Page images
PDF
EPUB

et puis que vous avez bien du chagrin, ce qui est bon pour vous ! Ils disent comme cela que vous n'aurez plus jamais de ses nouvelles, qu'il vous a amusée, qu'il se moque de vous; et un tas d'autres choses que je voudrais tant seulement pas vous répéter. Croyez-moi, mam'zelle Marichette, soyez gaie, avenante, montrez-vous dans le village, faites-vous des amis; ça ne vaut jamais rien pour une créature de se mettre dans les langues.'

La vieille est-elle piquée de ce que je ne lui fais point de confidences? Ou bien

[graphic]

dit-elle vrai ? Cela ne laisse pas que de m'inquiéter.

26 mai.

Mon père m'a prise dans ses bras, et il m'a demandé ce que j'avais à être triste. Je lui ai dit que j'étais malade. Effectivement, je n'ai point menti. Seulement, je ne suis pas triste parce que je suis malade; mais je suis malade parce que je suis triste. J'ai eu, cette nuit,

une fièvre très forte; si je me souviens bien, je me suis levée dans ma chambre et j'ai récité une grande partie de mon rôle d'Athalie. Il me semblait que Charles était là qui m'écoutait.....

Comme mon père est bon! Ce soir, en rentrant dans ma chambre, j'ai trouvé une belle pièce de soie ; j'ai été voir papa et je lui ai dit que ça

me faisait de la peine

qu'il fît de la dépense pour moi....Il me dit que la récolte de l'année dernière avait été excellente, qu'il avait fait de bonnes affaires cet hiver; qu'il savait bien ce qu'il faisait....Je vais me faire une belle robe. Émilie m'enverra bien un patron. Cet ouvrage me distraira peutêtre et me consolera....Quand il reviendra, je n'aurai pas honte de me montrer devant lui.... Et puis, ma vieille robe brune du couvent était si laide!

3 juin.

Il m'oublie, c'est bien certain!.... aujourd'hui le 3 de juin, je n'ai pas encore de ses nouvelles....et il devait être chez sa mère le premier de mai....peut-être m'a-t-il écrit et sa lettre est-elle restée en chemin...peut-être a-t-il de grandes difficultés à vaincre et ne veut-il pas m'écrire avant que tout soit arrangé... peut-être n'a-t-il pas obtenu la permission de mon oncle pour ce second voyage.... peut-être est-il malade...ou bien quelque accident... En voilà des peut-être; et de bien tristes parmi !......

Hier, j'ai eu la visite de la petite Rose Tremblay; elle est bien nommée Rose: je n'ai jamais vu des joues si fraîches et si colorées. Cela m'a fait penser combien je devais être pâle. Je me suis regardée, en passant, dans mon miroir j'ai eu peur de moi.

Rose se marie: elle est venue m'annoncer cela et faire, comme on dit, une visite d'adieu. Elle a premier et dernier ban dimanche. "Voilà ce que c'est, mamz'elle Marichette, m'a-t-elle dit en partant, il ne tenait qu'à vous. Si vous aviez voulu, ce ne serait pas moi qui me marierais mardi ! Fallait être bien difficile pourtant pour refuser Modeste Richard, un garçon si riche ! Il est vrai que vous avez trouvé un beau Monsieur, et que vous serez la dame d'un avocat, quelqu'un de ces jours ;....mais ce n'est pas une affaire faite et vous aurez peut-être bien du chagrin..

2

Je lui ai dit qu'elle se trompait, que je ne me marierais jamais, que j'avais refusé son fiancé, parce que j'entendais bien rester vieille fille, pour avoir soin de mon père et raccommoder le vieux linge de la maison. J'ai trouvé le moyen de rire en lui disant cela; mais, comme j'ai pleuré quand j'ai pu être seule!

8 juin.

Je n'ai eu qu'une pensée toute la nuit et toute la journée, une pensée comme celles qu'on doit avoir dans l'enfer: Il en aime une autre !

9 juin.

Comme je me promenais seule dans la campagne, j'ai vu venir de loin un convoi funèbre. La mort a quelque chose de bien plus triste à la campagne : il n'y a pas le bruit, l'agitation, les mille contrastes que vous trouvez de suite dans les rues d'une ville pour effacer l'impression que vous recevez de la vue d'un cercueil. La pauvre femme que l'on menait en terre m'était tout à fait inconnue : c'est une fille d'une autre paroisse, qui était venue ici s'engager pour les travaux. Elle est morte en deux ou trois jours d'une fièvre qui s'est déclarée subitement. L'enterrement de cette inconnue m'a causé autant d'émotion que si c'eût été une parente ou une amie. Il n'y avait que les gens de la maison où elle servait, trois ou quatre voisines et quelques enfants qui suivaient le cercueil. J'ai augmenté de ma présence ce petit convoi.

