux que celui qui gourmande un esclave de sa lenteur.

5. VAR. La goutte aux doigts noués, la pierre, la gravelle, D'ignorants medecins encor plus fàcheux qu'elle.

6. Fameux médecins. (BOILEAU. 1713.) Pour Guénaud, voir satire IV et satire VI. Pierre Rainssant, de Reims, médecin, antiquaire et garde des médailles de Sa Majesté, se noya dans la piece d'eau des Suisses, à Versailles, le 7 de juin 1689. — Nicolas Brayer, né à Château-Thierry en 1604, mourut à Paris en 1676.

1

Chez l'indigne mortel courent tous s'assembler,
De travaux douloureux le viennent accabler;
Sur le duvet d'un lit, théâtre de ses gênes,
Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes,
Et le mettent au point d'envier ton emploi.
Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi,
Que la pauvreté mâle, active et vigilante,

Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente
Que la richesse oisive au sein des voluptés.

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Je te vais sur cela prouver deux vérités :
L'une, que le travail, aux hommes nécessaire,
Fait leur félicité plutôt que leur misère:
Et l'autre, qu'il n'est point de coupable en repos.
C'est ce qu'il faut ici montrer en peu de mots.
Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône,
Que ta bouche déjà s'ouvre large d'une aune,
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton. 5
Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.
Aussi bien j'aperçois ces melons qui t'attendent,
Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent
S'il est fête au village, et pour quel saint nouveau
On les laisse aujourd'hui si longtemps manquer d'eau. ®

1. Pour ce mot gênes, se rappeler son sens primitif de « supplices et de tourments; » remarquer aussi l'opposition heureuse que ce mot fait avec le duvet. 2 Quand Boileau récita sa pièce à M. d'Aguesseau, celui-ci condamna les métaphores de ces deux vers comme trop hardies et trop violentes. Boileau lui répondit que si ce vers n'était pas bon, il fallait brûler toute la pièce. (BROSSETTE.) Ces métaphores n'ont rien d'excessif, elles font un contraste des plus vifs avec cette lâche indolence, cette sombre paresse et les langueurs de l'oisiveté qui ont séduit le malheureux; elles sont de plus empruntées fort adroitement à des objets familiers à Antoine.

3. Encore une de ces expressions prises avec art dans un ordre d'idées familières à Antoine.

4. C'est un vers qu'on aurait dû citer plus souvent comme effet d'harmonie figurative.

5. « L'auteur faisait remarquer cette peinture naïve d'un homme qui s'endort.» (BROSSETTE.)

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6. « Cette fin est très heureusement trouvée; et cette pensée ingénieuse, «< ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent, » est embellie de l'élégance des expressions. » (ANDRIEUX.) Les trois épitres X, XI et XII sont, quoi qu'on en ait, tout à fait dignes de Boileau; la XI® A son jardinier, charmante de détails. renferme quelques-uns des vers les plus artistement frappés du poète, et qui lui ont valu le suffrage de Le Brun, l'ami d'André Chénier.» (SAINTE-Beuve, Port Royal, t. V, p. 343.)

L'ART POÉTIQUE '

AVANT-PROPOS

Voici le jugement de Voltaire sur l'Art poétique de Boileau : « L'Art poétique de Boileau est admirable, parce qu'il dit toujours agréablement des choses vraies et utiles, parce qu'il donne toujours le précepte et l'exemple, parce qu'il est varié, parce que l'auteur, en ne manquant jamais à la pureté de la langue,

sait d'une voix légère

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

« Ce qui prouve son mérite chez tous les gens de goût, c'est qu'on sait ses vers par cœur ; et ce qui doit plaire aux philosophes, c'est qu'il a presque toujours raison.

<< Puisque nous avons parlé de la préférence qu'on peut donner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l'Art poétique de Boileau est supérieur à celui d'Horace. La méthode est certainement une beauté dans un poème didactique ; Horace n'en a point. Nous ne lui en faisons pas un reproche, puisque son poème est une épître familière aux Pisons, et non pas un ouvrage régulier comme les Géorgigues; mais c'est un mérite de plus dans Boileau, dont les philosophes doivent lui tenir compte.

« L'Art poétique latin ne paraît pas, à beaucoup près, si travaillé que le français. Horace y parle presque toujours sur le ton libre et famillier de ses autres épîtres. C'est une extrême justesse dans l'esprit, c'est un goût fin, ce sont des vers heureux et pleins de sel, mais souvent sans liaison, quelquefois destitués d'harmonie; ce n'est pas l'élégance et la correction de Virgile. L'ouvrage est très bon; celui de Boileau paraît encore meilleur; et si vous en exceptez les tragédies de Racine qui ont le mérite supérieur de traiter les passions et de surmonter toutes les difficultés du thêâtre, l'Art poétique de Despréaux est sans contredit le poème qui fait le plus d'honneur à la langue française. » (Dict. phil., Art poétique.)

« Dans les quatre chants d'un poème très court, le législateur du Parnasse français a embrassé toutes les parties de la littérature :

1. L'Art poétique fut composé de 1669 à 1674. Lorsqu'il parut en 1674, in-4o, les ennemis de Boileau (Desmarets, Sainte-Garde, etc.) prétendirent que ce n'était qu'une traduction d'Horace. L'auteur leur répondit: Dans mon ouvrage qui est d'onze cents vers, il n'y en a pas plus de cinquante ou soixante tout au plus imités d'Horace, ils ne peuvent pas faire un plus bel éloge du reste qu'en le supposant traduit de ce grand poète... »

non seulement il a exposé tous les principes de l'art d'écrire, mais il a défini tous les genres, crayonné l'historique de quelques-uns, caractérisé un assez grand nombre de poètes anciens et modernes, esquissé le tableau des révolutions du goût depuis François Ier jusqu'à Louis XIV, et tracé aux auteurs des règles de conduite. On a peine à concevoir comment il a pu renfermer tant de choses dans un cadre si étroit; et cependant cette extrême brièveté ne dérobe rien à la grâce et à l'agrément : l'auteur de l'Art poétique est précis sans être sec; il a su trouver encore dans un espace si restreint de la place pour les ornements. » (Voir le début du IVe chant. DuSSAULT, Ann. litt., 1818, I, 276.)

