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élevage, les soins qu'il réclame, son dressage, jusqu'à son harnachement intéressent au suprême degré l'Impériale Majesté ; la science hippique, elle la possède à fond et il n'est pas de matière qu'elle préfère traiter, aussi ne dissimule-t-elle pas certain faible pour celles qui pratiquent son art de prédilection, fussent-elles professionnelles, à la condition, bien entendu, que, talents exceptionnels, elles jouissent de cette considération dont en Allemagne les écuyères de haute école ne sont pas systématiquement privées.

Impossible, d'ailleurs, de rêver type plus parfait d'élégance, de grâce et en même temps d'énergie que l'impératrice montant son bai favori. Habillée d'une amazone à jupe courte, dont l'étoffe noire est suffisamment élastique pour mouler discrètement le buste, le chapeau de soie ou la cape de feutre bien d'aplomb sur la tête, chaussée de bottes fines, dont l'une (celle de gauche) est armée d'un minuscule éperon, le stick ou plus souvent l'éventail en main, la comtesse Hohenembs, chaque matin, dès neuf heures, est en selle escortée de son vieil écuyer anglais, elle s'en va par les routes et les sentiers, sans but bien déterminé, autant pour obéir à son goût du cheval que pour voir le pays. Jamais lasse avant sa monture, infatigable, elle pousse ses 'promenades très au loin, si bien qu'il lui arrive parfois de s'égarer forcément; alors, il lui faut demander son chemin avec une simplicité tout aimable, elle questionne le premier venu sans se douter, bien sûr, que, du coup, elle fait un glorieux ! Si répondre à quelque interrogation de l'impératrice et obtenir d'elle un merci n'est pour la plupart qu'un incident; adresser la parole à une Majesté est, à l'estime des habitants de la contrée, un de ces gros événements qui marquent dans la vie !

Un jour, certain vieux curé original, aux mœurs un peu rustiques, sorte de philosophe dédaigneux des idées et surtout des façons de son temps, ne lisant qu'un seul livre: les Caractères de La Bruyère (le volume achevé, il le

OCTOBRE.-1898.

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recommençait); n'ayant, depuis un quart de siècle, quitté sa paroisse que quatre ou cinq fois pour assister à la retraite ecclésiastique d'obligation, au grand séminaire de Rouen ; un matin, dis-je, que, s'en allant pêcher la salicocque, sport fort goûté de ses ouailles comme de la généralité des habitants de la côte, il arrivait à la croisée de deux routes, le digne pasteur de V... aperçut l'impératrice galopant dans sa direction; aussitôt de s'arrêter, et, planté le long du talus, d'attendre que Sa Majesté passe devant lui pour la regarder tout à son aise.

La comtesse Hohenembs modère son allure, retient son cheval et s'adressant au curé: "Voudriez-vous m'indiquer, dit-elle, le chemin conduisant à Sassetot ?" Solennel et pompeux, fier de son rôle, démangé d'en prolonger la durée, et pour cela scandant ses mots de cette voix creuse qui lui valait au lutrin un rang distingué parmi ses confrères du canton :

"Madame, dit-il, ces deux routes mènent également au château de Sasse tot; l'une, celle-ci, est la plus longue; l'autre, celle-là, est la plus courte. Madame, je vous salue avec le plus humble respect."

Ce colloque n'était certes pas d'un intérêt bien palpitant, il n'avait pas précisément de caractère sensationnel; tel était, cependant, le prestige de l'impératrice, tel était son charme fascinateur, que le brave curé de V..., assurément l'homme de la terre le plus étranger aux choses mondaines, le plus inaccessible aux vanités de salon, se faisait très sérieusement gloire de son soi-disant entretien avec Sa Majesté. Même, pendant plusieurs années, il fut assez difficile d'éviter le récit détaillé, circonstancié, mimé, de la mémorable rencontre du vieux curé pour peu qu'on lui laissât prendre le dé d'une conversation.

Parfois, il advient que la chevauchée impériale tourne inopinément au steeple-chase. Un lièvre gîté le long d'un chemin se lève-t-il, brusquement éveillé par le bruit des

