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fruit de mes économies. Nous emprunterons, car avec cela tu n'irais pas loin. Je te mettrai en rapport avec les gens d'affaires que je connais à la ville: y aller moimême, signer des papiers, m'inquiéter, me casser la tête, tout cela me répugne beaucoup. Tu es toujours destiné à avoir les affaires de la famille en main un jour ou un autre. Il vaut mieux à présent que plus tard. Cela te donnera de la gravité, cela t'empêchera de te laisser aller aux folies et aux extravagances de la jeunesse. Je vais donc, aussi promptememt que cela te conviendra, te faire émanciper, puis je te consentirai une donation en bonne et due forme de mes deux terres; car tu sais que ton père m'a tout laissé à moi en propre par son testament... -Pierre et Louise... vous n'y pensez point!

-Sois tranquille. J'assure à Louise dans la donation une jolie rente; et pour ce qui est de Pierre, s'il devait jamais revenir, ce qui me reste à part de mes terres serait pour lui. Je me fie aussi un peu à ta générosité. Mais je n'ai guère d'espérances pour ce pauvre enfant ; et je ne compte plus maintenant que sur toi... Voyons, tout cela te fait froncer les sourcils; tu es mécontent peutêtre de me voir tant calculer et mettre tant d'intérêt là où tu voudrais ne mettre que du sentiment. Eh bien ! voilà qui va te faire à merveille pour te délivrer de mes sermons. Vois-tu qui vient au détour de la route? Va rejoindre ta sœur et son amie, et pour résumer tout ce que j'avais à te dire, laisse-moi ajouter deux mots : souvienstoi que tu es l'espoir de la famille !

VII

UN BAL CHEZ M. WAGNAER

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PEINE deux mois s'étaient-ils écou

lés depuis la conversation que nous venons de rapporter, que Charles laissait pour la troisième fois l'étude de son patron et sa petite mansarde. C'était encore vers sa paroisse natale qu'il se dirigeait. L'amour filial n'était cependant point le seul motif de cette troisième excursion.

Les idées de madame Guérin avaient

germé chez son fils et fructifié à merveille.

Malgré tous ses beaux projets, il n'avait pas osé livrer l'assaut que nous lui avons vu méditer avec tant de courage; puis, petit à petit, il avait si bien parlementé avec sa conscience, qu'il avait fini par renoncer à toute explication. Il n'y avait pas loin de là à l'entière apostasie de son premier amour.

Belle, enjouée, unissant à toutes les grâces de la jeunesse toutes les séductions de la bonne compagnie, tous les riens charmants qui ne s'apprennent qu'à cette école et qui font tant d'impression sur un jeune homme, Clorinde acheva de faire oublier la jeune villageoise.

La solitude, la mélancolie, le contraste entre Marichette et tout ce qui l'entourait avaient été pour beaucoup dans cette première passion. Le réveil de la nature aux premiers jours du printemps, les mille voix harmonieuses qui s'élevaient du fleuve, des champs et des bois, les souvenirs qui s'attachaient à tant d'objets familiers à son

enfance, les promenades qu'il faisait avec Louise et Clorinde, la sympathie qui unissait les deux jeunes filles et formait autour d'elles comme une sphère d'ondulations magnétiques, tout cela amena par degrés de nouveaux sentiments que notre héros ne put s'empêcher d'avouer. La jeune fille, qui reçut cet aveu, s'en empara sans trop de façons comme d'une chose à laquelle elle s'attendait depuis longtemps et qui lui revenait de plein droit.

Mlle Wagnaër était une de ces natures ardentes qui ne font jamais trop de mystères de leurs sentiments. Autant Marichette avait montré d'hésitation, de réserve, autant Clorinde se montra heureuse et fière de l'amour qu'elle inspirait.

Après quelques semaines d'un bonheur que des souvenirs importuns ne troublèrent que rarement, Charles avait dû retourner à la ville pour exécuter les projets de sa mère. Tout se passa tel que madame Guérin l'avait prémédité. L'émancipation fut votée par une assemblée de parents et amis qui n'étaient ni l'un ni l'autre, l'acte fut homologué par le juge, qui signa sans lire, et M. Dumont fut nommé, pour la forme, conseil au mineur émancipé. Les emprunts nécessaires furent réalisés en peu de temps; Charles signa plusieurs contrats avec des ouvriers pour la construction d'une écluse et d'un moulin à scie, il engagea un commis, espèce de factotum qui se mit à la tête d'une bande de bûcherons; enfin, en très peu de temps, il donna à l'exploitation de la rivière aux Ecrevisses toutes les apparences d'une grande et sérieuse entreprise.