Marmontel, qu'on n'accusera pas de partialité pour Boileau, s'exprime ainsi : » Cet ouvrage excellent, l'Art poétique français, fait tout ce qu'on peut attendre d'un poème : il donne une idée précise et lumineuse de tous les genres... Il définit les divers genres de poésie, à commencer par les petits poèmes; et la plupart de ces définitions sont elles-mêmes des modèles du style, du ton, du coloris qui conviennent à leur objet... Aristote et Horace avaient vu l'art dans la nature; Despréaux ne semble l'avoir vu que dans l'art même, et ne s'être appliqué qu'à bien dire ce qu'on savait avant lui: mais il l'a dit le mieux possible, et à ce mérite se joint celui de l'avoir appris à un siècle qui l'ignorait; je parle de la multitude. Quand le goût du public a été formé, la plupart des leçons de Despréaux nous ont dû paraître inutiles; mais c'est grâce à luimême et à l'attrait qu'il leur a donné que ses idées sont aujourd'hui communes; elles ne l'étaient pas de son temps... Si le goût de la nation s'est perfectionné, peut-être en est-elle redevable en partie au bon esprit de Despréaux : son Art poétique est depuis un siècle dans les mains des enfants, et pour des raisons que je ne dis pas, il est plus que jamais nécessaire à la génération. » (Encycl., mot Poétique.)

CHANT I

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur :
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète, 1

1. On a beaucoup critiqué ce début. Desmarets et Pradon ne voulaient pas qu'on dit la hauteur d'un art. M. Géruzez (édit. class.) dit : « Le Parnasse étant une montagne, on pense à sa cime, qu'il est difficile de gravir, et non à la hauteur de l'art des vers, qui est une figure intellectuelle, déplacée en regard d'une image physique, comme celle du Parnasse, montagne de la Thessalie. Dans le dernier distique, on ne voit pas comment le poète captif, c'est-à-dire enfermé dans son génie étroit, pourrait en sortir pour éprouver si Pégase est rétif. Le langage figuré s'adresse à l'imagination, et puisqu'il l'éveille, il doit la satisfaire. Ces censures sont trop rigoureuses.

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Dans son génie étroit il est toujours captif : 1
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse,
N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer;
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez longtemps votre esprit et vos forces,
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents:
L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme;
L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme: 5
Malherbe d'un héros peut vanter les exploits;
Racan, chanter Philis, les bergers et les bois :
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime
Méconnait son génie, et s'ignore soi-même : 7

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1. Il faut se garder de prendre le mot génie dans le sens que nous lui donnons aujourd'hui; il avait alors la signification latine d'ingenium, c'est-à-dire de dispositions naturelles.

2. Bel esprit désigne aujourd'hui « un genre d'esprit qui ne manque ni de distinction ni d'élégance, mais qui tombe facilement dans la prétention. » Il s'entendait alors dans un sens très favorable. C'est ainsi que Perrault (Parallèles, III, 32, publiés plus de quinze ans après l'Art poétique écrit : « Quelque grand génie qu'Homère ait reçu de la nature, car c'est peut-être le plus vaste et le plus bel esprit qui ait jamais été. »

3.

4.

Tu nihil invita dices facies ve Minerva.

(HORACE, Art poétique, v. 385.)
Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus, et versate diu quid ferre recusent,
Quid valeant humeri...

(HORACE, Art poétique, v. 38-40.)

5. La Fresnaye-Vauquelin avait dit :

Comme tout peintre n'est parfait en chaque part
De tout ce que requiert la règle de son art...

Des poètes ainsi, l'un fait une épigramme,

L'autre une ode, un sonnet en l'honneur d'une dame,
L'un une comedie et l'autre, d'un ton haut,
Tragique fait ariner le royal échafaut.

L'un fait une satire, et l'autre une idyllie,

Qui jusqu'aux petits chants des pasteurs s'humilie,
Et pen, qui sont bien peu, la trompette entonnant,
Font bruire d'un rebat l'air autour résonnant.

6. La vogue de l'Aminta du Tasse, du Pastor fido de Guarini, de l'Astrée de d'Urfé avait mis à la mode en France, vers la fin du xvie siècle, des compositions où sous le nom de Bergeries on mêlait à la peinture des mœurs des bergers les délicatesses de la galanterie la plus raffinée. Racan a racheté ses faiblesses en ce genre par de beaux vers tels que ceux-ci, il dit d'un berger:

La fortune lui rit, tout lui vient à souhait;
De vingt paires de bœufs il sillonne la plaine,
Tous les ans ses acquêts augmentent son domaine;
Dans les champs d'alentour on ne voit aujourd'hui
Que chèvres et brebis qui sortent de chez lui;
Sa maison se fait voir par-dessus le village,

Comme fait un grand chêne au-dessus d'un bocage...

7. On a critiqué beaucoup ces vers; on y a relevé la répétition fréquente du mot esprit; un esprit qui méconnait et qui méconnaît son génie a semblé peu

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