sabots résonnant sur le sol, le hunter que monte Sa Majesté, s'il l'aperçoit, dresse aussitôt les oreilles, accentue son train et bourre vigoureusement à la main. D'habitude, la comtesse Hohenembs ne sait pas résister à cette muette invite et se lance, à travers champs, à la poursuite du fuyard, oubliant que certains usages ou privilèges, parfaitement acceptés en Autriche, ne sont point autorisés en notre pays de France. On sait combien le Cauchois est jaloux de la terre qu'il cultive, des récoltes qu'il sème, aussi s'imagine-t-on sans peine l'effaremnt et l'émoi des braves gens la première fois que Sa Majesté s'avisa de piquer droit devant elle, sans souci du blé qu'elle foulait ou des betteraves qu'elle mutilait. L'un de ceux-ci, court d'esprit et d'humeur assez maussade, voyant Sa Majesté pousser à plein galop vers son bien, se campa sur sa limite, les bras ouverts, et au risque d'être culbuté, saisit le cheval à la bride, ne se doutant pas d'ailleurs qu'il interpellait une souveraine: "Faites excuse, ma bonne dame, mais nous ne voulons point qu'on passe sur notre terre et qu'on piétine nos grains; il faut retourner par où vous êtes venue." Sur ce, l'écuyer d'intervenir et d'apprendre au bonhomme à qui il en avait, l'assurant qu'il eût été grassement indemnisé s'il lui avait été causé quelque dommage. On juge si le Normand fut penaud; tout abasourdi, il reprit, mais d'un autre ton, son "Faites. excuse," en ajoutant: "Je ne savais pas ! la dame peut bien passer partout où il lui plaira." L'impératrice s'amusa fort des mines du vieux Cauchois et ne fit que rire de l'aventure. Le baron Nopcsza, lui, redoutant les commentaires de la presse, craignant peut-être, si le cas se renouvelait, que Sa Majesté ne prît moins bien la chose, s'empressa d'informer le préfet de la Seine-Inférieure du petit incident, en le priant d'avertir les maires des communes avoisinant Sassetot, que l'intendant avait ordre de payer largement les dégâts dont les chevaux de la souveraine pourraient être les auteurs.

L'aimable fonctionnaire qui représentait alors à Rouen le gouvernement du maréchal du MacMahon n'eut rien de plus pressé que de donner satisfaction au grand maître de la cour, et lorsqu'il arrivait à l'impératrice de couper à travers champs et de détériorer ainsi le moindre carré de terre chargée de récolte, non seulement le cultivateur était désintéressé, mais il recevait une somme supérieure à celle qu'il réclamait, bien que souvent il ne se fit pas faute de l'enfler plus que de raison.

Si, vers la fin du jour, entre chien et loup, le hasard vous eût fait rencontrer, sortant du parc de Sassetot, certain gentil cavalier, vêtu d'un complet de nuance foncée à culottes bouffantes, les jambes serrées dans des leggings de peau de daim grise, probablement vous n'eussiez pas reconnu Élisabeth d'Autriche sous son élégant travesti. La crânerie avec laquelle elle maniait son cheval, son aisance gracieuse mais virile, n'étaient guère d'une femme; seule, une grosse natte de cheveux bruns à reflets fauves, qu'elle ne réussissait point à loger sous le feutre, trahissait son personnage et elle en était toute marrie; car il ne lui plaisait pas d'être devinée, et lorsqu'on la croisait en costume masculin, elle vous savait gré de ne pas la saluer.

Ce n'était point, en effet, pour faire parade de sa remarquable et originale habileté que la comtesse Hohenembs montait en homme, mais par dilettantisme pur, comme pour s'offrir la jouissance de la difficulté vaincue. N'était-ce point à pareille fin que, de temps à autre, elle remplaçait par un surfaix muni d'une double fourche et d'un étrier la selle anglaise classique, si bien que le dos nu de son cheval lui tenait lieu de housse et de coussin ? Peu s'en fallut, du reste, que ces jeux dangereux ne tournassant au drame, et c'est miracle si Sassetot ne fut point le théâtre de la plus épouvantable des catastrophes. Alb. Ferquer.

(A suivre)

CHARLES GUERIN

ROMAN DE MŒURS CANADIENNES

ILLUSTRATIONS DE J.-B. LAGACÉ.

V

LE PREMIER JOUR DE MAI

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UELQUES jours après son retour à Québec, Charles répondit à la lettre de Louise, et lui annonça qu'il irait passer à la maison paternelle les premières semaines du mois de mai. Il obtint aisément de M. Dumont ce nouveau congé, par forme de compensation au voyage que ce bon patron lui avait fait faire sans le consentement de madame Guérin. Le

brave suppôt de Thémis se contenta de penser en lui-même que, de vacances en vacances, son élève ne prenait pas le chemin de devenir pour lui un rival bien dangereux, et qu'il n'avait pas à craindre pour son propre compte ce qui arrivait déjà au ci-devant patron de M. Henri Voisin.

Cependant l'intervalle d'un mois, qui s'écoula entre les deux excursions de l'étudiant, fut sagement employé. On se rappelle qu'au sujet de Clorinde Wagnaër, dont il avait été amoureux en imagination pendant près de quinze jours, notre héros avait entrepris de sérieuses études que la maladie funeste du caprice, aidée, déve

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