Il faisait le plus beau temps que l'on pût désirer, trop beau pour un enterrement ! Le ciel était pur et d'un beau bleu pâle, le soleil brillait sans nous incommoder par une excessive chaleur, les petits oiseaux chantaient en sautillant sur les clôtures, et quelquefois dans le chemin,

sans trop s'alarmer de notre présence...ils savaient bien qu'une morte et sa suite ne leur feraient point de mal.... Le foin et les fleurs des champs embaumaient l'air; on aurait dit que la nature entière souriait à la sépulture de cette pauvre fille que le ciel a peut-être reçue de préférence à bien des riches et des grands. La cloche de l'église, qui s'est mise à sonner quand on nous a vus venir, semblait une voix qui l'appelait d'en haut en chantant...

Nous marchions lentement en répondant au chapelet que récitait une des vieilles femmes. Cela m'a rappelé le premier enterrement que j'ai vu....celui de ma pauvre mère. Mais c'était bien différent. Il pleuvait beaucoup cette journée-là et il y avait une grande foule de monde et un beau clergé qui marchait devant. J'étais toute petite; mon père me tenait par la main, et je marchais sans savoir où nous allions.

Le vicaire et un petit enfant de choeur ont récité à voix basse les prières pour cette pauvre fille et la cérémonie de sa sépulture a été bien courte. Quand le cercueil a été recouvert de terre, je me suis enfoncée dans le cimetière, où j'ai retrouvé avec peine, parmi les autres inscriptions, celle qu'on a placée sur la tombe de ma mère. Je n'étais pas entrée dans ce lieu depuis bien longtemps. Quand on est heureuse, il en coûte de s'attrister: à présent, tout ce qui est triste me plaît. L'épitaphe de ma pauvre mère est bien simple; il n'y a pas même de date et il n'y a pas son âge. "Ici repose le corps de Marie Dumont, épouse de Jacques Lebrun-Priez pour elle."

moi.

Je n'ai pas prié pour elle, malgré qu'on me le demandât. L'idée ne m'en est pas venue. Je l'ai priée, elle, pour J'ai dit : "Ma mère, ne m'oubliez point dans le ciel où vous êtes. Si je dois cesser d'être vertueuse et borne, demandez au bon Dieu que je vienne bien vite vous rejoindre ici et là-haut."

15 juin.

Il me semble que je suis résignée à mon malheur. Je suis bien persuadée maintenant que c'est fini. J'étais une folle de le croire; il était trop jeune et avait trop peu d'expérience du monde. Il ne se croit déjà plus lié par ce qu'il m'a dit. Il se sera dit à lui-même : autant en emporte le vent! Il a raison et je devrais faire comme lui. Il me semble que je dois avoir assez de force pour oublier un écervelé de cette espèce. Mérite-t-il qu'on se rende malheureuse et qu'on se fasse mourir pour lui ? Après tout, il ne manque pas de jeunes filles à qui la même chose est arrivée, et qui sont encore vivantes et bien portantes. Les chagrins d'amour passent comme tout le reste. J'en aurai pour quelques jours encore à être triste; mais avec du courage et de la philosophie, je redeviendrai calme et heureuse comme avant.

20 juin.

Il est bien facile d'être philosophe sur le papier..... mais je l'aime plus que jamais, et je sens que je l'aimerai toujours. J'ai eu, hier, des moments sombres, des moments de désespoir terribles. Il faut portant que je prenne une résolution. Si je lui écrivais? Oui, il faut que je lui écrive!

21 juin.

J'ai griffonné bien du papier aujourd'hui. J'ai écrit cinq ou six lettres pour Charles....les unes étaient tendres et touchantes, d'autres froides et polies, d'une politesse ironique ; d'autres étaient chargées de reproches et d'injures et écrasantes de mépris. Elles se valent toutes à présent... car je les ai toutes déchirées et brûlées. Ça n'a pas le sens commun de vouloir lui écrire. Est-ce

« PreviousContinue »