Cela fit ouvrir de grands yeux à M. Wagnaër. Il ne s'était attendu à rien de semblable. Il se voyait, comme on dit, couper l'herbe sous le pied par un jeune homme qu'on lui avait représenté jusque-là comme incapable de mettre deux chiffres bout à bout.

M. Wagnaër en était à une époque de transition bien importante. Après avoir amassé les matériaux de sa

fortune, il en construisait l'édifice et se préparait à s'y caser avantageusement. Pour cela, il s'efforçait d'acquérir la seule chose qui lui avait manqué jusqu'alors, la considération publique ; il refaisait de son mieux sa réputation.

Avec ce léger ingrédient de plus, sa position devenait en effet très enviable. Ce n'est pas peu de chose que de primer par sa richesse sur une étendue de vingt à trente lieues et de dominer tous les gentilhommes et les bourgeois disséminés dans cet espace. Il faut qu'une flétrissure morale soit bien désespérante, pour qu'un homme très riche au milieu de fortunes généralement médiocres ne parvienne pas à la faire disparaître.

Les belles campagnes de la Côte du Sud, et particulièrement les environs de la résidence de M. Wagnaër, sont, tous les étés, le rendez-vous de nombreux émigrés de la meilleure société de Québec et de Montréal. Réunis aux familles les plus considérables de ces endroits, ces visiteurs citadins forment des cercles, pas aussi brillants sans doute que la brillante cohue qui s'entasse à Saratoga, à New-Brighton et aux autres eaux et bathing places de l'Amérique, mais assurément plus gais et plus agréables. Ce sont des fêtes champêtres, des pique-niques, des excursions en chaloupe dans les îles du fleuve, de longues cavalcades d'une paroisse à l'autre, des promenades dans les bois, tout cela avec le spectacle des plus beaux paysages du nouveau monde.

M. Wagnaër conçut le projet de rassembler chez lui à un jour donné tous ces essaims de voyageurs et toute la société de l'endroit. Il voulait poser par une fête splendide la base de son existence nouvelle, inaugurer et substituer une domination d'un autre genre au règne de terreur qu'il avait fait peser jusque-là sur ses voisins. En d'autres termes, d'usurier et de créancier impitoyable, le marchand enrichi visait à se transformer en grand seigneur magnifique et hospitalier.

Grâce à quelques amies de pensionnat et aux relations d'affaires que son père entretenait avec quelques-unes des plus riches familles anglaises de Québec, Clorinde avait fait des connaissances dans le beau monde. Elle prit le prétexte de rendre à ses amies les politesses qu'elle en avait reçues, et les invitations du bal, comme cela devait être, furent faites en son nom.

M. Charles Guérin et M. Henri Voisin furent les premiers invités parmi les jeunes gens de la ville et s'y rendirent ensemble.

Il n'est pas besoin de dire que M. Wagnaër n'épargna rien pour cette occasion. Clorinde et Louise s'étaient chargées des préparatifs. Elles avaient transformé la maison et les jardins à ne pas s'y reconnaître. Elles avaient disposé avec art dans tous les appartements des guirlandes de feuilles d'érables entremêlées de fleurs. On avait abattu plusieurs cloisons, ce qui avait fait une salle de danse très vaste, tapissée d'un bout à l'autre de branches de sapins et d'érables. Des convolvulus, des clématites et d'autres plantes grimpantes étaient artistement mêlées à la verdure: leurs fleurs blanches, rouges, bleues ou jaunes formaient tout autour une véritable charmille. De grands vases d'albâtre contenant des bougies de diverses couleurs répandaient une lumière fantastique dans les vestibules et les boudoirs; tandis que plusieurs lustres jetaient dans la salle du bal une éblouissante clarté, d'autres vases pleins de fleurs odoriférantes mariaient leurs suaves senteurs aux exhalaisons aromatiques des sapins, et une brise légère, qui pénétrait par toutes les ouvertures de la maison, agitait doucement et lumières et parfums.

Au fond de la salle de danse, il y avait deux larges fenêtres qui donnaient sur le jardin. On n'en avait fait qu'une seule porte. Plusieurs arcs de verdure élevés très près les uns des autres formaient un chemin couvert

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