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N général, les artistes allemands ont peu d'attrait pour les sujets de genre. Ils sont plutôt idéalistes que naturalistes. Chez eux l'imagination

est toujours active et ils font peu de cas de la vulgaire réalité. Cependant, depuis quelques années cette tendance idéaliste semble diminuer ou plutôt devenir moins générale ; il s'est formé une école de peinture qui se contente de reproduire les événements ordinaires de la vie. Elle a pris pour modèle les Flamands du dix-septième siècle.

Auguste Ludwig, dont nous reproduisons le tableau intitulé La toilette, appartient à cette école. Ce tableau représente une jeune mère allemande en train de faire la toilette matinale de son bébé. L'enfant, aux formes potelées, qui indiquent la santé, est couché sur un oreiller, placé sur une table, à côté de son berceau. Le soleil pénètre à flots par la fenêtre du fond de l'appartement et jette sa note gaie sur la scène. Tout indique un home où règne le bonheur: c'est sans doute celui de l'artiste même.

Alphonse Leclaire.

LA "RELIGION DE LA BEAUTE

Ruskin ou la Religion de la beauté, par Robert de la Sizeranne. Un volume in-16 de pp. 360. Paris, Hachette.

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N livre nouveau porte ce titre ; mais l'auteur, grâce à Dieu, a trop d'esprit pour avoir inventé une religion toute neuve, et pour s'en faire le prophète. M. Robert de la Sizeranne n'a aucune parenté avec le brave Laréveillère-Lepeaux qui, voilà juste un siècle, créait sa petite religion, pour faire suite à celle de "l'Être Suprême ; aucune parenté avec le Père Enfantin, ni avec quelque apostat empêtré dans les plis de sa soutane et bégayant une apocalypse quelconque, à cette fin de remplacer l'Évangile

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La Religion de la beauté, dont nous entretient M. de la Sizeranne, n'est pas non plus, que je sache, celle que certains rêveurs de l'Alma mater songent à introduire dans les écoles neutres, sans catéchisme et sans Dieu; mais où, paraît-il, le besoin d'un culte se fait sentir. Dernièrement, vers la fin de 1897, on s'est occupé de forger un culte, une "religion de la beauté," à l'usage des marmots qui ne font plus le signe de la croix. Un M. Évellin, inspecteur d'académie, chargé par le recteur M. Gréard de rédiger un rapport sur l'enseignement de la morale dans les écoles de Paris, constatait que cet enseignement sans dogmes n'avait aucune prise sur les cervelles enfantines. Et comme remède, il proposait, lui aussi, sa petite religion, sa petite église, son petit culte, sa petite méthode de civilité puérile et honnête; il suffit, dit-il, de “fonder,

(1) Nous empruntons ce spirituel compte rendu aux Études du 20 juin. Nous avous pensé que nos lecteurs aimeraient à connaître Ruskin, dont nos compatriotes d'origine anglaise sont si fiers. (N. de la D.)

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dès le plus jeune âge, l'amour de la beauté morale sur tout ce qui en enferme la plus vive expression."

Imaginez des bambins de quatre ans, s'appliquant à l'amour de la beauté morale, entre une leçon d'alphabet et une tartine c'est cela qui sera beau. Et cela produira des fruits presque aussi merveilleux que la religion de la bonté, créée, il y a six ou sept ans, par les Néo-chrétiens, dont la devise fut: Soyons bons! et dont l'emblème de ralliement était... les cigognes. Les cigognes ont passé ; les murs en papier de la très petite chapelle de la bonté se sont effondrés sur les rares fidèles, qui se sont évanouis.

En écrivant la Religion de la beauté, M. de la Sizeranne se rapproche un peu plus de Christophe Colomb ; il n'invente point, il découvre. Il a découvert, en Angleterre, un chercheur d'horizons, du nom de Ruskin, presque aussi fameux en Albion que le grand descubridor dans l'histoire du monde, et il a révélé au continent Ruskin, le missionnaire de la beauté.

Le public, le gros public, ne connaissait point, ou si peu, Ruskin en France; alors que les gens du bel air, à Londres, s'habillaient du drap ruskinien de Saint George's Guild; et prenaient leur thé, en étalant sur leur jabot la toile ruskinienne d'une serviette confectionnée avec le Langdale linen! Quelle ignorance! et que les races latines sont donc arriérées et routinières ! Songez donc ! Personne, à Paris, sauf quelques intellectuels, n'avait lu Sésame et les lys, ni les Sept Lampes de l'architecture, ni les Munera pulveris, ni Præteritu, ni Dilecta, ni aucun des innombrables volumes consacrés par cet homme immense à la Nature, à l'Art et à la Vie; nos bacheliers n'en avaient que vaguement ouï le nom, alors qu'il y avait, aux bords de la Tamise, une librairie qui s'appelle modestement Ruskin house; alors que ces volumes étaient dévorés dans le Royaume-Uni, et jusque dans les villes qui éclosent là-bas, comme des champignons, dans le Far-West; alors que ces

volumes d'esthétique, vendus très cher, comme il sied quand l'auteur est épris d'idéal, rapportent, bon an mal an, 100,000 fr. au penseur qui daigne les écrire. Ainsi le seul ouvrage les Sept Lampes a produit en neuf ans 75,000 francs à l'apôtre de la beauté; et le profit net de ses Modern painters s'élève au chiffre de 150,000 frs. Qui se doutait de cela chez nous ?

A peine tel ou tel lecteur de Vapereau avait-il rencontré le quart de colonne que l'on accorde dans ce temple de la renommée à ce contemporain colossal; alors que. chez nos voisins, on déclare bonnement que, si le dixneuvième siècle laisse une trace dans la postérité, ce sera parce que Ruskin a écrit ses cinquante ou soixante tomes en ce siècle-là. Nous vivions dans ces ténèbres, alors que "les indicateurs de chemins de fer (anglais) de la région des lacs signalent les hôtels d'où l'on peut apercevoir au loin, parmi les arbres, la résidence du professeur Ruskin” (p. 8).

En vérité, nous étions bien en retard sur les races anglo-saxonnes. Aujourd'hui, grâce à l'explorateur français qui a découvert, dans cette région des lacs, le temple où pontifie le grand prêtre de la beauté, nous avons appris qui est Ruskin. Nous savons que Ruskin est, si j'ose dire, une contrefaçon anglaise du Russe Tolstoï; mais contrefaçon en beau; que Tolstoï estime Ruskin quasi autant que lui-même: "Ruskin, a-t-il dit un jour d'abandon, c'est un des plus grands hommes du siècle." Nous n'ignorons plus que John Ruskin, né en 1819, est le fils d'un marchand de sherry, à qui son père légua cinq millions de fortune et son enthousiasme pour la belle nature, toutefois pour toute espèce de belle nature; car le futur grand homme du siècle, ayant vu Fontainebleau, comprit que "rien à Fontainebleau ne valait la peine d'être vu " (p. 29). Par contre, il se passionna pour le mont Blanc, comme feu M. Perrichon. John Ruskin aima le mont Blanc, parce qu'il est haut, parce qu'il est grand, parce

- non

qu'il porte jusqu'au ciel sa tête blanche; bref, parce qu'il est beau, et qu'il est

Le mont Blanc, qui ne dit qu'à l'Himalaya : Frère ! (1)

Après avoir vu, chez les nations latines, les belles choses de la nature et de l'art, Ruskin organisa le culte du beau, à Oxford; il y professa la "religion de la beauté," pendant treize ans; "jusqu'au jour où les savants y ayant introduit, malgré lui, la vivisection, il donna sa démission avec éclat. Il ne put tolérer cette pratique, laide, cruelle, inutile " (p. 37). Et franchement, n'eut-il pas un peu raison ? la vivisection, c'est la laideur poussée jusqu'à l'horrible. Horrible! horrible! most horrible! dirait Shakespeare.

Mais, s'il exècre le laid inutile, il hait presque autant le laid utile, cultivé, multiplié par le progrès moderne ; surtout depuis l'invention des chemins de fer. Ruskin est. l'ennemi déclaré de ces inesthétiques tiraillements et tressaillements du fer à travers la belle nature qu'il déchire Non seulement le maître ne permet pas aux wagons de transporter sa personne, mais il ne leur fait même pas transporter ses livres..." (p. 47). Quand ils sortent de chez lui, ses livres voyagent en voiture.

Autre noble passion. Ruskin poursuit de la même aversion artistique le gaz qui éclaire, mais qui pue; et tous les engins très perfectionnés que la vapeur meut, et qui avilissent l'homme, devenu l'esclave de cette matière qui empiète sur l'intelligent travail de l'ouvrier. Il suit de là que Ruskin fait fabriquer et tisser ses draps superbes et ses nobles toiles à l'aide de vieux métiers, de rouets, fuseaux et navettes; d'outils, dont le travailleur est le maître, auxquels il communique sa volonté, et presque son sentiment, comme le musicien au violon, qui, sous ses doigts, vit et vibre.

(1) Légende des siècles, Régiment du baron Madruce.

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